Interview de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur le site "Le Monde.fr" du 18 septembre 2015, sur la protection des ressortissants français au Burkina Faso, la lutte contre le terrorisme, la coopération militaire avec l'Arabie saoudite et sur la revente des Mistral.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

* Burkina-Faso
Q - Des actions de protection des ressortissants français sont-elles prévues au Burkina Faso où vient d'avoir lieu un coup d'État militaire ?
R - Le président de la République a condamné ce coup d'État. La France demande la libération du président burkinabé Michel Kafando et du premier ministre Isaac Zida dans les plus brefs délais. Le Burkina Faso est un pays ami de la France, nous avons confiance dans son peuple et dans le sens de responsabilité de ses élites pour que cette crise soit réglée le plus vite possible en vue des élections du mois prochain.
Il n'y a pas d'inquiétude particulière à avoir pour nos ressortissants, et aucune conséquence pour nos forces spéciales présentes à Ouagadougou. Nous souhaitons que le processus démocratique suive son cours, sous la responsabilité de l'autorité de transition.
(...).
* Terrorisme - Syrie - Irak - Libye - Russie - Iran - Migrations
(...)
Q - Pourquoi la France a-t-elle changé de stratégie en Syrie ?
R - Il y a une inflexion, mais pas un changement de doctrine ; et ce pour trois raisons. Depuis les débuts de la coalition et de notre opération Chammal en Irak, Daech a beaucoup progressé vers l'ouest et sur le territoire syrien. Au point, aujourd'hui, d'être en situation de menacer Alep et l'existence même des groupes liés à ce que l'on appelle encore l'armée syrienne libre. Cette progression va jusqu'à inquiéter l'axe Damas-Homs, sur la partie toujours tenue par les forces de Bachar Al-Assad. Si cette percée se produit, c'est le Liban qui serait menacé.
Ensuite, nous avons beaucoup d'éléments qui montrent qu'existent désormais des centres de formation des combattants étrangers non plus uniquement en vue de contribuer aux combats de Daech au Levant, mais pour intervenir en Europe, en France en particulier.
Enfin, le périmètre d'action des forces loyalistes à Bachar s'est réduit et, aujourd'hui, frapper Daech ne signifie pas militairement favoriser Bachar. Nous ne pouvons donc pas accepter d'avoir pour la France, dans sa vision des menaces et des risques, un angle mort sur la Syrie.
Q - C'est la justification légale de l'opération française ?
R - Le cadre légal est l'article 51 de la Charte des Nations unies qui porte sur la légitime défense.
Q - Dans ce cadre, la France frapperait Daech uniquement ? Pas le front Al-Nosra, ou d'autres groupes salafistes ? Comment allez-vous discriminer ?
R - Nous n'avons pas frappé encore. Nous agirons dans le cadre du droit international humanitaire qui s'applique à la situation de conflit armé que connaît la Syrie.
Q - Ce seront donc des groupes qui ont déjà visé la France ?
R - Tous ceux qui menacent la France.
Q - Comment se fait la coordination avec les autres acteurs ?
R - Il nous faut pour l'heure, en toute autonomie, faire l'acquisition nécessaire d'informations pour établir ce que l'on appelle, en termes militaires, des «dossiers d'objectifs» afin d'être en situation, le cas échéant, de frapper si nécessaire. Ces opérations de renseignement sont menées avec les capacités militaires qui sont déjà sur place : six Rafale, six Mirage 2000 et un Atlantique 2. Nous les menons en toute autonomie. Évidemment, nous sommes en coordination avec les Américains, mais nous avons une posture autonome dans le dispositif, hors de la coalition.
Q - Nos avions sont sous le commandement américain ?
R - Non. Nous sommes intégrés à la sécurisation du ciel syrien faite par les Américains, mais nous avons notre liberté d'appréciation, de nos cibles de renseignement et de nos actions si la question devait se poser. La situation est différente en Irak où nous sommes intégrés dans une coalition et où nous frappons dans ce cadre.
Q - Et avec les Russes et les Syriens, y-a-t-il une information ?
R - Aucune.
Q - Quelle implication juridique aurait une frappe sur un ressortissant français ?
R - Nous ne ciblons personne en particulier. Nous combattons non des individus mais un groupe terroriste composé de ressortissants de différentes nationalités, dans le respect du droit international humanitaire que j'ai évoqué à l'instant.
Q - Partagez-vous l'analyse d'une montée en puissance russe ?
R - Oui. Nous constatons depuis quinze jours le renforcement des capacités militaires des Russes, essentiellement autour de Tartous et Lattaquié, visant semble-t-il à reconstituer une base aérienne au sud de Tartous et à renforcer leurs capacités portuaires. Les Russes eux-mêmes le disent.
Q - Vont-ils placer des avions de chasse ?
R - Il y a encore des questions sur le niveau de ce renforcement. Est-ce que ce nouveau positionnement de la Russie signifie une posture de prévention pour préserver ses propres intérêts dans l'hypothèse d'un effondrement de Bachar ? Est-ce une posture plus forte de soutien à Bachar devant le risque de rupture de l'axe Damas - Homs par Daech ? Est-ce pour être en situation de force dans d'éventuelles discussions futures ? Un peu des trois ? Aujourd'hui, on a du mal à mesurer tout cela. En outre, la Russie ne fait pas mystère du fait qu'elle va initier des manoeuvres navales en Méditerranée orientale.
Autant nous pensons que Bachar Al-Assad ne peut pas faire partie de la solution, autant nous sommes convaincus que la Russie en fait partie. Mais il ne faudrait pas que les Russes se mettent dans une position difficile qui les priverait d'être partenaires dans la transition.
Q - Vous ne reprenez pas le langage de ceux qui jugent «provocante» cette attitude ?
R - Je n'ai pas dit cela.
Q - Pensez-vous de même pour l'Iran ?
R - Il faudra une solution politique. Dans la solution, il faut que tous ceux qui veulent bien contribuer viennent. Si les Iraniens le veulent, très bien. Le président Hollande recevra bientôt le président Rohani. Nous, nous considérons que Bachar Al-Assad ne peut faire partie de la solution. Il a ouvert le gouffre dans lequel peut s'effondrer toute la région. Il faut impérativement éviter cet effondrement en sortant le coupable. Mais la transition se fera avec des éléments du régime et l'ensemble de ceux qui veulent, à l'exception des groupes terroristes.
Q - Quel pourrait être le calendrier ?
R - Il y aura une rencontre à l'assemblée générale des Nations unies qui s'ouvre le 28 septembre autour de Ban Ki-moon. J'espère que cela permettra le début d'un processus.
Il faudra peut-être à un moment des troupes au sol, soit pour appliquer une solution politique soit pour combattre Daech de plus près.
Q - À quoi pourra ressembler une coalition dans ce cas ?
R - S'il y a un accord politique, il permettra aussi de mettre en place si nécessaire une coalition au sol, qui ne pourra être constituée que des pays de la région, avec la cristallisation des groupes syriens qui se seront ralliés au processus politique. Le Premier ministre a dit clairement que dans une telle configuration, la France serait prête à soutenir une coalition, sans pour autant mettre elle-même des troupes au sol. Pour l'instant cette coalition n'existe pas. Je note que les Saoudiens et les Émiratis sont au sol au Yémen. Ce sont des hypothèses pour l'heure. Nous n'en sommes pas là.
Q - Quel est le bilan de l'opération en Irak ?
Nous avons frappé 200 fois ; cela a contribué à enrayer la progression de Daech. Rappelez-vous qu'il y a un an la question était de savoir quand Daech allait entrer dans Erbil ou dans Bagdad.
Nous avons toujours pensé que ce serait long. Si on arrête les frappes, Daech reprendra du terrain. Le rôle de la coalition est d'accompagner les forces au sol, les Irakiens et les Peshmergas, seuls en mesure de reprendre le territoire. La condition est que le gouvernement Al-Abadi soit inclusif non seulement au plan politique, mais aussi au plan militaire. Il doit le faire davantage. On ne peut pas mener l'accompagnement des forces de sécurité sans l'inclusion des sunnites.
Q - Va-t-on basculer plus de forces françaises vers cette zone ?
R - Non. Dans l'état actuel, les forces aériennes dans la zone nous permettent de remplir les deux missions.
Q - Va-t-on envoyer le porte-avions pour frapper en Syrie ?
R - Ce n'est pas à l'ordre du jour. Le porte-avions a déjà fait une mission au sein de la coalition en Irak, il est possible qu'il en fasse d'autres, en tant que force complémentaire, comme il l'a déjà fait.
Q - Faut-il une zone aérienne tampon, comme les Turcs le demandent ?
R - La solution, c'est que tous oeuvrent pour une issue politique, y compris les Turcs. Il ne faut pas de leurre. La question est : les pays de la région sont-ils d'accord pour agir ensemble pour une transition politique sans Bachar, point. Tout le reste, ce sont des hypothèses militaires.
(...)
Q - La France avec quatre autres pays envoie une frégate munie d'un hélicoptère et de forces spéciales dans l'opération navale européenne Eunavfor-Med contre les passeurs de migrants au large de la Libye. Quelle est l'efficacité d'une militarisation de cette action si la Libye n'autorise pas d'action dans ses eaux territoriales ?
R - En juin, le Conseil européen a pris une initiative qui est un cas d'école, car c'est la première fois qu'une décision a été aussi rapide, en créant Eunavfor-Med. La première phase, celle de la mise en place d'un état-major et de la collecte du renseignement sur les réseaux de passeurs, est terminée. Nous en sommes à la deuxième phase : nous allons agir dans les eaux internationales. Les moyens militaires ont pour objectif d'intercepter et de dissuader les passeurs. La première chose est de sauver les migrants, puis de détruire les bateaux et d'emprisonner les passeurs.
Ensuite, l'opération ira dans les eaux territoriales libyennes. Pour la première fois depuis deux ans, il y a des éléments d'espoir. Nous soutenons la mission Leon qui permettrait la création d'un gouvernement d'union nationale. Celui-ci pourra agir pour solliciter la politique européenne de sécurité, afin de poursuivre ces trafiquants d'espoir qui sont aussi des pourvoyeurs de terrorisme.
Q - Une résolution de l'ONU autorisant le recours à la force a moins de chances d'aboutir ?
R - Les choses sont liées, je pense que l'ONU ne prendra pas de décision sans qu'un gouvernement soit constitué.
Q - Quel est le lien entre passeurs et terrorisme ?
R - L'argent des passeurs sert aussi au trafic d'armes dans l'ensemble de la zone qui va de la Libye aux régions où se trouve Boko Haram. Nous l'avons constaté.
D'un autre côté, le risque d'infiltration est majeur, même s'il n'est pas avéré pour le moment. Si le chaos se poursuit en Libye, et d'autant plus que Daech est présent autour de Syrte, des infiltrations terroristes pourraient prendre ce chemin, beaucoup plus probablement qu'à partir des camps de réfugiés syriens. Je suis très vigilant.
Q - Vous expliquez que sécurité extérieure et sécurité intérieure sont plus liées que jamais. Quel rôle doit jouer l'armée sur le territoire national ?
R - Depuis 2013, les armées ont connu trois tournants majeurs. L'opération Serval au Mali d'abord : ce fut la première opération de contre-terrorisme menée avec l'ensemble des forces, de la marine aux forces spéciales, sur un territoire étranger et avec une telle rapidité. Le deuxième tournant, c'est Barkhane : une opération de contre-terrorisme transfrontalière en partenariat avec les pays de la région, qui s'inscrit dans la durée. Le troisième est la décision du président de la République et du premier ministre de solliciter les forces armées sur le territoire national dans la durée, avec Sentinelle. C'est une évolution majeure. Au-delà apparaît un nouveau concept, à écrire, sur l'usage des armées sur le territoire. Je me suis engagé à transmettre un rapport au Parlement avant la fin janvier 2016.
Q - Les armées doivent-elles faire du maintien de l'ordre, voire de la police administrative ?
R - Un travail interministériel est lancé. Bien évidemment, les armées ne se substitueront pas à la police et à la gendarmerie, mais elles seront mobilisées sur des créneaux bien identifiés. Il peut y avoir différentes missions comme la protection, un jour, des sites industriels, ou le renforcement de la sécurité de nos ports, de nos installations aériennes. Autre point sur lequel je suis très ferme : il n'y a qu'une seule armée. Pas de régiment spécialisé, pas de garde nationale séparée d'une armée qui intervient à l'extérieur, pas d'armement spécifique. Nous travaillons avec le ministère de l'intérieur et celui de la justice sur ces questions.
* Yémen - Arabie saoudite - BPC Mistral
(...)
Q - La France va selon nos informations fournir des bombes GBU aux Saoudiens pour frapper au Yémen, quelle est sa coopération militaire avec le Royaume ?
R - Au Yémen, nous avons eu un soutien politique, logistique, et en renseignement à l'égard de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. L'Arabie saoudite est un grand partenaire de la France. Cela a été réaffirmé par le Conseil de coopération du Golfe. Je n'en dirai pas plus.
Q - Ryad est partie prenante dans la revente des Mistral, qui intéresse au premier chef l'Égypte ?
R - Plusieurs pays sont candidats au rachat des deux bateaux. Je suis assez optimiste sur le fait qu'on trouve preneur dans les semaines qui viennent. Ma doctrine en ce domaine c'est : ténacité, discrétion, et respect du partenaire.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 septembre 2015