Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF et candidat à l'élection présidentielle, à France 2 le 6 décembre 2001, sur l'intervention de Lionel Jospin à France 2 et sur le bilan de son action au gouvernement.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

R. Sicard J'imagine que vous avez suivi avec beaucoup d'intérêt l'intervention de L. Jospin, hier soir sur France 2. Il a quasiment annoncé sa candidature, il a dit qu'elle était "probable". Avez-vous l'impression que c'est un tournant dans la campagne présidentielle ?
- "J'ai surtout l'impression que c'est tout sauf une surprise. Ce que L. Jospin a dit, tout le monde le savait, mais il est plus intéressant de revenir sur le fond de ce qu'il a dit."
Qu'avez-vous pensé de cette intervention ? Pensez-vous qu'il a répondu aux questions que les Français se posent, comme par exemple, celle de l'insécurité ?
- "Je me suis demandé de qui se moque-t-on, parce que la France que L. Jospin décrit n'est pas celle que les Français vivent. Ce n'est pas le sentiment des Français que le Gouvernement travaille bien, notamment sur les problèmes de sécurité. Lors de son intervention, quand il a été investi à l'Assemblée nationale, L. Jospin avait dit, par exemple, qu'il mettrait fin aux zones de non-droit, il avait dit que ce n'était plus acceptable. Avez-vous l'impression que l'on a mis fin à ces zones ? Les Français qui vivent dans des cités où il y a des pitbulls dans les halls, qui savent que des bandes dealent de la drogue ; tout ce qui fait la violence - j'emploie le mot "violence" plutôt que celui d'"insécurité" - au jour le jour, la délinquance et la criminalité sont en augmentation absolue. Ce n'est pas un jugement, c'est une information. Les statistiques que le Gouvernement donne lui-même sont révoltantes pour les Français. On a l'impression que L. Jospin ne sort pas de Matignon, qu'il vit dans ce monde protégé et qu'il ne voit pas la réalité des Français."
L. Jospin a tout de même mis en avant des réformes qui ont été menées, notamment les crédits qui ont été accordés à la police, à la gendarmerie. Vous avez l'impression que ce n'est pas suffisant ?
- "Vous vous souvenez que L. Jospin, autrefois, s'exprimant à propos de F. Mitterrand, avait dit qu'il avait "un droit d'inventaire". Je dis que les Français ont aujourd'hui un devoir d'inventaire sur ce que L. Jospin a fait, parce qu'on voit bien la manière dont on gouverne en France : ce que les policiers obtiennent, ils l'obtiennent dans la rue, ce que les gendarmes obtiennent, ils l'obtiennent dans la rue. [Il y a] Une perte de confiance massive des Français dans leurs institutions et des institutions en elles-mêmes. Songez que, hier soir, dans votre journal, juste avant que L. Jospin ne s'exprime, pendant 25 minutes, on a vu une accumulation de choses graves venant des institutions françaises : en trois ou quatre jours, ce sont trois délinquants pris avec de l'héroïne en quantité considérable..."
Vous faites allusion à des décisions de justice, le Gouvernement n'est pas directement responsable, ce sont les magistrats...
- "Je fais allusion à des décisions de justice, en disant "perte de confiance massive des Français dans leurs institutions et des institutions en elles-mêmes". On n'a jamais vu les gendarmes défiler en uniforme dans la rue..."
Justement : vous trouvez normal que des gendarmes, tenus au droit de réserve, qui sont des militaires, défilent ? Cela vous choque-t-il ou trouvez-vous cela normal ?
- "Je trouve inéluctable que ce genre de choses se produisent, avec l'état de désespérance dans lequel les gendarmes sont plongés. D'abord, parce qu'on leur confie une multitude de tâches qui ne devraient pas être les leurs - songez qu'on leur demande même de contrôler le prix des produits ou de faire les déclarations de perte de cartes d'identité. On les surcharge, on leur demande toujours plus et ils ont le sentiment que ce pays ne sait pas résister à l'insécurité qui grandit. Il est donc inéluctable qu'ils se comportent ainsi - c'est dans ma région, à Pau, qu'un gendarme a été si gravement atteint qu'il est toujours aujourd'hui entre la vie et la mort -, car ils sont gravement exposés."
Autre dossier très chaud : les retraites. L. Jospin a dit que ce serait la priorité de la prochaine législature si elle était de gauche. Avez-vous l'impression que l'on a trop tardé sur ce dossier ?
- "Cela fait 12 ans que tous les chiffres sont sur la table, 12 ans que tout le monde sait exactement où on en est, c'est-à-dire qu'il est inévitable de proposer des réformes ; 12 ans - en dehors du gouvernement d'E. Balladur et d'une décision prise avec S. Veil, il y a sept ans - qu'on ne fait rien. Ce Gouvernement a demandé a peu près un rapport par an - c'est une dérision ! - dans le seul but d'attendre, pas d'informer l'opinion, pas de décider, pas de prendre ses responsabilités. Donc, dans le passif de L. Jospin, dans ce droit d'inventaire qu'on a à son égard, il y a le fait qu'il aura laissé cinq ans de plus le problème des retraites sans solution aucune. C'est évidemment un très mauvais service à rendre à la France."
Vous êtes candidat à l'élection présidentielle, il a beaucoup de candidats à droite : vous, A. Madelin et sans doute J. Chirac. Dans votre cas, les sondages montrent que ce n'est pas brillant. N'avez-vous pas l'impression que, justement, il y a trop de candidat ?
- "Il y en a un peu moins à droite qu'à gauche. Le jour où les Français s'intéresseront à cette élection, ils se poseront la question de savoir si on conserve les mêmes, les sortants, ou si on tourne une page pour commencer quelque chose de nouveau pour la France. Ma conviction, c'est qu'ils choisiront de tourner une page, car les problèmes que nous décrivons, cela fait des années et des années qu'ils s'accumulent, alternance après alternance. On sait bien que ni la gauche ni la droite ne les ont réglés. Ils s'aggravent en ce moment, sous nos yeux, mais on a bien le droit d'espérer et de vouloir ouvrir une page nouvelle."
C'est ce que l'on dit pendant les campagnes électorales, mais que feriez-vous de plus ?
- "J'agirais de manière complètement différente, c'est-à-dire que je fixerais des objectifs concrets et vérifiables par les Français. Je prends un seul exemple : nous avons 250 zones de banlieues, de cités, dans lesquelles on ne peut pas rentrer aujourd'hui - les policiers, les pompiers, les ambulanciers ou les médecins du Samu. Eh bien, je fixerais un délai, par exemple de 18 mois, et dans 18 mois, les Français pourront vérifier si on peut ou non, entrer dans ces zones."
Et si ce n'est pas le cas, vous démissionnerez ?
- "Si ce n'est pas le cas, je m'exposerai au jugement des Français. Quand vous donnez aux Français des rendez-vous précis et chiffrés, ainsi que le moyen de vérifier ce que vous dites, vous faites de la politique différemment. Je ferai une deuxième chose : essayer que ces grands problèmes nationaux - ils sont en petit nombre, mais gravissimes -, la sécurité par exemple, on les traite d'une manière nouvelle et pas un camp contre l'autre, pas la moitié de la France contre l'autre. Hier soir, c'était lardé de petites piques d'un camp contre l'autre. La politique, à mon sens, quand elle traite de sujets aussi graves que ceux-là, devrait être rassembleuse et pas diviseuse. C'est ma manière de voir les choses différemment."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 7 décembre 2001)