Déclaration de M. Pierre Bérégovoy, Premier ministre, sur le rôle des ministres des finances, Paris le 1er octobre 1992.

Prononcé le 1er octobre 1992

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Circonstance : Inauguration de l'exposition "Les ministres des finances de 1870 à nos jours" à Paris (Bercy) le 1er octobre 1992

Texte intégral

88 ministres des Finances pour 122 ans de République. Voilà qui ramène l'ego de ceux qui ont exercé cette fonction à sa juste dimension. Les gouvernements passent, les ministres changent. Les Finances restent, colonne vertébrale de l'Etat surmontée d'une nuque que d'aucuns jugent parfois un peu raide. Mais si l'échine avait été plus souple, l'Etat y aurait-il gagné ? Je ne le pense pas.
Sur la place éminente, dans l'Etat, de cette administration, je ne crois pas qu'il soit besoin d'insister. Un seul signe, tout petit, le montre assez : on dit l'Industrie, la Défense, ou le Travail ; mais on dit Bercy, hier Rivoli, avec ce mélange de crainte et de respect que vous goûtez assez et que vous entretenez souvent. Les ministères ont des noms communs. Celui-ci a un nom propre. C'est tout dire.
Les ministres changent, disais-je. Il est assez plaisant cependant de contempler la longue cohorte qu'ils forment. C'est une belle idée que de les avoir réunis. Leur diversité est celle-là même de notre histoire et de notre pays.
Tous, j'en suis sûr, et d'abord celui qui vous parle, même quand ils n'étaient pas issus de vos rangs, ont apprécié le dévouement et l'efficacité de cette administration. Qui aime bien châtie bien. Il faut parfois bousculer pour innover. Mais je peux témoigner que "l'esprit Finances", c'est l'esprit du service public.
Tous ont partagé, avec leur administration, le souci de notre économie et de nos finances publiques parce qu'ils avaient le souci du pays. Il y a un mythe "finances" : celui d'un quarteron de moines soldats qui défont brutalement les projets échafaudés patiemment par les autres ministères. La réalité n'est pas celle-là. Les gouvernements sont pleins d'imagination sur ce qui est souhaitable. Les Ministres des Finances rappellent que la politique, c'est aussi l'art du possible. L'opinion, souvent, leur en sait gré. Montesquieu l'a dit : la démocratie repose toute entière sur la vertu des citoyens. Le sens de la vérité et du courage qui caractérise les Finances, c'est l'hommage rendu à cette vertu.
Je parlais tout à l'heure de longévité. Certains, victimes des aléas de la IVème République, ne sont restés que peu de temps. Je pense notamment à mon ami Christian Pineau qui fut Ministre des Finances... 7 jours en 1948. Vous me direz, 7 jours, c'est le temps de la création. Je suis sûr que cette semaine fut bien employée par cet homme qui a su montrer ailleurs toutes ses qualités. Si j'en crois les tablettes de l'exposition, le Président Giscard d'Estaing a établi un "record" difficile à battre avec 3058 jours, soit près de neuf ans. Je ne suis resté personnellement en poste "que" 2061 jours, soit près de six ans, interrompu il est vrai -au sport on appellerait cela une mi-temps- par Edouard Balladur : il m'a ainsi privé d'une deuxième place qui revient dès lors à Léon Say.
Que cette longévité relative me donne néanmoins le droit de terminer par deux notes plus personnelles.
D'abord l'émotion et la joie de retrouver dans cette galerie des figures proches. Celle de Léon Blum d'abord, qui en 1938 avait scindé - déjà ! - les Finances entre Trésor et Budget, avec un jeune sous-secrétaire d'Etat au Trésor nommé Pierre Mendès France : attelage prometteur, même s'il fut de courte durée. Celle de Pierre Mendès France lui-même, à qui je viens de rendre hommage en inaugurant le centre de conférences de Bercy et qui n'obtint pas, ni en 1944 ni en 1954, tous les moyens de son ambition. Celles, plus près de nous, de mes amis Jacques Delors, Laurent Fabius, ainsi que Michel Sapin et Michel Charasse qui sont aujourd'hui ensemble les gardiens du temple. L'un m'a annoncé son désir de le quitter, après avoir rendu de signalés services aux contribuables français ; l'autre est prêt à y rester, pour longtemps j'espère. Je citerai enfin, pour l'anecdote, le trop oublié Augustin Pouyer-Quertier en 1871-72 : il était normand, comme moi, et né à Etoutteville en Caux ; il a fait déménager les Finances de la rue du Mont Thabor pour le Louvre, installation donnée à l'époque pour provisoire. J'ai le sentiment en ayant réussi l'installation à Bercy en 1989, d'avoir-tardivement - exécuté les volontés de ce Normand-là.
Ma seconde remarque sera pour dire que la tâche difficile des Ministres des Finances, c'est de concilier le souci de la sécurité et l'esprit de réforme.
Le souci de la sécurité, cela signifie que la puissance économique de la France, sa solidité dans un environnement toujours plus incertain doivent être l'ambition première. Rien de durable ne se construit sans une monnaie et des prix stables, sans des finances équilibrées. Un peu d'inflation aujourd'hui, c'est demain beaucoup d'appauvrissement. Trop de déficit aujourd'hui, c'est demain trop d'impôts. J'ai toujours refusé les sirènes de la facilité. Je les ai refusées, par souci de l'intérêt national, car l'économie qui s'affaiblit, c'est la France qui s'abaisse.
Je les ai refusées aussi au nom des convictions sociales qui ont toujours guidé mon engagement. Ce sont toujours les plus petits qui paient le prix des crises économiques, monétaires et financières. Ce sont eux qui font d'abord les frais des plans d'austérité qui succèdent inévitablement à l'euphorie de la facilité. Quand j'entends aujourd'hui revenir le parti du franc faible et de la dévaluation, je me dis que certains n'ont rien appris de ces 122 ans d'histoire.
La sécurité, c'est aussi l'emploi et c'est pourquoi je me suis toujours refusé au dogmatisme de la fausse rigueur. Dans une économie ouverte quand le ralentissement de l'activité nous vient de l'extérieur il est judicieux d'accélérer la reprise par une politique budgétaire rendue possible par la gestion des années passées. C'est ce que nous faisons cette année.
La gestion rigoureuse mais aussi la réforme parce que les Ministres des Finances sont au coeur du combat pour l'emploi, avec la recherche de la croissance et de l'investissement, du combat pour l'égalité des chances, avec la fiscalité et les dépenses publiques. Je suis favorable à l'économie de marché, et j'ai partout, où cela était possible, remplacé des contraintes par des libertés et des subventions par des baisses d'impôts. Les chefs d'entreprise ne l'ont pas encore tous bien compris et veulent tout à la fois : les libertés d'aujourd'hui, et les subventions d'hier...
Mais je crois tout autant au règles nécessaires pour organiser le marché, aux autorités pour le surveiller : le Conseil de la Concurrence, la Commission des opérations de bourse. L'union économique et monétaire après le marché unique, le projet de loi de prévention de la corruption, ce sont aussi les piliers d'une économie moderne et juste.
L'histoire nous jugera, tous, comme elle a commencé de le faire avec nos prédécesseurs. Elle s'appuiera sans doute sur un mot simple, qui appartient à la fois au vocabulaire politique et langage économique, un mot qui rime avec Finances et constitue une belle valeur : la confiance. La confiance ne se décrète pas, elle se mérite ; elle a été pour nous tous une exigence, et pour certains un capital. A nous de bien servir la confiance des Français.
Un dernier mot, pour finir. Un ministre, n'est jamais seul. Il est l'expression d'une politique. Il est aussi le visage d'une administration. Chaque corporation a son code de l'honneur. Je voudrais que celui des ministres fût d'assumer seul les erreurs, mais de partager avec tous le mérite des bonnes décisions. En ces temps où il est de bon ton de décrier les technocrates, surtout quand on est issu de leurs rangs, j'aimerais que chaque visiteur de cette exposition pense à cela : derrière chacun de ces portraits de ministres, il y a les fonctionnaires des Finances sans lesquels rien ne se serait fait. Que cette exposition soit d'abord la leur.

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