Texte intégral
C'est par le Président de l'Internationale socialiste que j'ai appris hier soir que j'étais chargé d'introduire le débat économique.
Je me limiterai donc aux questions qu'un Premier Ministre en exercice peut se poser sur la façon dont la pensée et l'action militante internationale l'aident ou ne l'aident pas à résoudre des problèmes dont il a la charge.
Plus je réfléchis aux questions qui se posent à nous tous dans l'action militante comme dans l'action gouvernementale, plus je constate qu'étant interdépendants, nous sommes liés par le même combat.
Il semble évident qu'aujourd'hui la planète est en quête d'une meilleure organisation sociale ; je voudrais préciser que le grand combat de notre époque me paraît être celui de la pensée économique, de la philosophie économique.
Je crois que l'on peut dire d'abord que tout ce qui va mal sur cette planète, tout ce qui est grave, important - des conflits locaux aux tensions en passant par la famine et la pauvreté - suscite deux questions centrales : quelle est, à l'échelle de chacune de nos nations, la meilleure organisation politique et sociale possible ? Quel est, pour la planète toute entière, le progrès que l'on peut faire vers une meilleure régulation collective ?
Pour répondre à ces deux questions, il me semble important de réfléchir, en ce centième anniversaire, à ce que nous sommes. Nous sommes les fils d'un mouvement international de longue tradition, un mouvement de défense tout à la fois de la liberté et de l'épanouissement de la personne humaine, un mouvement de combat pour la justice sociale et pour l'égalité.
Or, notre longue histoire, notre longue et conflictuelle histoire - n'oublions pas que le rameau communiste fit partie longtemps de notre internationale dont il ne s'est détaché qu'en 1920 -, est celle d'une erreur initiale dont nous avons mis longtemps à nous dégager.
L'erreur initiale était de croire que puisque la compétition est brutale, les entreprises ne survivent que si elles sont agressives commercialement, elles le sont bien sûr, jusqu'à et y compris envers le personnel. Notre espoir de justice sociale ne pourrait passer que de l'appareil de production à celui de l'administration.
Nous avons vécu en fait avec des dénominations différentes, d'où l'idée étrange qui consistait à penser que lorsque l'État prenait les choses en main, elles devaient aller mieux.
Nous avons longtemps pensé qu'en effet la conquête du socialisme consistait en l'élargissement des pouvoirs de la puissance publique dans le seul but de redistribuer la richesse et même de la produire.
Nous avons tous porté longtemps le thème de la collectivisation des moyens de production et d'échanges.
Lorsque les deux grands rameaux de l'internationale se sont séparés en 1920, nos prédécesseurs - qui étaient d'ailleurs l'écrasante majorité de l'internationale socialiste -, ont fait le choix de la liberté. Ils n'ont pas associé ce choix de la liberté politique, du pluralisme constitutionnel à une récusation du modèle économique.
L'internationale est restée organisée autour de l'idée d'un système fondé sur la propriété collective des moyens de production et d'échanges.
Au Congrès de Tours en 1920, la France a été l'un des pays où le partage entre socialiste et communistes a été - si j'ose dire - le plus équilibré.
Léon Blum, qui se séparait des communistes alors majoritaires non seulement à cause de la violence en politique, mais encore à cause du rôle de l'armée et de la police dans l'établissement de la jeune société soviétique, parlait tout de même de la dictature du prolétariat.
Beaucoup de nos partis ont longtemps porté une vision nationalisatrice des échanges et de la production : ce sont nos camarades suédois gagnant en 1932 les élections sur la base d'un programme qu'Olof Palme, me décrivait comme un programme marxiste.
Il leur a fallu 3 ou 4 mois d'expérience du pouvoir pour s'en débarrasser et expliquer à la fois à leurs militants et à l'électorat que décidément, les problèmes ne se posaient pas de la sorte, qu'il fallait d'abord construire la démocratie politique puis sociale, et ensuite seulement infléchir les règles du système de production.
Il a fallu du temps pour qu'en Allemagne un autre grand parti fasse une démarche analogue en 1959.
Nous avons tous évolué progressivement, avec plus ou moins de courage, ou plus ou moins de clarté dans la manière d'assumer cette transformation profonde.
Le troisième parti à l'assumer avec force et soudaineté, dans une atmosphère de crise mais avec une absolue netteté dans le choix, fut le parti espagnol en 1979.
Sans évoquer ici nos partis membres du Tiers-Monde, je dirai qu'il m'est arrivé de m'amuser à constater qu'en Europe occidentale, continent d'enracinement de notre Internationale, il y a presque une proportionnalité absolue entre la qualité de la performance politique gouvernementale, la durée et l'ampleur des succès électoraux et de la présence au Gouvernement et la force de l'acte de récusation de la vision étatique du socialisme.
Certains l'ont fait avec netteté et depuis longtemps : nos camarades suédois par exemple. Les deux chanceliers Willy Brandt et Helmut Schmidt en Allemagne Fédérale ont assumé complètement cette responsabilité comme nos camarades espagnols aujourd'hui ; les autres l'ont fait soit plus tard soit moins complètement.
Je pense à la Belgique, je songe à nos camarades portugais, à nous-mêmes français. Nous n'avons pas su faire passer le message selon lequel le socialisme d'aujourd'hui, demeure toujours une bataille pour la liberté, pour la justice sociale ; cette conquête ne peut se faire qu'avec de meilleure règles du jeu au sein d'économies qui ne seraient compétitives que si elles sont de libre entreprise, et ouvertes au commerce international ; qu'enfin l'Etat limite son rôle aux seules règles du jeu et n'entreprend pas de se substituer aux producteurs.
Il me semble que nous avons maintenant cette même vision en commun et que c'est autour d'elle que s'est bâti le modèle social démocrate.
On peut dire que dans notre espérance initiale nous avions oublié le vrai moteur de la vie économique. Nous nous sommes toujours battus pour la liberté politique. Nous y avons ensuite rajouté une dimension économique. Nous sommes maintenant dans une phase où nous prenons en charge le fait que le seul moteur économique est celui de l'intérêt, que l'humanité n'est pas composée "de petits saints" et que nous ne pouvons pas projeter sur un projet d'organisation sociale un espoir mythique de voir l'espèce humaine s'améliorer.
C'est bien cette vision qui nous a précisément amené au modèle social-démocrate qui me paraît marqué par trois principales caractéristiques :
1) là où le projet est le plus avancé, le niveau de vie est élevé.
2) l'organisation politique est fondée sur le respect des droits de l'homme et une représentation pluraliste.
3) partout s'est réalisé un haut niveau de protection sociale.
C'est sur le continent européen que ce modèle a pris ses dimensions les plus claires et les plus affirmées. Dans certaines de nos sociétés européennes, les sociaux-démocrates au pouvoir ont su le mettre en oeuvre. Dans d'autres où ils n'ont pas eu assez longtemps le commandement politique, la pression sociale en même temps, peut-être, que la contagion des réussites, notamment scandinaves, nous ont aidés à façonner un peu ce continent européen. Aujourd'hui, celui-ci affiche un niveau de vie enviable - mais cela ne nous est pas particulier, l'Amérique du Nord, l'Australie, en font autant. Son organisation politique, se fonde sur les droits de l'homme, et ce n'est pas non plus une spécificité ; l'Amérique du Nord, l'Australie, une partie de l'Amérique latine, peut-être l'Inde, peuvent s'en réclamer. Mais il a une troisième dimension, et qui est jalousée jusqu'en Amérique du Nord, pour ne pas parler du Tiers-Monde : la protection sociale.
Aujourd'hui, devant vous, j'ai envie d'affirmer le caractère universel de ce modèle. Que cherche-t-on dans les pays de l'Est sinon plus de droits de l'homme, plus de pluralisme et plus de démocratie ? Que cherche-t-on dans les pays du Tiers-Monde, sinon plus de développement économique ; cette qualité de développement permise par la décentralisation, par la reconnaissance du fait qu'il n'y a pas d'économie performante sans que chaque entrepreneur, fût-il artisan, n'ait l'autonomie suffisante pour que son entreprise fonctionne ?
Que cherche-t-on en Amérique du Nord ou en Australie, sinon une amélioration du système de protection sociale ? Les forces conservatrices, là-bas, ont toujours limité le progrès de la redistribution et des garanties sociales que seules les forces sociale-démocrates ont finalement su imposer. Sur cette planète toujours ravagée par la bataille entre collectivistes et libéraux, notre internationale me semble la seule porteuse d'un projet commun, reconnaissant en effet qu'il n'y a pas d'économie efficace sans un grand degré de libre entreprise et de libre échange, mais qu'à l'inverse il ne saurait y avoir de société harmonieuse et acceptable si la puissance publique n'a pas charge d'y édicter des règles et d'en contrôler l'application. Ces règles doivent limiter l'exploitation, l'oppression sur les travailleurs et garantir l'égalité des chances. Voilà pourquoi je suis fier d'appartenir à cette internationale et conscient de tout ce qu'il y a de commun dans notre combat, lequel est sans fin.
En ce moment même ou tant d'inquiétudes sur les conflits, les guerres, les tensions mais aussi sur la faim, sur le développement, sur la misère, sur la pauvreté ravagent encore les continents entiers, nous avons à nous poser le problème du grand combat commun de la période, deuxième temps de ma réflexion.
Je disais en introduction que ce combat est celui de la pensée économique et je voudrais dire pourquoi : regardons d'abord ce problème dramatique du sous-développement des trois quart voire des quatre cinquième de la planète ; j'en suis arrivé à considérer qu'il y a non seulement sous-développement mais blocage ou interdiction du développement.
Nos réflexions doivent aller plus loin qu'elles ne vont aujourd'hui. Premier exemple, le problème de la dette.
Je veux d'abord dire que dans mon pays, la France, le Président de la République sort de nos rangs, et pendant cinq ans puis après une interruption de deux ans, le Gouvernement est à dominante et inspiration socialiste - il faut dire socialiste en français et social-démocrate quand on traduit en anglais et en allemand - je veux dire que les travaux de notre internationale et particulièrement la résolution du Congrès de Lima sur la dette nous ont beaucoup aidés à faire des propositions essentielles :
Celles, en effet, d'une réduction d'un tiers de la dette des quinze pays les plus pauvres ainsi que de nouvelles propositions concernant un fond international de garantie des intérêts de la dette.
Tous nos travaux servent mes camarades : ils inspirent l'action de nos gouvernements, mais je veux dire aussi que le combat sur la dette, je le ressens comme un combat négatif, comme celui de l'apurement du passé.
Il est décisif bien sûr ; il n'est pas à lui tout seul créateur d'avenir.
Nous avons pour le mener, à affirmer en effet que la responsabilité n'est pas seulement celle des débiteurs mais celle aussi des créanciers qui ont probablement fait n'importe quoi, parce qu'à l'époque il y avait énormément de pétro-dollars à recycler.
Faute d'assumer la responsabilité d'institution publique internationale, nous, occidentaux, nous, pays riches et développés, avons laissé des banques privées placer n'importe comment et laisser les pays pauvres s'endetter sans espoir de remboursements. Je vois les hochements de tête approbateurs de notre camarade brésilien qui, s'il représente ici le pays le plus endetté, représente aussi l'un de ceux qui est le moins mal placé pour s'en sortir.
D'autres sont dans une situation plus dramatique encore.
Il nous faut assumer cette responsabilité des créanciers jusque dans le partage du coût de la dette.
Mais il y a plus à dire, c'est le droit à la croissance dont les pays du Tiers-Monde ont besoin et ce droit à la croissance, nous ne pourrons l'obtenir tous ensemble que si nous savons apporter des solutions au problème des prix des matières premières - et donc à celui des termes de l'échange.
Vous savez tous qu'il faut aujourd'hui cinq ou six fois plus de sacs de blé, d'arachide ou de cacao pour acheter un tracteur qu'il y a vingt cinq ans : l'assassinat du Tiers-Monde est là.
Nous avons en conséquence à proposer et à inventer des mécanismes. Je veux dire aussi que dans ce grand combat, mon passage au Ministère de l'Agriculture m'a permis de me rendre compte de l'un des aspects sur lequel n'a pas assez réfléchi notre Internationale : l'agriculture est le problème dominant, y compris au sein de pays comme le Brésil, pays dont le développement industriel est le plus fort.
Partout ailleurs, notre vision du développement agricole, de l'autosuffisance alimentaire est limitée.
Il y a une priorité sur laquelle nous avons à travailler. Je dis cela parce que partout nos formes d'aides et de coopérations non seulement ont favorisé l'exode rural mais encore copient trop vite des normes d'organisation sociales trop onéreuses.
Nous encourageons - et nous en sommes d'ailleurs fiers - la construction d'hôpitaux mais ne formons pas d'infirmiers, ni d'hygiénistes et encore moins de médecins de brousse. Nous construisons des tribunaux mais l'idée de donner une formation juridique à des chefs coutumiers en Afrique est une idée qui horrifierait nos juristes.
Bref, nous pensons un mode de vie urbain dont les charges de fonctionnement et de représentation sont incompatibles avec le développement.
Avons-nous suffisamment réfléchi à tout cela ? Sous prétexte de libre-échange, nous imposons aux échanges agricoles des prix qui ne permettent plus le développement agricole local.
Quand les mécanismes mondiaux permettent que le prix international du blé soit inférieur à son prix de revient aux Etats-Unis donc à peine rentable pour des gens qui font vingt trois ou vingt quatre quintaux à l'hectare (rendement US), vous comprendrez aisément qu'un paysan sénégalais ne puisse en vivre, puisqu'il produit un demi quintal à l'hectare.
Nous avons compris qu'il n'y a pas d'économie performante sans compétition, qu'une économie isolée nationalement, s'étiole et se replie ; que la liberté des échanges est facteur de progrès sous condition qu'elle soit régulée. Il nous faut maintenant savoir aussi nous demander si les règles internationales ne devraient pas s'accommoder d'un droit de protectionnisme temporaire pour faiblesse économique. J'ajoute d'ailleurs que si la réflexion et l'action ne vont pas jusque là, les pays qui en ont besoin imposeront de manière unilatérale le droit de se protéger et là ce sera définitif. Sans le recours de l'échelon international, ce protectionnisme se retournera contre eux, car il devient nocif quand le minimum de développement est acquis.
Je n'ai pas le temps ici de développer l'expérience indienne en matière de production laitière, laquelle demeure l'une des plus intéressantes expériences de développement autocentré.
Savez-vous que le prix d'un litre de lait payé au paysan indien est le double du prix d'un litre de lait payé à un paysan de la Communauté Européenne ? L'Inde est ainsi devenue autosuffisance en production laitière. 70 millions d'Indiens vivent actuellement de la production laitière.
Ainsi en sont-ils arrivés à un niveau compétitif où il faut ouvrir, échanger les techniques, rester modernes. Ils devraient pouvoir être aidés par ces régulations internationales et je ne vois pas, mes chers camarades, d'autres enceintes pour réfléchir à ces questions que notre Internationale, qui devrait faire un peu moins de rencontres politiques et un peu plus de séminaires et de travaux théoriques.
Deuxième champ de réflexion sur le plan de la bataille de la pensée économique : le chômage.
Nous avons beaucoup à dire - nous savons tous nos insuffisances sur la formation des hommes, sur l'organisation de ce que l'on appelle le marché du travail, de la recherche d'emploi, et aussi de l'adaptation des qualifications aux emplois qui sont offerts. Mais nous savons surtout, mes chers camarades, que le chômage est d'abord le résultat d'une croissance insuffisante.
Ce mot de crise, suppose - à tort - qu'une fois terminée, on revienne à une situation "normale" - et connue.
Nous subissons une terrible mutation vers la croissance lente.
Je me suis souvent demandé si ce que l'on appelle "crise économique" n'est pas aggravée par une crise de la pensée économique.
N'oubliez pas que trois sur quatre des quinze ou vingt derniers prix Nobel de l'économie sont des monétaristes, donc des conservateurs.
Nous ne sommes plus, nous socialistes porteurs d'un courant intellectuel assez riche pour animer la pensée économique comme nous l'avions fait, il y a un demi-siècle.
Je me suis souvent demandé si tous ces critères de sauvetage de chacune de nos économies nationales, des vents de tempête qui nous viennent de marchés mondiaux en matière de taux d'intérêt, d'équilibrage de balance de paiements consistent à ralentir la croissance pour limiter l'inflation, les importations et donc les déséquilibres des balances de paiements.
Je me demande s'il n'y a pas plus intelligent à faire.
Le Premier Ministre de la France que je suis, est obligé de vous dire que les règles du jeu sont d'une telle brutalité qu'il me faut être brutal à mon tour.
Je ne laisserai croire à personne que la gestion des Finances Publiques ou de l'économie française prendra le moindre risque à cet égard.
Il n'est pas question de se le permettre, et tous ceux qui gouvernent, subissent les mêmes contraintes. Je me demande cependant s'il n'y a pas sérieusement lieu de réfléchir à ces contraintes.
Est-il si évident que l'assainissement de la situation financière du monde exige partout des taux d'intérêts élevés, alors que nous savons que le résultat immédiat de tels taux aboutit à freiner considérablement la croissance ?
Il y a là pour moi, une lourde interrogation. Je me dois donc de vous dire quels sont les champs de réflexion qui devront être les nôtres.
Toujours à propos du chômage, nous avons tous dans la tête un modèle orthodoxe qui nous vient d'ailleurs et au terme duquel, il y a hausse des prix quand les liquidités monétaires sont excessives. Or nous constatons tous, qu'il n'y a pas de rapport entre la variation des liquidités monétaires et la stabilité des prix qui est un fait physique d'équilibre du marché du travail et de suffisance de l'offre par rapport à la demande. Ne sommes nous pas là en présence d'une régulation dangereusement dommageable à nos économies ?
Et puis troisième champs, toujours dans ce combat pour la pensée économique, la pensée libérale a fait de tels dégâts, qu'elle en arrive à légitimer - j'ai même entendu cela parfois dans nos rangs - l'idée que l'agent superflu dans l'ordre économique est l'Etat.
Il faudrait diminuer l'impôt, les prélèvements obligatoires, la présence de l'Etat dans l'économie, renvoyer au marché l'essentiel des activités des hommes jusque, et y compris parfois, la santé, voir l'éducation, en tout cas la recherche. Je me demande si à une époque où l'exigence de nos concitoyens, s'oriente vers la qualité des services (services d'équipements urbains, services de santé, services d'éducation, tout service qui n'incorpore pas une croissance de la productivité physique des facteurs comme disent les économistes) nous n'avons pas à réhabiliter le fait que l'harmonie de nos sociétés tient aussi, à la juste place que doit y tenir la redistribution sociale, y compris vers les services d'éducation et de santé, notamment, mais également vers l'aménagement urbain.
Il y a un niveau de dépression fiscale, de renoncement de l'Etat, par exemple dans le financement de la recherche longue, de renvoi de certains types d'éducation au marché, et à la libre entreprise, qui est une renonciation à la cohésion sociale.
Dans le monde industriel d'aujourd'hui, nous ne sortirons plus de nos grandes banlieues, de nos agglomérations en désespérance sans réhabiliter l'effort public ; encore faut-il qu'il soit compatible avec une économie performante.
Là encore, je prétends concernant l'économie de la puissance publique que nous sommes tous dans l'obligation d'effectuer non seulement un effort théorique mais encore un effort politique.
Voilà quelques unes des questions troublantes qui embarrassent la gestion publique en même temps que notre combat militant. Je l'annonçais en introduction de mon troisième point de réflexion : au delà même de cette bataille pour la pensée économique, se joue celle de l'organisation sociale.
L'ordre du jour de notre rencontre concerne le problème du développement : avons-nous sérieusement une théorie du développement ? Nous acceptons des modèles nationaux car nous savons maintenant que le développement ne se fait pas par parachutage de grosses usines ici ou là ou par l'évolution trop rapide de certains pays dont une petite partie de la population acquiert les qualifications, les rémunérations des pays modernes, pendant que tout le reste croupit dans une misère inchangée. Nous savons que le développement est la capacité de toute une population à intégrer culturellement les mutations technologiques.
Nous avons appris, par l'expérience, que les modèles étatiques centralisateurs sont nuisibles au développement qui le bloque, et qu'une décentralisation politique lui est nécessaire. Nous avons appris qu'il n'y a pas de développement agricole sans une régulation des terres, des eaux, de la prise en charge des assolements par des autorités locales ou des assemblées villageoises ; qu'aucun pouvoir central tenu par des militaires ou des fonctionnaires ne le peut. Nous avons appris qu'il n'y a pas de développement sans décentralisation, sans participation collective des habitants. Aucune administration n'a jamais favorisé le développement directement. S'il est important de former des agents techniques de vulgarisation agricole, il l'est davantage de former des paysans.
Enfin, nous avons appris que la première composante du développement est culturelle. Il n'y a pas de développement même en injectant de l'argent quand il n'y a ni idées, ni hommes susceptibles de s'en préoccuper. J'ai dit des hommes, mais ici et puisque c'est l'autre sujet qui est à votre ordre du jour, je vais évoquer notamment le rôle des femmes. N'oublions jamais que c'est la partie féminine de l'humanité qui est transmettrice des modèles culturels. N'oublions jamais que toute l'économie alimentaire de l'Afrique repose entièrement sur les femmes beaucoup plus exploitées, opprimées, martyrisées que les hommes. N'oublions pas que dans un processus de développement, un éventuel blocage de la partie féminine de la population, le paralyse complètement. On ne sortira ni de nos banlieues, ni de nos zones rurales en difficulté, sans une attention particulière à la formation des femmes, à un système scolaire qui notamment les accueille avec un vrai souci de l'égalité des chances. Ceci est d'ailleurs vrai pour un pays développé comme pour un pays du Tiers-Monde.
Enfin, il n'y a pas de développement (pensons à nos amis Algériens et à fortiori aux tentatives dictatoriales de l'Amérique Latine) sans une organisation politique qui prenne en charge un souci de limiter les inégalités et de limiter fermement la proportion constante des grandes bourgeoisies nationales à récupérer l'essentiel des fruits du développement. C'est le caractère "rapace" des bourgeoisies nationales qui est dans la plupart du Tiers-Monde le plus grand blocage au développement et c'est là que des modèles décentralisés constitueront une grande aide.
Sommes-nous maintenant capables de décrire au monde le projet, le modèle d'organisation social démocrate auquel nous sommes déjà en partie parvenus comme étant le meilleur support du développement, la vraie réponse à de nombreuses inquiétudes nationales. Ma dernière question sera celle qu'il faut bien avoir le courage de prendre en charge aujourd'hui. Nous menons tous, nous autres socialistes - membres d'une Internationale - un même combat en faveur de l'indépendance nationale.
Les puissances coloniales que beaucoup d'entre nous ont été, ont reconnu le combat pour la liberté, pour la dignité qui supposait la suppression du colonialisme, s'accommodait bien de l'instrument national comme support.
Nous sommes aujourd'hui dans une phase où l'indépendance nationale donne le droit à n'importe quel dictateur d'assassiner et de torturer son peuple sans que le monde entier n'intervienne, ni qu'il y ait le moindre droit de contrôle.
Nous sommes dans une situation où la souveraineté nationale et le libre droit peuvent permettre à n'importe quelle nation de polluer l'environnement sans sanction particulière.
Nous sommes dans une situation où la souveraineté nationale permet de construire chez soi les armements d'agression contre les autres.
Il est donc quand même grand temps, surtout pour les membres d'une Internationale de se demander s'il faut carrément poser le problème d'une régulation mondiale susceptible de sanctionner certaines pratiques.
Nous sommes efficaces, nous avons fourni des idées positives en matière de désarmement, et notre internationale s'est honorée d'être médiatrice dans bien des conflits - comment ne pas saluer ici, l'immense labeur effectué par le Président Willy Brandt lui-même, et sous son autorité par bien des missions de l'Internationale -, songeons enfin à la paix permanente, à un désarmement qui ne soit pas seulement celui des super puissances, mais de toutes les puissances. Il faut commencer à se poser les questions du comment faire et du comment surveiller. De la même manière en matière d'environnement, nous avons progressé sur la voie des conventions internationales, qui améliorent les choses et permettent le progrès : Pouvons-nous nous contenter de ce rythme et de cette méthode quand des menaces font aujourd'hui apparaître que la composition même de l'air est chimiquement menacée dans moins de deux ou trois siècles.
Je dirai pour en revenir au domaine économique que le problème mondial des liquidités internationales et des taux d'intérêts ne peut être seulement livré aux lois du marché.
Nous avons besoin que des institutions publiques, acceptées à l'intérieur des pays disposent d'un équivalent au niveau international.
Voilà, mes camarades quelques unes des questions qui me paraissent essentielles. Premier Ministre, je vis la même expérience que vous tous ; aucun de nos pays même ceux qui se croient à peu près souverains et se pensent à peu près autonomes, ne peut à lui seul régler l'essentiel des problèmes qui sont posés à ses concitoyens. La phase actuelle est bien celle de l'organisation du monde : notre Internationale est présente dans 80 Nations faisant de nous le plus grand rassemblement d'hommes et de femmes luttant pour les mêmes idéaux. Nous nous sentons - à travers une histoire troublée, conflictuelle, et dramatique - porteurs de toute cette expérience mondiale. Nous avons à l'approfondir, à la rendre rayonnante. La tâche est immense. Même s'il est sympathique de nous retrouver ensemble, nos responsabilités sont immenses et, je voudrais terminer en formulant le voeu que notre Internationale soit à la hauteur de ses responsabilités.
Je me limiterai donc aux questions qu'un Premier Ministre en exercice peut se poser sur la façon dont la pensée et l'action militante internationale l'aident ou ne l'aident pas à résoudre des problèmes dont il a la charge.
Plus je réfléchis aux questions qui se posent à nous tous dans l'action militante comme dans l'action gouvernementale, plus je constate qu'étant interdépendants, nous sommes liés par le même combat.
Il semble évident qu'aujourd'hui la planète est en quête d'une meilleure organisation sociale ; je voudrais préciser que le grand combat de notre époque me paraît être celui de la pensée économique, de la philosophie économique.
Je crois que l'on peut dire d'abord que tout ce qui va mal sur cette planète, tout ce qui est grave, important - des conflits locaux aux tensions en passant par la famine et la pauvreté - suscite deux questions centrales : quelle est, à l'échelle de chacune de nos nations, la meilleure organisation politique et sociale possible ? Quel est, pour la planète toute entière, le progrès que l'on peut faire vers une meilleure régulation collective ?
Pour répondre à ces deux questions, il me semble important de réfléchir, en ce centième anniversaire, à ce que nous sommes. Nous sommes les fils d'un mouvement international de longue tradition, un mouvement de défense tout à la fois de la liberté et de l'épanouissement de la personne humaine, un mouvement de combat pour la justice sociale et pour l'égalité.
Or, notre longue histoire, notre longue et conflictuelle histoire - n'oublions pas que le rameau communiste fit partie longtemps de notre internationale dont il ne s'est détaché qu'en 1920 -, est celle d'une erreur initiale dont nous avons mis longtemps à nous dégager.
L'erreur initiale était de croire que puisque la compétition est brutale, les entreprises ne survivent que si elles sont agressives commercialement, elles le sont bien sûr, jusqu'à et y compris envers le personnel. Notre espoir de justice sociale ne pourrait passer que de l'appareil de production à celui de l'administration.
Nous avons vécu en fait avec des dénominations différentes, d'où l'idée étrange qui consistait à penser que lorsque l'État prenait les choses en main, elles devaient aller mieux.
Nous avons longtemps pensé qu'en effet la conquête du socialisme consistait en l'élargissement des pouvoirs de la puissance publique dans le seul but de redistribuer la richesse et même de la produire.
Nous avons tous porté longtemps le thème de la collectivisation des moyens de production et d'échanges.
Lorsque les deux grands rameaux de l'internationale se sont séparés en 1920, nos prédécesseurs - qui étaient d'ailleurs l'écrasante majorité de l'internationale socialiste -, ont fait le choix de la liberté. Ils n'ont pas associé ce choix de la liberté politique, du pluralisme constitutionnel à une récusation du modèle économique.
L'internationale est restée organisée autour de l'idée d'un système fondé sur la propriété collective des moyens de production et d'échanges.
Au Congrès de Tours en 1920, la France a été l'un des pays où le partage entre socialiste et communistes a été - si j'ose dire - le plus équilibré.
Léon Blum, qui se séparait des communistes alors majoritaires non seulement à cause de la violence en politique, mais encore à cause du rôle de l'armée et de la police dans l'établissement de la jeune société soviétique, parlait tout de même de la dictature du prolétariat.
Beaucoup de nos partis ont longtemps porté une vision nationalisatrice des échanges et de la production : ce sont nos camarades suédois gagnant en 1932 les élections sur la base d'un programme qu'Olof Palme, me décrivait comme un programme marxiste.
Il leur a fallu 3 ou 4 mois d'expérience du pouvoir pour s'en débarrasser et expliquer à la fois à leurs militants et à l'électorat que décidément, les problèmes ne se posaient pas de la sorte, qu'il fallait d'abord construire la démocratie politique puis sociale, et ensuite seulement infléchir les règles du système de production.
Il a fallu du temps pour qu'en Allemagne un autre grand parti fasse une démarche analogue en 1959.
Nous avons tous évolué progressivement, avec plus ou moins de courage, ou plus ou moins de clarté dans la manière d'assumer cette transformation profonde.
Le troisième parti à l'assumer avec force et soudaineté, dans une atmosphère de crise mais avec une absolue netteté dans le choix, fut le parti espagnol en 1979.
Sans évoquer ici nos partis membres du Tiers-Monde, je dirai qu'il m'est arrivé de m'amuser à constater qu'en Europe occidentale, continent d'enracinement de notre Internationale, il y a presque une proportionnalité absolue entre la qualité de la performance politique gouvernementale, la durée et l'ampleur des succès électoraux et de la présence au Gouvernement et la force de l'acte de récusation de la vision étatique du socialisme.
Certains l'ont fait avec netteté et depuis longtemps : nos camarades suédois par exemple. Les deux chanceliers Willy Brandt et Helmut Schmidt en Allemagne Fédérale ont assumé complètement cette responsabilité comme nos camarades espagnols aujourd'hui ; les autres l'ont fait soit plus tard soit moins complètement.
Je pense à la Belgique, je songe à nos camarades portugais, à nous-mêmes français. Nous n'avons pas su faire passer le message selon lequel le socialisme d'aujourd'hui, demeure toujours une bataille pour la liberté, pour la justice sociale ; cette conquête ne peut se faire qu'avec de meilleure règles du jeu au sein d'économies qui ne seraient compétitives que si elles sont de libre entreprise, et ouvertes au commerce international ; qu'enfin l'Etat limite son rôle aux seules règles du jeu et n'entreprend pas de se substituer aux producteurs.
Il me semble que nous avons maintenant cette même vision en commun et que c'est autour d'elle que s'est bâti le modèle social démocrate.
On peut dire que dans notre espérance initiale nous avions oublié le vrai moteur de la vie économique. Nous nous sommes toujours battus pour la liberté politique. Nous y avons ensuite rajouté une dimension économique. Nous sommes maintenant dans une phase où nous prenons en charge le fait que le seul moteur économique est celui de l'intérêt, que l'humanité n'est pas composée "de petits saints" et que nous ne pouvons pas projeter sur un projet d'organisation sociale un espoir mythique de voir l'espèce humaine s'améliorer.
C'est bien cette vision qui nous a précisément amené au modèle social-démocrate qui me paraît marqué par trois principales caractéristiques :
1) là où le projet est le plus avancé, le niveau de vie est élevé.
2) l'organisation politique est fondée sur le respect des droits de l'homme et une représentation pluraliste.
3) partout s'est réalisé un haut niveau de protection sociale.
C'est sur le continent européen que ce modèle a pris ses dimensions les plus claires et les plus affirmées. Dans certaines de nos sociétés européennes, les sociaux-démocrates au pouvoir ont su le mettre en oeuvre. Dans d'autres où ils n'ont pas eu assez longtemps le commandement politique, la pression sociale en même temps, peut-être, que la contagion des réussites, notamment scandinaves, nous ont aidés à façonner un peu ce continent européen. Aujourd'hui, celui-ci affiche un niveau de vie enviable - mais cela ne nous est pas particulier, l'Amérique du Nord, l'Australie, en font autant. Son organisation politique, se fonde sur les droits de l'homme, et ce n'est pas non plus une spécificité ; l'Amérique du Nord, l'Australie, une partie de l'Amérique latine, peut-être l'Inde, peuvent s'en réclamer. Mais il a une troisième dimension, et qui est jalousée jusqu'en Amérique du Nord, pour ne pas parler du Tiers-Monde : la protection sociale.
Aujourd'hui, devant vous, j'ai envie d'affirmer le caractère universel de ce modèle. Que cherche-t-on dans les pays de l'Est sinon plus de droits de l'homme, plus de pluralisme et plus de démocratie ? Que cherche-t-on dans les pays du Tiers-Monde, sinon plus de développement économique ; cette qualité de développement permise par la décentralisation, par la reconnaissance du fait qu'il n'y a pas d'économie performante sans que chaque entrepreneur, fût-il artisan, n'ait l'autonomie suffisante pour que son entreprise fonctionne ?
Que cherche-t-on en Amérique du Nord ou en Australie, sinon une amélioration du système de protection sociale ? Les forces conservatrices, là-bas, ont toujours limité le progrès de la redistribution et des garanties sociales que seules les forces sociale-démocrates ont finalement su imposer. Sur cette planète toujours ravagée par la bataille entre collectivistes et libéraux, notre internationale me semble la seule porteuse d'un projet commun, reconnaissant en effet qu'il n'y a pas d'économie efficace sans un grand degré de libre entreprise et de libre échange, mais qu'à l'inverse il ne saurait y avoir de société harmonieuse et acceptable si la puissance publique n'a pas charge d'y édicter des règles et d'en contrôler l'application. Ces règles doivent limiter l'exploitation, l'oppression sur les travailleurs et garantir l'égalité des chances. Voilà pourquoi je suis fier d'appartenir à cette internationale et conscient de tout ce qu'il y a de commun dans notre combat, lequel est sans fin.
En ce moment même ou tant d'inquiétudes sur les conflits, les guerres, les tensions mais aussi sur la faim, sur le développement, sur la misère, sur la pauvreté ravagent encore les continents entiers, nous avons à nous poser le problème du grand combat commun de la période, deuxième temps de ma réflexion.
Je disais en introduction que ce combat est celui de la pensée économique et je voudrais dire pourquoi : regardons d'abord ce problème dramatique du sous-développement des trois quart voire des quatre cinquième de la planète ; j'en suis arrivé à considérer qu'il y a non seulement sous-développement mais blocage ou interdiction du développement.
Nos réflexions doivent aller plus loin qu'elles ne vont aujourd'hui. Premier exemple, le problème de la dette.
Je veux d'abord dire que dans mon pays, la France, le Président de la République sort de nos rangs, et pendant cinq ans puis après une interruption de deux ans, le Gouvernement est à dominante et inspiration socialiste - il faut dire socialiste en français et social-démocrate quand on traduit en anglais et en allemand - je veux dire que les travaux de notre internationale et particulièrement la résolution du Congrès de Lima sur la dette nous ont beaucoup aidés à faire des propositions essentielles :
Celles, en effet, d'une réduction d'un tiers de la dette des quinze pays les plus pauvres ainsi que de nouvelles propositions concernant un fond international de garantie des intérêts de la dette.
Tous nos travaux servent mes camarades : ils inspirent l'action de nos gouvernements, mais je veux dire aussi que le combat sur la dette, je le ressens comme un combat négatif, comme celui de l'apurement du passé.
Il est décisif bien sûr ; il n'est pas à lui tout seul créateur d'avenir.
Nous avons pour le mener, à affirmer en effet que la responsabilité n'est pas seulement celle des débiteurs mais celle aussi des créanciers qui ont probablement fait n'importe quoi, parce qu'à l'époque il y avait énormément de pétro-dollars à recycler.
Faute d'assumer la responsabilité d'institution publique internationale, nous, occidentaux, nous, pays riches et développés, avons laissé des banques privées placer n'importe comment et laisser les pays pauvres s'endetter sans espoir de remboursements. Je vois les hochements de tête approbateurs de notre camarade brésilien qui, s'il représente ici le pays le plus endetté, représente aussi l'un de ceux qui est le moins mal placé pour s'en sortir.
D'autres sont dans une situation plus dramatique encore.
Il nous faut assumer cette responsabilité des créanciers jusque dans le partage du coût de la dette.
Mais il y a plus à dire, c'est le droit à la croissance dont les pays du Tiers-Monde ont besoin et ce droit à la croissance, nous ne pourrons l'obtenir tous ensemble que si nous savons apporter des solutions au problème des prix des matières premières - et donc à celui des termes de l'échange.
Vous savez tous qu'il faut aujourd'hui cinq ou six fois plus de sacs de blé, d'arachide ou de cacao pour acheter un tracteur qu'il y a vingt cinq ans : l'assassinat du Tiers-Monde est là.
Nous avons en conséquence à proposer et à inventer des mécanismes. Je veux dire aussi que dans ce grand combat, mon passage au Ministère de l'Agriculture m'a permis de me rendre compte de l'un des aspects sur lequel n'a pas assez réfléchi notre Internationale : l'agriculture est le problème dominant, y compris au sein de pays comme le Brésil, pays dont le développement industriel est le plus fort.
Partout ailleurs, notre vision du développement agricole, de l'autosuffisance alimentaire est limitée.
Il y a une priorité sur laquelle nous avons à travailler. Je dis cela parce que partout nos formes d'aides et de coopérations non seulement ont favorisé l'exode rural mais encore copient trop vite des normes d'organisation sociales trop onéreuses.
Nous encourageons - et nous en sommes d'ailleurs fiers - la construction d'hôpitaux mais ne formons pas d'infirmiers, ni d'hygiénistes et encore moins de médecins de brousse. Nous construisons des tribunaux mais l'idée de donner une formation juridique à des chefs coutumiers en Afrique est une idée qui horrifierait nos juristes.
Bref, nous pensons un mode de vie urbain dont les charges de fonctionnement et de représentation sont incompatibles avec le développement.
Avons-nous suffisamment réfléchi à tout cela ? Sous prétexte de libre-échange, nous imposons aux échanges agricoles des prix qui ne permettent plus le développement agricole local.
Quand les mécanismes mondiaux permettent que le prix international du blé soit inférieur à son prix de revient aux Etats-Unis donc à peine rentable pour des gens qui font vingt trois ou vingt quatre quintaux à l'hectare (rendement US), vous comprendrez aisément qu'un paysan sénégalais ne puisse en vivre, puisqu'il produit un demi quintal à l'hectare.
Nous avons compris qu'il n'y a pas d'économie performante sans compétition, qu'une économie isolée nationalement, s'étiole et se replie ; que la liberté des échanges est facteur de progrès sous condition qu'elle soit régulée. Il nous faut maintenant savoir aussi nous demander si les règles internationales ne devraient pas s'accommoder d'un droit de protectionnisme temporaire pour faiblesse économique. J'ajoute d'ailleurs que si la réflexion et l'action ne vont pas jusque là, les pays qui en ont besoin imposeront de manière unilatérale le droit de se protéger et là ce sera définitif. Sans le recours de l'échelon international, ce protectionnisme se retournera contre eux, car il devient nocif quand le minimum de développement est acquis.
Je n'ai pas le temps ici de développer l'expérience indienne en matière de production laitière, laquelle demeure l'une des plus intéressantes expériences de développement autocentré.
Savez-vous que le prix d'un litre de lait payé au paysan indien est le double du prix d'un litre de lait payé à un paysan de la Communauté Européenne ? L'Inde est ainsi devenue autosuffisance en production laitière. 70 millions d'Indiens vivent actuellement de la production laitière.
Ainsi en sont-ils arrivés à un niveau compétitif où il faut ouvrir, échanger les techniques, rester modernes. Ils devraient pouvoir être aidés par ces régulations internationales et je ne vois pas, mes chers camarades, d'autres enceintes pour réfléchir à ces questions que notre Internationale, qui devrait faire un peu moins de rencontres politiques et un peu plus de séminaires et de travaux théoriques.
Deuxième champ de réflexion sur le plan de la bataille de la pensée économique : le chômage.
Nous avons beaucoup à dire - nous savons tous nos insuffisances sur la formation des hommes, sur l'organisation de ce que l'on appelle le marché du travail, de la recherche d'emploi, et aussi de l'adaptation des qualifications aux emplois qui sont offerts. Mais nous savons surtout, mes chers camarades, que le chômage est d'abord le résultat d'une croissance insuffisante.
Ce mot de crise, suppose - à tort - qu'une fois terminée, on revienne à une situation "normale" - et connue.
Nous subissons une terrible mutation vers la croissance lente.
Je me suis souvent demandé si ce que l'on appelle "crise économique" n'est pas aggravée par une crise de la pensée économique.
N'oubliez pas que trois sur quatre des quinze ou vingt derniers prix Nobel de l'économie sont des monétaristes, donc des conservateurs.
Nous ne sommes plus, nous socialistes porteurs d'un courant intellectuel assez riche pour animer la pensée économique comme nous l'avions fait, il y a un demi-siècle.
Je me suis souvent demandé si tous ces critères de sauvetage de chacune de nos économies nationales, des vents de tempête qui nous viennent de marchés mondiaux en matière de taux d'intérêt, d'équilibrage de balance de paiements consistent à ralentir la croissance pour limiter l'inflation, les importations et donc les déséquilibres des balances de paiements.
Je me demande s'il n'y a pas plus intelligent à faire.
Le Premier Ministre de la France que je suis, est obligé de vous dire que les règles du jeu sont d'une telle brutalité qu'il me faut être brutal à mon tour.
Je ne laisserai croire à personne que la gestion des Finances Publiques ou de l'économie française prendra le moindre risque à cet égard.
Il n'est pas question de se le permettre, et tous ceux qui gouvernent, subissent les mêmes contraintes. Je me demande cependant s'il n'y a pas sérieusement lieu de réfléchir à ces contraintes.
Est-il si évident que l'assainissement de la situation financière du monde exige partout des taux d'intérêts élevés, alors que nous savons que le résultat immédiat de tels taux aboutit à freiner considérablement la croissance ?
Il y a là pour moi, une lourde interrogation. Je me dois donc de vous dire quels sont les champs de réflexion qui devront être les nôtres.
Toujours à propos du chômage, nous avons tous dans la tête un modèle orthodoxe qui nous vient d'ailleurs et au terme duquel, il y a hausse des prix quand les liquidités monétaires sont excessives. Or nous constatons tous, qu'il n'y a pas de rapport entre la variation des liquidités monétaires et la stabilité des prix qui est un fait physique d'équilibre du marché du travail et de suffisance de l'offre par rapport à la demande. Ne sommes nous pas là en présence d'une régulation dangereusement dommageable à nos économies ?
Et puis troisième champs, toujours dans ce combat pour la pensée économique, la pensée libérale a fait de tels dégâts, qu'elle en arrive à légitimer - j'ai même entendu cela parfois dans nos rangs - l'idée que l'agent superflu dans l'ordre économique est l'Etat.
Il faudrait diminuer l'impôt, les prélèvements obligatoires, la présence de l'Etat dans l'économie, renvoyer au marché l'essentiel des activités des hommes jusque, et y compris parfois, la santé, voir l'éducation, en tout cas la recherche. Je me demande si à une époque où l'exigence de nos concitoyens, s'oriente vers la qualité des services (services d'équipements urbains, services de santé, services d'éducation, tout service qui n'incorpore pas une croissance de la productivité physique des facteurs comme disent les économistes) nous n'avons pas à réhabiliter le fait que l'harmonie de nos sociétés tient aussi, à la juste place que doit y tenir la redistribution sociale, y compris vers les services d'éducation et de santé, notamment, mais également vers l'aménagement urbain.
Il y a un niveau de dépression fiscale, de renoncement de l'Etat, par exemple dans le financement de la recherche longue, de renvoi de certains types d'éducation au marché, et à la libre entreprise, qui est une renonciation à la cohésion sociale.
Dans le monde industriel d'aujourd'hui, nous ne sortirons plus de nos grandes banlieues, de nos agglomérations en désespérance sans réhabiliter l'effort public ; encore faut-il qu'il soit compatible avec une économie performante.
Là encore, je prétends concernant l'économie de la puissance publique que nous sommes tous dans l'obligation d'effectuer non seulement un effort théorique mais encore un effort politique.
Voilà quelques unes des questions troublantes qui embarrassent la gestion publique en même temps que notre combat militant. Je l'annonçais en introduction de mon troisième point de réflexion : au delà même de cette bataille pour la pensée économique, se joue celle de l'organisation sociale.
L'ordre du jour de notre rencontre concerne le problème du développement : avons-nous sérieusement une théorie du développement ? Nous acceptons des modèles nationaux car nous savons maintenant que le développement ne se fait pas par parachutage de grosses usines ici ou là ou par l'évolution trop rapide de certains pays dont une petite partie de la population acquiert les qualifications, les rémunérations des pays modernes, pendant que tout le reste croupit dans une misère inchangée. Nous savons que le développement est la capacité de toute une population à intégrer culturellement les mutations technologiques.
Nous avons appris, par l'expérience, que les modèles étatiques centralisateurs sont nuisibles au développement qui le bloque, et qu'une décentralisation politique lui est nécessaire. Nous avons appris qu'il n'y a pas de développement agricole sans une régulation des terres, des eaux, de la prise en charge des assolements par des autorités locales ou des assemblées villageoises ; qu'aucun pouvoir central tenu par des militaires ou des fonctionnaires ne le peut. Nous avons appris qu'il n'y a pas de développement sans décentralisation, sans participation collective des habitants. Aucune administration n'a jamais favorisé le développement directement. S'il est important de former des agents techniques de vulgarisation agricole, il l'est davantage de former des paysans.
Enfin, nous avons appris que la première composante du développement est culturelle. Il n'y a pas de développement même en injectant de l'argent quand il n'y a ni idées, ni hommes susceptibles de s'en préoccuper. J'ai dit des hommes, mais ici et puisque c'est l'autre sujet qui est à votre ordre du jour, je vais évoquer notamment le rôle des femmes. N'oublions jamais que c'est la partie féminine de l'humanité qui est transmettrice des modèles culturels. N'oublions jamais que toute l'économie alimentaire de l'Afrique repose entièrement sur les femmes beaucoup plus exploitées, opprimées, martyrisées que les hommes. N'oublions pas que dans un processus de développement, un éventuel blocage de la partie féminine de la population, le paralyse complètement. On ne sortira ni de nos banlieues, ni de nos zones rurales en difficulté, sans une attention particulière à la formation des femmes, à un système scolaire qui notamment les accueille avec un vrai souci de l'égalité des chances. Ceci est d'ailleurs vrai pour un pays développé comme pour un pays du Tiers-Monde.
Enfin, il n'y a pas de développement (pensons à nos amis Algériens et à fortiori aux tentatives dictatoriales de l'Amérique Latine) sans une organisation politique qui prenne en charge un souci de limiter les inégalités et de limiter fermement la proportion constante des grandes bourgeoisies nationales à récupérer l'essentiel des fruits du développement. C'est le caractère "rapace" des bourgeoisies nationales qui est dans la plupart du Tiers-Monde le plus grand blocage au développement et c'est là que des modèles décentralisés constitueront une grande aide.
Sommes-nous maintenant capables de décrire au monde le projet, le modèle d'organisation social démocrate auquel nous sommes déjà en partie parvenus comme étant le meilleur support du développement, la vraie réponse à de nombreuses inquiétudes nationales. Ma dernière question sera celle qu'il faut bien avoir le courage de prendre en charge aujourd'hui. Nous menons tous, nous autres socialistes - membres d'une Internationale - un même combat en faveur de l'indépendance nationale.
Les puissances coloniales que beaucoup d'entre nous ont été, ont reconnu le combat pour la liberté, pour la dignité qui supposait la suppression du colonialisme, s'accommodait bien de l'instrument national comme support.
Nous sommes aujourd'hui dans une phase où l'indépendance nationale donne le droit à n'importe quel dictateur d'assassiner et de torturer son peuple sans que le monde entier n'intervienne, ni qu'il y ait le moindre droit de contrôle.
Nous sommes dans une situation où la souveraineté nationale et le libre droit peuvent permettre à n'importe quelle nation de polluer l'environnement sans sanction particulière.
Nous sommes dans une situation où la souveraineté nationale permet de construire chez soi les armements d'agression contre les autres.
Il est donc quand même grand temps, surtout pour les membres d'une Internationale de se demander s'il faut carrément poser le problème d'une régulation mondiale susceptible de sanctionner certaines pratiques.
Nous sommes efficaces, nous avons fourni des idées positives en matière de désarmement, et notre internationale s'est honorée d'être médiatrice dans bien des conflits - comment ne pas saluer ici, l'immense labeur effectué par le Président Willy Brandt lui-même, et sous son autorité par bien des missions de l'Internationale -, songeons enfin à la paix permanente, à un désarmement qui ne soit pas seulement celui des super puissances, mais de toutes les puissances. Il faut commencer à se poser les questions du comment faire et du comment surveiller. De la même manière en matière d'environnement, nous avons progressé sur la voie des conventions internationales, qui améliorent les choses et permettent le progrès : Pouvons-nous nous contenter de ce rythme et de cette méthode quand des menaces font aujourd'hui apparaître que la composition même de l'air est chimiquement menacée dans moins de deux ou trois siècles.
Je dirai pour en revenir au domaine économique que le problème mondial des liquidités internationales et des taux d'intérêts ne peut être seulement livré aux lois du marché.
Nous avons besoin que des institutions publiques, acceptées à l'intérieur des pays disposent d'un équivalent au niveau international.
Voilà, mes camarades quelques unes des questions qui me paraissent essentielles. Premier Ministre, je vis la même expérience que vous tous ; aucun de nos pays même ceux qui se croient à peu près souverains et se pensent à peu près autonomes, ne peut à lui seul régler l'essentiel des problèmes qui sont posés à ses concitoyens. La phase actuelle est bien celle de l'organisation du monde : notre Internationale est présente dans 80 Nations faisant de nous le plus grand rassemblement d'hommes et de femmes luttant pour les mêmes idéaux. Nous nous sentons - à travers une histoire troublée, conflictuelle, et dramatique - porteurs de toute cette expérience mondiale. Nous avons à l'approfondir, à la rendre rayonnante. La tâche est immense. Même s'il est sympathique de nous retrouver ensemble, nos responsabilités sont immenses et, je voudrais terminer en formulant le voeu que notre Internationale soit à la hauteur de ses responsabilités.