Texte intégral
Monsieur le Maire,
Mesdames,
Messieurs,
Je suis particulièrement heureux davoir été invité à présider les fêtes du 561è anniversaire de la libération
dOrléans par Jeanne dArc. Cest pour moi un grand honneur de prendre la parole en un tel lieu, et en une telle
circonstance. Jen mesure, croyez-le, toute la portée.
Je suis dautant plus heureux quici, dans votre ville, Jeanne dArc fait lobjet dune adhésion unanime. Elle
nest point accaparée par une fraction et lhommage que vous lui rendez na rien de partisan. En célébrant Jeanne
dArc à sa vraie date, le 8 mai, et non à une autre, comme certains falsificateurs de lhistoire, Orléans rappelle
lanniversaire dun événement exceptionnel, où laudace résolue dune jeune fille de 17 ans fit basculer lavenir
du pays tout entier. Un événement libérateur, qui desserre létreinte de lenvahisseur, renverse le sort des
combats et fait briller lespoir de la victoire. Un événement fondateur, enfin, dont la célébration fidèle,
indifférente aux alternances politiques, celle dannée en année lidentité de votre ville et la soude dans la
mémoire de son passé et lespérance de son destin.
Mais la tradition que vous honorez vous conduit à donner à cette commémoration une autre ampleur, et si vous tenez
à inviter, chaque année, une personnalité extérieure à votre ville pour présider cette cérémonie, comme le
Président de la République, Monsieur François Mitterrand, l'année dernière, c'est aussi parce que l'histoire de
Jeanne d'Arc compte dans la mémoire de tous les Français. En elle se fonde une partie de notre identité collective.
Et c'est pourquoi nous ne devons pas permettre qu'elle soit accaparée par des minorités nationalistes ou
partisanes.
Bien des interprétations erronées ont été données de la figure de Jeanne d'Arc. Elle a été recrutée trop souvent au
service des causes qui ne pouvaient pas être les siennes.
Comment pourrait-elle sérieusement être comprise comme le symbole d'un nationalisme d'exclusion comme l'extrême
droite, aujourd'hui et hier, au temps des ligues et à Vichy, a voulu le faire croire !
A l'époque de Jeanne le mot même de nation n'avait pas son sens actuel, forgé essentiellement par la Révolution
Française, volonté de citoyens libres de vivre ensemble. Encore moins, avait-elle conscience de parler pour un
peuple ou une race, ni même encore pour une communauté soudée par la langue.
La France ne se définit pour elle ni comme un peuple, ni par une frontière, ni par une langue. Ce qui importe à ses
yeux, c'est le respect d'un pouvoir légitime, celui du dauphin, qu'elle a mission de faire sacrer à Reims, pour que
sa légitimité devienne incontestable ; elle ne combat pas les Anglais parce qu'ils sont étrangers, mais parce que
ce sont des usurpateurs, ou, plus simplement, parce qu'ils prennent ce qui ne leur appartient pas.
En Jeanne, nulle exclusive de quiconque. Venue des marches de Lorraine, du pays Bourguignon, au service d'un roi
que défendent les Armagnacs, soutenus par des Ecossais, elle n'a rien contre les Anglais tant qu'ils ne veulent pas
imposer leur loi. La lettre célèbre qu'elle dicte, avant d'entrer en campagne : "Roy d'Angleterre, et vous, Duc de
Bedford, qui vous dites régent du royaume..." est fort claire sur ce point : "rendez à la Pucelle les clefs de
toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France". Elle est toute prête de faire paix, et, comme
tout le peuple paysan de l'époque, harassé des exactions des gens de guerre, elle ne désire que la paix, mais une
paix respectueuse du droit : "allez-vous en, de par Dieu, en vos pays, et si ainsi ne faites, je suis chef de
guerre et en quelque lieu que j'atteindrai vos gens en France, je les en ferai aller, veuillent ou non veuillent".
Ce patriotisme, qui prend racine dans le sentiment du droit bafoué et tire sa force d'une volonté de justice, est
celui-là même qui a toujours soudé la France aux moments les plus durs de son histoire. Sous la Révolution
française, quand l'étranger tentait d'imposer le retour du roi et des émigrés, comme en 1914, devant l'invasion
allemande ou en 1939, devant la barbarie nazie. A la voix de Jeanne fait écho, cinq siècles plus tard, celle de
Clemenceau, à la Chambre des Députés, le 11 novembre 1918, à l'heure même où sonnait le clairon de l'armistice :
"La France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'humanité, sera toujours le soldat de l'idéal."
Dès lors, les valeurs dont Jeanne d'Arc se réclamaient, et dans lesquelles nous nous reconnaissons encore
aujourd'hui, comme Français, sont des valeurs universelles auxquelles peuvent adhérer tous les hommes, de toutes
les nations. Dans la guerre même, nous ne nous reconnaissons que si nous avons le sentiment de combattre comme
hommes, plus encore que comme Français. Jeanne est sans doute la première de cette lignée. Chez elle, nulle haine,
nulle volonté de tuer, pas de violence. Le 8 mai 1429, des remparts d'Orléans, on voit les Anglais former leur
armée. Les défenseurs sortent à leur tour et se rangent, eux aussi, en bataille. Certains veulent attaquer. Jeanne
les en empêche : le 8 mai est un dimanche, jour qui ne convient pas aux combats. Surtout, elle veut laisser aux
Anglais l'espace du repentir. De fait, ils se replient, et se retirent vers Meung et Beaugency. Sans qu'il ait
fallu, de nouveau, verser le sang, le siège est levé, la ville est libérée.
Bien des anecdotes attestent la compassion inépuisable de Jeanne envers les humbles, les pauvres, les exclus. Mais
cette compassion s'étend à l'ennemi à terre ou blessé. Au soir de la prise du fort des Tourelles, qui décide de la
victoire, le 7 mai, elle pleure le chef anglais, qui s'est noyé en Loire. Lors de son procès, ses juges la
questionnent : "Qu'est-ce que vous aimiez le mieux : votre étendard, ou votre épée ?" Et la réponse fuse, immédiate
: "Mon étendard ! Je l'aimais bien plus, quarante fois plus que l'épée... Je portais moi-même mon étendard, quand
j'attaquais, pour éviter de tuer personne. Jamais je n'ai tué personne." Selon la forte parole de Malraux, dans le
discours qu'il fit ici même, Jeanne est la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié.
En Jeanne, les valeurs de droit et de justice et le refus de l'exclusion, qui fondent notre conscience collective
et soudent la France aux moments décisifs de son histoire, éclatent avec d'autant plus de force qu'elle est elle-
même plus frêle et plus fragile.
Elle a le courage d'un Bonaparte au Pont d'Arcole, mais elle n'est pas amoureuse des armes. Elle vaut la peine de
méditer un moment sur la prédilection de notre pays à se reconnaître dans une effigie féminine, la Marianne dont
les bustes ornent nos mairies et le visage nos timbres postes, la "Princesse des contes" dont parlait le Général de
Gaulle. Peut être est-ce que, par là, ces symboles nous font mieux ressentir la force du droit.
Jeanne est une petite paysanne, une bergère ou même : "une pauvre bergerette" comme on dit alors. Au moment de la
délivrance d'Orléans, elle compte à peine 17 ans. Et pourtant, parce qu'il le faut, parce que telle est sa mission,
elle affronte la guerre, elle fait face à ses juges "hardiment", le mot revient sans cesse, dans les minutes du
procès. Parce qu'elle n'est rien, et sa mission tout, elle est intrépide.
Elle est irréductible, d'une volonté sans faille. Elle n'est pas de celles qui renoncent : "Si je voyais la porte
ouverte, réplique-t-elle à ses juges, je m'en irais. "Ici est le devoir des combattants. Pour faire taire cette
fille indomptable, il fallait la brûler".
La figure d'Antigone s'impose ici, en contrepoint de celle de Jeanne. Comme Antigone, Jeanne fait face à ses juges,
intransigeante et désarmée. Comme elle, elle en appelle d'une loi supérieure. Mais Antigone conteste la loi qu'on
lui applique. Le drame de Jeanne est plus profond, plus intime, plus redoutable. Elle qui se définit elle-même :
"Je suis bonne chrétienne, bien baptisée, et je mourrai bonne chrétienne", la voici jugée par ceux qui lui
affirment avec l'autorité de leur science et de leur charge qu'elle se trompe et que ses voix viennent du démon.
Ils insistent : si elle persévère à croire en sa mission, elle se place elle-même en dehors de l'Eglise dont elle
se réclame. Mais, elle, simple femme, qui n'a aucune science d'Eglise ose l'audace suprême : maintenir qu'elle est
fidèle à Dieu.
Il s'agit ici de notre valeur la plus profonde : l'absolu de la conscience individuelle. De tous les droits de
l'homme, celui-ci est le plus sacré. Le destin de Jeanne se noue dans sa fidélité à l'évidence intérieure, à ces
voix qu'elle est seule à entendre et qui lui apparaissent dans une lumière qu'elle est seule à voir. Cette
obéissance est pour elle une exigence absolue contre laquelle viennent se briser tous les préjugés et tous les
jugements. Là réside le secret de sa force, la source du courage qui la conduit au bûcher : pour elle, mieux vaut
mourir que de se rétracter, car ce serait trahir Dieu même : "Si je disais que Dieu ne m'a pas envoyée, je me
damnerais. C'est la vérité que Dieu m'a envoyée."
La leçon de Jeanne est de tous les temps et de tous les pays. Elle nous enseigne à nous fier à notre propre
conscience plus qu'aux avis des autorités, à préférer la libre opinion du citoyen aux dogmes des Etats ou aux
sentences des savants. Comment, en un jour comme celui-ci, ne pas évoquer d'autres figures de résistance morale,
qui ont eu raison, à la longue, d'idéologies inhumaines. Le pasteur de Timisoara, dont la résistance non violente a
fait basculer la dictature roumaine, ou Nelson Mandela, qui a passé sa vie en prison plutôt que de renier ses
convictions.
Il est vrai que les idées mènent le monde. Ne cessons donc pas de croire aux idées qui sont les nôtres, qui ont
fait la grandeur de notre pays et en ont assuré le rayonnement. En cette année 1990, alors que le bicentenaire de
la Révolution Française s'achève à peine, et que les pays de l'Europe de l'Est, comme ceux de l'Amérique Latine,
bruissent encore de leur citoyenneté retrouvée, nous avons à les affirmer avec toujours plus de force.
Jeanne d'Arc nous enseigne que les convictions fortes unissent et mobilisent. Je voudrais, aujourd'hui, que la
France se rassemble autour de deux espoirs. Nous devons, d'abord, faire de notre pays un peuple fraternel, riche de
sa diversité, conscient de ce qu'il est mais ouvert aux autres. Nous crisper dans un nationalisme étroit serait
nous renier. Mais il faut, aujourd'hui, une conception plus large du rassemblement. Ce sont les peuples d'Europe,
et d'abord ceux de la Communauté, qu'il faut unir en une même citoyenneté. Les Bourguignons et les Armagnacs
d'aujourd'hui, ce sont les peuples qui composent l'Europe et qui, de 1870 à 1945, se sont affrontés si durement. La
perversion de l'idée nationale a par deux fois plongé l'Europe dans d'effroyables conflits suicidaires. La paix
dure depuis maintenant 45 ans. Pour qu'elle devienne irréversible, il nous faut unir l'Europe, construire la
"Nation Européenne". J'aimerais conclure en rappelant le rêve de Victor Hugo, qui a tant oeuvré pour une idée de la
France liée aux valeurs universelles : je voudrais rappeler au "XXème siècle, il y aura une nation extraordinaire",
elle ne s'appellera point la France, elle s'appellera l'Europe, et au siècle suivant, plus transfigurée encore,
elle s'appellera l'humanité.
Vive Orléans,
Vive la République,Vive la France.
Mesdames,
Messieurs,
Je suis particulièrement heureux davoir été invité à présider les fêtes du 561è anniversaire de la libération
dOrléans par Jeanne dArc. Cest pour moi un grand honneur de prendre la parole en un tel lieu, et en une telle
circonstance. Jen mesure, croyez-le, toute la portée.
Je suis dautant plus heureux quici, dans votre ville, Jeanne dArc fait lobjet dune adhésion unanime. Elle
nest point accaparée par une fraction et lhommage que vous lui rendez na rien de partisan. En célébrant Jeanne
dArc à sa vraie date, le 8 mai, et non à une autre, comme certains falsificateurs de lhistoire, Orléans rappelle
lanniversaire dun événement exceptionnel, où laudace résolue dune jeune fille de 17 ans fit basculer lavenir
du pays tout entier. Un événement libérateur, qui desserre létreinte de lenvahisseur, renverse le sort des
combats et fait briller lespoir de la victoire. Un événement fondateur, enfin, dont la célébration fidèle,
indifférente aux alternances politiques, celle dannée en année lidentité de votre ville et la soude dans la
mémoire de son passé et lespérance de son destin.
Mais la tradition que vous honorez vous conduit à donner à cette commémoration une autre ampleur, et si vous tenez
à inviter, chaque année, une personnalité extérieure à votre ville pour présider cette cérémonie, comme le
Président de la République, Monsieur François Mitterrand, l'année dernière, c'est aussi parce que l'histoire de
Jeanne d'Arc compte dans la mémoire de tous les Français. En elle se fonde une partie de notre identité collective.
Et c'est pourquoi nous ne devons pas permettre qu'elle soit accaparée par des minorités nationalistes ou
partisanes.
Bien des interprétations erronées ont été données de la figure de Jeanne d'Arc. Elle a été recrutée trop souvent au
service des causes qui ne pouvaient pas être les siennes.
Comment pourrait-elle sérieusement être comprise comme le symbole d'un nationalisme d'exclusion comme l'extrême
droite, aujourd'hui et hier, au temps des ligues et à Vichy, a voulu le faire croire !
A l'époque de Jeanne le mot même de nation n'avait pas son sens actuel, forgé essentiellement par la Révolution
Française, volonté de citoyens libres de vivre ensemble. Encore moins, avait-elle conscience de parler pour un
peuple ou une race, ni même encore pour une communauté soudée par la langue.
La France ne se définit pour elle ni comme un peuple, ni par une frontière, ni par une langue. Ce qui importe à ses
yeux, c'est le respect d'un pouvoir légitime, celui du dauphin, qu'elle a mission de faire sacrer à Reims, pour que
sa légitimité devienne incontestable ; elle ne combat pas les Anglais parce qu'ils sont étrangers, mais parce que
ce sont des usurpateurs, ou, plus simplement, parce qu'ils prennent ce qui ne leur appartient pas.
En Jeanne, nulle exclusive de quiconque. Venue des marches de Lorraine, du pays Bourguignon, au service d'un roi
que défendent les Armagnacs, soutenus par des Ecossais, elle n'a rien contre les Anglais tant qu'ils ne veulent pas
imposer leur loi. La lettre célèbre qu'elle dicte, avant d'entrer en campagne : "Roy d'Angleterre, et vous, Duc de
Bedford, qui vous dites régent du royaume..." est fort claire sur ce point : "rendez à la Pucelle les clefs de
toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France". Elle est toute prête de faire paix, et, comme
tout le peuple paysan de l'époque, harassé des exactions des gens de guerre, elle ne désire que la paix, mais une
paix respectueuse du droit : "allez-vous en, de par Dieu, en vos pays, et si ainsi ne faites, je suis chef de
guerre et en quelque lieu que j'atteindrai vos gens en France, je les en ferai aller, veuillent ou non veuillent".
Ce patriotisme, qui prend racine dans le sentiment du droit bafoué et tire sa force d'une volonté de justice, est
celui-là même qui a toujours soudé la France aux moments les plus durs de son histoire. Sous la Révolution
française, quand l'étranger tentait d'imposer le retour du roi et des émigrés, comme en 1914, devant l'invasion
allemande ou en 1939, devant la barbarie nazie. A la voix de Jeanne fait écho, cinq siècles plus tard, celle de
Clemenceau, à la Chambre des Députés, le 11 novembre 1918, à l'heure même où sonnait le clairon de l'armistice :
"La France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'humanité, sera toujours le soldat de l'idéal."
Dès lors, les valeurs dont Jeanne d'Arc se réclamaient, et dans lesquelles nous nous reconnaissons encore
aujourd'hui, comme Français, sont des valeurs universelles auxquelles peuvent adhérer tous les hommes, de toutes
les nations. Dans la guerre même, nous ne nous reconnaissons que si nous avons le sentiment de combattre comme
hommes, plus encore que comme Français. Jeanne est sans doute la première de cette lignée. Chez elle, nulle haine,
nulle volonté de tuer, pas de violence. Le 8 mai 1429, des remparts d'Orléans, on voit les Anglais former leur
armée. Les défenseurs sortent à leur tour et se rangent, eux aussi, en bataille. Certains veulent attaquer. Jeanne
les en empêche : le 8 mai est un dimanche, jour qui ne convient pas aux combats. Surtout, elle veut laisser aux
Anglais l'espace du repentir. De fait, ils se replient, et se retirent vers Meung et Beaugency. Sans qu'il ait
fallu, de nouveau, verser le sang, le siège est levé, la ville est libérée.
Bien des anecdotes attestent la compassion inépuisable de Jeanne envers les humbles, les pauvres, les exclus. Mais
cette compassion s'étend à l'ennemi à terre ou blessé. Au soir de la prise du fort des Tourelles, qui décide de la
victoire, le 7 mai, elle pleure le chef anglais, qui s'est noyé en Loire. Lors de son procès, ses juges la
questionnent : "Qu'est-ce que vous aimiez le mieux : votre étendard, ou votre épée ?" Et la réponse fuse, immédiate
: "Mon étendard ! Je l'aimais bien plus, quarante fois plus que l'épée... Je portais moi-même mon étendard, quand
j'attaquais, pour éviter de tuer personne. Jamais je n'ai tué personne." Selon la forte parole de Malraux, dans le
discours qu'il fit ici même, Jeanne est la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié.
En Jeanne, les valeurs de droit et de justice et le refus de l'exclusion, qui fondent notre conscience collective
et soudent la France aux moments décisifs de son histoire, éclatent avec d'autant plus de force qu'elle est elle-
même plus frêle et plus fragile.
Elle a le courage d'un Bonaparte au Pont d'Arcole, mais elle n'est pas amoureuse des armes. Elle vaut la peine de
méditer un moment sur la prédilection de notre pays à se reconnaître dans une effigie féminine, la Marianne dont
les bustes ornent nos mairies et le visage nos timbres postes, la "Princesse des contes" dont parlait le Général de
Gaulle. Peut être est-ce que, par là, ces symboles nous font mieux ressentir la force du droit.
Jeanne est une petite paysanne, une bergère ou même : "une pauvre bergerette" comme on dit alors. Au moment de la
délivrance d'Orléans, elle compte à peine 17 ans. Et pourtant, parce qu'il le faut, parce que telle est sa mission,
elle affronte la guerre, elle fait face à ses juges "hardiment", le mot revient sans cesse, dans les minutes du
procès. Parce qu'elle n'est rien, et sa mission tout, elle est intrépide.
Elle est irréductible, d'une volonté sans faille. Elle n'est pas de celles qui renoncent : "Si je voyais la porte
ouverte, réplique-t-elle à ses juges, je m'en irais. "Ici est le devoir des combattants. Pour faire taire cette
fille indomptable, il fallait la brûler".
La figure d'Antigone s'impose ici, en contrepoint de celle de Jeanne. Comme Antigone, Jeanne fait face à ses juges,
intransigeante et désarmée. Comme elle, elle en appelle d'une loi supérieure. Mais Antigone conteste la loi qu'on
lui applique. Le drame de Jeanne est plus profond, plus intime, plus redoutable. Elle qui se définit elle-même :
"Je suis bonne chrétienne, bien baptisée, et je mourrai bonne chrétienne", la voici jugée par ceux qui lui
affirment avec l'autorité de leur science et de leur charge qu'elle se trompe et que ses voix viennent du démon.
Ils insistent : si elle persévère à croire en sa mission, elle se place elle-même en dehors de l'Eglise dont elle
se réclame. Mais, elle, simple femme, qui n'a aucune science d'Eglise ose l'audace suprême : maintenir qu'elle est
fidèle à Dieu.
Il s'agit ici de notre valeur la plus profonde : l'absolu de la conscience individuelle. De tous les droits de
l'homme, celui-ci est le plus sacré. Le destin de Jeanne se noue dans sa fidélité à l'évidence intérieure, à ces
voix qu'elle est seule à entendre et qui lui apparaissent dans une lumière qu'elle est seule à voir. Cette
obéissance est pour elle une exigence absolue contre laquelle viennent se briser tous les préjugés et tous les
jugements. Là réside le secret de sa force, la source du courage qui la conduit au bûcher : pour elle, mieux vaut
mourir que de se rétracter, car ce serait trahir Dieu même : "Si je disais que Dieu ne m'a pas envoyée, je me
damnerais. C'est la vérité que Dieu m'a envoyée."
La leçon de Jeanne est de tous les temps et de tous les pays. Elle nous enseigne à nous fier à notre propre
conscience plus qu'aux avis des autorités, à préférer la libre opinion du citoyen aux dogmes des Etats ou aux
sentences des savants. Comment, en un jour comme celui-ci, ne pas évoquer d'autres figures de résistance morale,
qui ont eu raison, à la longue, d'idéologies inhumaines. Le pasteur de Timisoara, dont la résistance non violente a
fait basculer la dictature roumaine, ou Nelson Mandela, qui a passé sa vie en prison plutôt que de renier ses
convictions.
Il est vrai que les idées mènent le monde. Ne cessons donc pas de croire aux idées qui sont les nôtres, qui ont
fait la grandeur de notre pays et en ont assuré le rayonnement. En cette année 1990, alors que le bicentenaire de
la Révolution Française s'achève à peine, et que les pays de l'Europe de l'Est, comme ceux de l'Amérique Latine,
bruissent encore de leur citoyenneté retrouvée, nous avons à les affirmer avec toujours plus de force.
Jeanne d'Arc nous enseigne que les convictions fortes unissent et mobilisent. Je voudrais, aujourd'hui, que la
France se rassemble autour de deux espoirs. Nous devons, d'abord, faire de notre pays un peuple fraternel, riche de
sa diversité, conscient de ce qu'il est mais ouvert aux autres. Nous crisper dans un nationalisme étroit serait
nous renier. Mais il faut, aujourd'hui, une conception plus large du rassemblement. Ce sont les peuples d'Europe,
et d'abord ceux de la Communauté, qu'il faut unir en une même citoyenneté. Les Bourguignons et les Armagnacs
d'aujourd'hui, ce sont les peuples qui composent l'Europe et qui, de 1870 à 1945, se sont affrontés si durement. La
perversion de l'idée nationale a par deux fois plongé l'Europe dans d'effroyables conflits suicidaires. La paix
dure depuis maintenant 45 ans. Pour qu'elle devienne irréversible, il nous faut unir l'Europe, construire la
"Nation Européenne". J'aimerais conclure en rappelant le rêve de Victor Hugo, qui a tant oeuvré pour une idée de la
France liée aux valeurs universelles : je voudrais rappeler au "XXème siècle, il y aura une nation extraordinaire",
elle ne s'appellera point la France, elle s'appellera l'Europe, et au siècle suivant, plus transfigurée encore,
elle s'appellera l'humanité.
Vive Orléans,
Vive la République,Vive la France.