Texte intégral
Je vous dirai dans quel esprit nous avons conçu cette rencontre, à quoi elle répond et ce qu'elle peut annoncer pour l'avenir.
D'abord, je souhaite remercier tous les participants et intervenants. Lorsque mon directeur de cabinet, Pierre Sellal, a eu cette idée avec vous, Jean-Marie Rouart, autour du tableau du cardinal de Bernis, vous avez aussitôt rencontré enthousiasme et intérêt.
Depuis lors, nous n'avons eu qu'une question à l'esprit : pourquoi ne l'avons-nous pas fait plus tôt ? Pourquoi n'y avons-nous pas pensé avant ? Non seulement pour Romain Gary mais également pour toute une série d'autres figures.
En tout cas, l'initiative s'est concrétisée, elle s'est organisée. Il y a eu des préparatifs sérieux. Vous êtes là nombreux, pendant une journée magnifique qui incitait plutôt à se promener qu'à être dans un salon, aussi doré qu'il puisse l'être.
Je suis très heureux que ces différentes personnalités, ces intervenants, ces témoins aient pu rassembler dans ce dialogue, aujourd'hui des souvenirs personnels autour de Romain Gary, cette personnalité si riche, son côté excentrique dans le meilleur sens du terme, sa générosité. Nous avons également rassemblé un certain nombre de choses sur le diplomate, l'ambassadeur et pas uniquement à partir de l'idéal qu'en faisait sa mère à travers cette image de la "cloche de verre".
Je suis assez heureux que nous commencions, ce qui dans mon esprit devrait devenir une série sur les écrivains-diplomates ou les diplomates-écrivains, par quelqu'un qui a eu un rapport difficile, dialectique, tendu, ironique avec cette maison.
Dans ce contexte, c'est un petit clin d'il et une façon d'être fidèle à ce que Romain Gary avait d'unique que de parler de lui avec cette affection, cette distance, cette drôlerie.
Vous avez sans doute évoqué les mesquineries, il y a eu des témoignages dans les vitrines que nous avons rassemblées. Il y a ce choc entre une administration amenée à gérer des règlements, des intérêts, qui ne doit pas s'appesantir sur l'individu, aussi génial soit-il ; et puis une personnalité lumineuse et vivante qui se heurte à cela.
Je pense que vous avez évoqué ses traits d'esprit nombreux. Nous nous demandions tout à l'heure avec Pierre Sellal s'il y avait un "Romain Gary" qui soit dans nos effectifs aujourd'hui, un peu maltraité comme l'a été l'autre ? Je ne crois pas, mais peut-être allons-nous découvrir à cette occasion qu'il y a un talent caché.
J'ai pensé au Romain Gary porte-parole, mais peut-être nous ferait-il de suite la déclaration qu'il a faite sur Eisenhower et le golf, certainement citée plusieurs fois aujourd'hui. Je ne veux pas non plus souligner les difficultés de l'administration car je vais m'attirer les commentaires que vous faisiez sur la Marine tout à l'heure qui pourraient, peut-être à titre posthume, réparer ce qui a été raté pour Loti.
Je suis content que vous ayez apporté ce regard à la fois érudit, facétieux, affectueux, sentimental, ironique par rapport au Gary diplomate. C'est une sorte de lointaine réparation. Ce n'est pas sans lien avec une certaine réflexion que l'on peut avoir sur ce qu'est le ministère aujourd'hui, sur ce qu'il doit être, ce qu'il doit devenir.
Vous avez beaucoup parlé de Gary et de sa représentation de l'humanité, de l'humanisme, sa vision de la France. Nous sommes là sur un terrain d'une immense richesse. Au travers des articles que le colloque a provoqués et que j'ai lus, il y a un retentissement immédiat dans cette période de globalisation.
Je reviens de New York et du Forum économique de Davos, où j'ai porté le même message que d'autres sont allés porter à Porto Alegre, celui d'une globalisation plus humaine, plus maîtrisée, plus régulée : la question de la personnalité propre, de l'identité de chaque pays. Lorsque vous rappeliez le fait que la France a une idée, c'est une façon de concevoir la France. C'est cela qui est en jeu aujourd'hui. Comment pourra-t-on tirer parti de ce qu'il y a de positif et de créateur dans les immenses mécanismes à l'uvre qui globalisent et qui mondialisent, qui ouvrent, qui décompartimentent, qui dérégulent ? La globalisation est une dérégulation et c'est pour cela qu'il est difficile de réguler la dérégulation. Comment pourra-t-on traverser cela en préservant une identité profonde, une richesse culturelle ?
Vous avez tous apporté quelque chose à cette journée et je remercie vraiment l'ensemble des intervenants et des participants, en insistant spécialement sur le rôle d'Anne Simon et de Mireille Sacotte pour la coordination scientifique, ainsi que celui de l'association "Les mille Gary", de son président Jean-François Hangouët et de Violaine Chain. Je cite quelques noms mais je devrais citer tous ceux qui ont apporté aujourd'hui cette contribution et cette richesse.
Il y a, vous le voyez au travers de mes commentaires et remerciements, une actualité. Je ne pense pas que vous n'ayez été aujourd'hui que dans la nostalgie, certes savoureuse, par rapport à Romain Gary. Nostalgie des souvenirs, nostalgie d'un moment, d'une qualité, d'une écriture, d'une certaine approche de la France.
Nous nous situons dans des questions très immédiates ; je parlais tout à l'heure de la globalisation, mais c'est vrai aussi pour la langue à propos du combat pour le français. C'est un point fondamental et, à cet égard, je ne suis pas sûr que nous ayons trouvé le point d'équilibre exact entre l'ouverture de notre langue, faite d'apports multiples depuis toujours et qui doit continuer à respirer de cette façon, à recevoir, à donner, à s'enrichir, à se bonifier et faire en sorte que, dans le risque de la globalisation, elle reste l'une des grandes langues de culture d'échanges et de civilisation. Pour cela, il faut toutes sortes de mécanismes administratifs mais il faut aussi qu'elle soit portée.
Je cherche, pour ma part, le point d'équilibre entre les deux. Une attitude de fermeture sur la langue est impraticable aujourd'hui, mais une attitude de laisser-aller est dangereuse. Il ne faut pas tomber dans le paradoxe qui ferait que les Français seraient le seul peuple dépositaire d'une des grandes langues de culture et de civilisation et qui ne se préoccuperaient pas d'en préserver la force, non pas sous une forme statique mais sous une forme évolutive. Je vois que les anglophones et les hispanophones n'ont pas ce problème, car leur langue est en expansion. Mais ni les Russes, ni les Chinois, ni les Arabes ou même, plus près de nous en Europe, les Allemands, les Italiens ou les Néerlandais n'ont une attitude de laisser-aller ou de gêne concernant la défense de leur propre langue.
Il faut essayer de corriger plusieurs excès : il y a eu, ces dernières années, une sorte de snobisme, de gêne à défendre le français comme si c'était ringard. Je pense que c'est une erreur fondamentale et que cela n'a rien de passéiste. Au contraire, c'est un combat d'avenir, un combat d'identité, de diversité. Il n'y a pas diversité s'il n'a pas des personnalités différentes, y compris sur le plan culturel et linguistique.
La situation d'aujourd'hui, et la façon dont la planète est submergée par l'américain d'aéroport (pour résumer), n'a jamais existé dans l'histoire des langues, des cultures et la manière dont elles se sont affrontées. En même temps, on ne peut pas le faire par des procédés d'interdiction, des procédés d'adjudants ou de vigilance idiote, de douaniers par rapport à l'introduction des mots différents. Il faut donc trouver le point d'équilibre. J'en parle ici, vous êtes des gens de langue, de culture, d'idées et de littérature et je crois que notre réflexion doit être poursuivie sur ce point.
A travers l'image de Gary, au travers des noms que vous avez cités, d'un certain nombre de personnalités qui sont devenues des monstres de la littérature française en venant d'autres cultures, d'autres langues et d'autres pays, on revient à la question de l'influence : le poids et l'image de la France pour défendre nos intérêts et notre vision du monde.
Là aussi, nous sommes à un carrefour très important au regard de la question européenne. Je pense que l'Europe de demain doit être forte et pour qu'elle le soit, elle a besoin d'une France forte dans une Europe forte. Je ne pense pas que l'Europe élargie de demain ait quoi que ce soit à gagner à une France qui serait gênée ou complexée par rapport à elle-même. Je l'ai dit sur la langue mais je peux le dire sur la culture en général. Ce n'est pas du tout équivalent si on laisse se créer une grande Europe dans laquelle il y a une sorte de plus petit commun dénominateur. Un peu comme un peintre qui mélangerait toutes les couleurs de sa palette pour aboutir à une seule couleur unique. Ou si, au contraire, il y a une vitalité, une identité, une créativité. Je pense que nous devons être en Europe le laboratoire de ce que nous préconisons pour le reste du monde.
On parle bien de biodiversité. C'est aussi valable en matière de culture et de langue. Chez nous, compte tenu de ce que nous sommes, de notre histoire et de notre passé, ce mouvement, cette aspiration, passent par la figure de grands écrivains qui ont une démarche comme celle de Gary et qui se trouvent être une charnière, un carrefour, un passage possible entre écriture et diplomatie.
Il n'y a pas de contradiction entre adorer son propre pays, adorer cette langue magnifique, y compris dans cette forme de perfection vers laquelle ont tendu toutes sortes de gens qui en ont fait le véhicule de l'expression de leur talent et l'engagement européen, humaniste et d'ouverture sur le monde. Il n'y a aucune contradiction, au contraire. Le risque du nivellement, de la suppression des diversités, existe aujourd'hui ; il n'a jamais existé dans le passé. Nous devons donc penser à ce problème d'aujourd'hui et des décennies à venir avec des idées.
Je ne reviendrai pas sur les différents volets de la personnalité de Romain Gary, vous les avez évoqués les uns et les autres. J'ai beaucoup aimé les passages sur les éléphants, je trouve cela métaphorique, symbolique, peut-être par rapport à cette propre maison. Certains me disaient qu'ils trouvaient qu'elle garde un caractère trop pachydermique, une vulnérabilité trop pachydermique...
Je voudrais que cette première rencontre soit une sorte d'ensemencement, qu'elle fasse germer l'idée que cette maison devrait redevenir le lieu naturel de réunions de ce type, consacrées à de grandes figures, soit d'écrivains qui sont devenus diplomates ou ministres parfois ; soit des diplomates qui ont écrit, des écrivains contrariés qui auraient voulu devenir diplomates ou ministres et qui ne l'ont pas été. Je pense à d'autres époques, à Montesquieu naturellement. Il y a une réserve sans fin, une liste très longue dans laquelle il y aurait Chateaubriand, Tocqueville, Giraudoux, Claudel, Saint-John Perse évidemment, Morand quand même et beaucoup d'autres talents. Je voudrais que nous concluions cette journée et cet échange par l'idée que c'est une ouverture.
Romain Gary aura été la plus lumineuse et la plus phosphorescente des figures de diplomates-écrivains contemporains, mais déjà un peu décalée, qui nous relie à des moments clefs d'une histoire déjà devenue historique qui se fige un peu. En même temps, il est proche de nous, il est sensible. Je pense qu'il souffrirait beaucoup d'une chose, s'il était encore parmi nous, du corset de la correction dans toutes les formes de pensées. Je ne l'ai pas connu mais tel que je le devine et je le comprends au travers de ces quelques traits d'ironie qui auront survécu, je pense qu'il trouverait insupportable globalement, le "politiquement correct", le "diplomatiquement correct" et toutes ces camisoles qui tentent d'enserrer la pensée, la liberté, l'inventivité, toutes les formes d'esprit et d'humour qui sont forcément destructrices et irrévérencieuses, s'en prenant aux uns et aux autres. A force d'interdire, de fermer, de légiférer, de réglementer, d'asphyxier, c'est quelqu'un qui se sentirait mal et qui nous aurait donné, s'il était resté plus longtemps avec nous, quelques manifestations magnifiques d'éloquence et de révolte pour tenter de soulever cette chape de plomb.
C'est là-dessus que je terminerai car c'est le côté de Romain Gary que je trouve le plus attachant. C'est avec lui que je commence et que j'ouvre ce que j'espère être un cycle long et fécond.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)
D'abord, je souhaite remercier tous les participants et intervenants. Lorsque mon directeur de cabinet, Pierre Sellal, a eu cette idée avec vous, Jean-Marie Rouart, autour du tableau du cardinal de Bernis, vous avez aussitôt rencontré enthousiasme et intérêt.
Depuis lors, nous n'avons eu qu'une question à l'esprit : pourquoi ne l'avons-nous pas fait plus tôt ? Pourquoi n'y avons-nous pas pensé avant ? Non seulement pour Romain Gary mais également pour toute une série d'autres figures.
En tout cas, l'initiative s'est concrétisée, elle s'est organisée. Il y a eu des préparatifs sérieux. Vous êtes là nombreux, pendant une journée magnifique qui incitait plutôt à se promener qu'à être dans un salon, aussi doré qu'il puisse l'être.
Je suis très heureux que ces différentes personnalités, ces intervenants, ces témoins aient pu rassembler dans ce dialogue, aujourd'hui des souvenirs personnels autour de Romain Gary, cette personnalité si riche, son côté excentrique dans le meilleur sens du terme, sa générosité. Nous avons également rassemblé un certain nombre de choses sur le diplomate, l'ambassadeur et pas uniquement à partir de l'idéal qu'en faisait sa mère à travers cette image de la "cloche de verre".
Je suis assez heureux que nous commencions, ce qui dans mon esprit devrait devenir une série sur les écrivains-diplomates ou les diplomates-écrivains, par quelqu'un qui a eu un rapport difficile, dialectique, tendu, ironique avec cette maison.
Dans ce contexte, c'est un petit clin d'il et une façon d'être fidèle à ce que Romain Gary avait d'unique que de parler de lui avec cette affection, cette distance, cette drôlerie.
Vous avez sans doute évoqué les mesquineries, il y a eu des témoignages dans les vitrines que nous avons rassemblées. Il y a ce choc entre une administration amenée à gérer des règlements, des intérêts, qui ne doit pas s'appesantir sur l'individu, aussi génial soit-il ; et puis une personnalité lumineuse et vivante qui se heurte à cela.
Je pense que vous avez évoqué ses traits d'esprit nombreux. Nous nous demandions tout à l'heure avec Pierre Sellal s'il y avait un "Romain Gary" qui soit dans nos effectifs aujourd'hui, un peu maltraité comme l'a été l'autre ? Je ne crois pas, mais peut-être allons-nous découvrir à cette occasion qu'il y a un talent caché.
J'ai pensé au Romain Gary porte-parole, mais peut-être nous ferait-il de suite la déclaration qu'il a faite sur Eisenhower et le golf, certainement citée plusieurs fois aujourd'hui. Je ne veux pas non plus souligner les difficultés de l'administration car je vais m'attirer les commentaires que vous faisiez sur la Marine tout à l'heure qui pourraient, peut-être à titre posthume, réparer ce qui a été raté pour Loti.
Je suis content que vous ayez apporté ce regard à la fois érudit, facétieux, affectueux, sentimental, ironique par rapport au Gary diplomate. C'est une sorte de lointaine réparation. Ce n'est pas sans lien avec une certaine réflexion que l'on peut avoir sur ce qu'est le ministère aujourd'hui, sur ce qu'il doit être, ce qu'il doit devenir.
Vous avez beaucoup parlé de Gary et de sa représentation de l'humanité, de l'humanisme, sa vision de la France. Nous sommes là sur un terrain d'une immense richesse. Au travers des articles que le colloque a provoqués et que j'ai lus, il y a un retentissement immédiat dans cette période de globalisation.
Je reviens de New York et du Forum économique de Davos, où j'ai porté le même message que d'autres sont allés porter à Porto Alegre, celui d'une globalisation plus humaine, plus maîtrisée, plus régulée : la question de la personnalité propre, de l'identité de chaque pays. Lorsque vous rappeliez le fait que la France a une idée, c'est une façon de concevoir la France. C'est cela qui est en jeu aujourd'hui. Comment pourra-t-on tirer parti de ce qu'il y a de positif et de créateur dans les immenses mécanismes à l'uvre qui globalisent et qui mondialisent, qui ouvrent, qui décompartimentent, qui dérégulent ? La globalisation est une dérégulation et c'est pour cela qu'il est difficile de réguler la dérégulation. Comment pourra-t-on traverser cela en préservant une identité profonde, une richesse culturelle ?
Vous avez tous apporté quelque chose à cette journée et je remercie vraiment l'ensemble des intervenants et des participants, en insistant spécialement sur le rôle d'Anne Simon et de Mireille Sacotte pour la coordination scientifique, ainsi que celui de l'association "Les mille Gary", de son président Jean-François Hangouët et de Violaine Chain. Je cite quelques noms mais je devrais citer tous ceux qui ont apporté aujourd'hui cette contribution et cette richesse.
Il y a, vous le voyez au travers de mes commentaires et remerciements, une actualité. Je ne pense pas que vous n'ayez été aujourd'hui que dans la nostalgie, certes savoureuse, par rapport à Romain Gary. Nostalgie des souvenirs, nostalgie d'un moment, d'une qualité, d'une écriture, d'une certaine approche de la France.
Nous nous situons dans des questions très immédiates ; je parlais tout à l'heure de la globalisation, mais c'est vrai aussi pour la langue à propos du combat pour le français. C'est un point fondamental et, à cet égard, je ne suis pas sûr que nous ayons trouvé le point d'équilibre exact entre l'ouverture de notre langue, faite d'apports multiples depuis toujours et qui doit continuer à respirer de cette façon, à recevoir, à donner, à s'enrichir, à se bonifier et faire en sorte que, dans le risque de la globalisation, elle reste l'une des grandes langues de culture d'échanges et de civilisation. Pour cela, il faut toutes sortes de mécanismes administratifs mais il faut aussi qu'elle soit portée.
Je cherche, pour ma part, le point d'équilibre entre les deux. Une attitude de fermeture sur la langue est impraticable aujourd'hui, mais une attitude de laisser-aller est dangereuse. Il ne faut pas tomber dans le paradoxe qui ferait que les Français seraient le seul peuple dépositaire d'une des grandes langues de culture et de civilisation et qui ne se préoccuperaient pas d'en préserver la force, non pas sous une forme statique mais sous une forme évolutive. Je vois que les anglophones et les hispanophones n'ont pas ce problème, car leur langue est en expansion. Mais ni les Russes, ni les Chinois, ni les Arabes ou même, plus près de nous en Europe, les Allemands, les Italiens ou les Néerlandais n'ont une attitude de laisser-aller ou de gêne concernant la défense de leur propre langue.
Il faut essayer de corriger plusieurs excès : il y a eu, ces dernières années, une sorte de snobisme, de gêne à défendre le français comme si c'était ringard. Je pense que c'est une erreur fondamentale et que cela n'a rien de passéiste. Au contraire, c'est un combat d'avenir, un combat d'identité, de diversité. Il n'y a pas diversité s'il n'a pas des personnalités différentes, y compris sur le plan culturel et linguistique.
La situation d'aujourd'hui, et la façon dont la planète est submergée par l'américain d'aéroport (pour résumer), n'a jamais existé dans l'histoire des langues, des cultures et la manière dont elles se sont affrontées. En même temps, on ne peut pas le faire par des procédés d'interdiction, des procédés d'adjudants ou de vigilance idiote, de douaniers par rapport à l'introduction des mots différents. Il faut donc trouver le point d'équilibre. J'en parle ici, vous êtes des gens de langue, de culture, d'idées et de littérature et je crois que notre réflexion doit être poursuivie sur ce point.
A travers l'image de Gary, au travers des noms que vous avez cités, d'un certain nombre de personnalités qui sont devenues des monstres de la littérature française en venant d'autres cultures, d'autres langues et d'autres pays, on revient à la question de l'influence : le poids et l'image de la France pour défendre nos intérêts et notre vision du monde.
Là aussi, nous sommes à un carrefour très important au regard de la question européenne. Je pense que l'Europe de demain doit être forte et pour qu'elle le soit, elle a besoin d'une France forte dans une Europe forte. Je ne pense pas que l'Europe élargie de demain ait quoi que ce soit à gagner à une France qui serait gênée ou complexée par rapport à elle-même. Je l'ai dit sur la langue mais je peux le dire sur la culture en général. Ce n'est pas du tout équivalent si on laisse se créer une grande Europe dans laquelle il y a une sorte de plus petit commun dénominateur. Un peu comme un peintre qui mélangerait toutes les couleurs de sa palette pour aboutir à une seule couleur unique. Ou si, au contraire, il y a une vitalité, une identité, une créativité. Je pense que nous devons être en Europe le laboratoire de ce que nous préconisons pour le reste du monde.
On parle bien de biodiversité. C'est aussi valable en matière de culture et de langue. Chez nous, compte tenu de ce que nous sommes, de notre histoire et de notre passé, ce mouvement, cette aspiration, passent par la figure de grands écrivains qui ont une démarche comme celle de Gary et qui se trouvent être une charnière, un carrefour, un passage possible entre écriture et diplomatie.
Il n'y a pas de contradiction entre adorer son propre pays, adorer cette langue magnifique, y compris dans cette forme de perfection vers laquelle ont tendu toutes sortes de gens qui en ont fait le véhicule de l'expression de leur talent et l'engagement européen, humaniste et d'ouverture sur le monde. Il n'y a aucune contradiction, au contraire. Le risque du nivellement, de la suppression des diversités, existe aujourd'hui ; il n'a jamais existé dans le passé. Nous devons donc penser à ce problème d'aujourd'hui et des décennies à venir avec des idées.
Je ne reviendrai pas sur les différents volets de la personnalité de Romain Gary, vous les avez évoqués les uns et les autres. J'ai beaucoup aimé les passages sur les éléphants, je trouve cela métaphorique, symbolique, peut-être par rapport à cette propre maison. Certains me disaient qu'ils trouvaient qu'elle garde un caractère trop pachydermique, une vulnérabilité trop pachydermique...
Je voudrais que cette première rencontre soit une sorte d'ensemencement, qu'elle fasse germer l'idée que cette maison devrait redevenir le lieu naturel de réunions de ce type, consacrées à de grandes figures, soit d'écrivains qui sont devenus diplomates ou ministres parfois ; soit des diplomates qui ont écrit, des écrivains contrariés qui auraient voulu devenir diplomates ou ministres et qui ne l'ont pas été. Je pense à d'autres époques, à Montesquieu naturellement. Il y a une réserve sans fin, une liste très longue dans laquelle il y aurait Chateaubriand, Tocqueville, Giraudoux, Claudel, Saint-John Perse évidemment, Morand quand même et beaucoup d'autres talents. Je voudrais que nous concluions cette journée et cet échange par l'idée que c'est une ouverture.
Romain Gary aura été la plus lumineuse et la plus phosphorescente des figures de diplomates-écrivains contemporains, mais déjà un peu décalée, qui nous relie à des moments clefs d'une histoire déjà devenue historique qui se fige un peu. En même temps, il est proche de nous, il est sensible. Je pense qu'il souffrirait beaucoup d'une chose, s'il était encore parmi nous, du corset de la correction dans toutes les formes de pensées. Je ne l'ai pas connu mais tel que je le devine et je le comprends au travers de ces quelques traits d'ironie qui auront survécu, je pense qu'il trouverait insupportable globalement, le "politiquement correct", le "diplomatiquement correct" et toutes ces camisoles qui tentent d'enserrer la pensée, la liberté, l'inventivité, toutes les formes d'esprit et d'humour qui sont forcément destructrices et irrévérencieuses, s'en prenant aux uns et aux autres. A force d'interdire, de fermer, de légiférer, de réglementer, d'asphyxier, c'est quelqu'un qui se sentirait mal et qui nous aurait donné, s'il était resté plus longtemps avec nous, quelques manifestations magnifiques d'éloquence et de révolte pour tenter de soulever cette chape de plomb.
C'est là-dessus que je terminerai car c'est le côté de Romain Gary que je trouve le plus attachant. C'est avec lui que je commence et que j'ouvre ce que j'espère être un cycle long et fécond.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)