Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
chers amis,
Je suis très heureux de vous accueillir ce soir pour cette séance exceptionnelle des Entretiens d'Oudinot consacrée à Frantz Fanon. Je remercie tout particulièrement de s'être joints à nous pour la circonstance quelques uns de ceux qui partagèrent sa vie, ses convictions, ses combats : ses deux enfants, Mireille Mendès-France et Olivier Fanon ; des membres de sa famille dont certains sont venus spécialement de Martinique ; les présidents des cercles Frantz Fanon de Fort de France et de Paris ; et ces compagnons de lutte auxquels j'ai demandé de bien vouloir nous parler de leurs engagements communs à ses côtés.
André-Michel Besse, récemment reconduit à la tête de RFO, a, lui aussi, tenu à être là et s'est associé à l'organisation de cette soirée. Je l'en remercie. Il a soutenu la réalisation du film que nous allons voir en avant-première parisienne, en présence de son réalisateur, Cheikh Djemaï. Je ne doute pas qu'au cours de son nouveau mandat il ait à cur de redonner aux grandes figures des outre-mers la place qui, avec l'aide de la télévision, doit leur revenir dans la mémoire et l'histoire collectives.
Ce soir, donc, nos Entretiens d'Oudinot se sont déplacés hors les murs du Secrétariat d'Etat à l'outre-mer où, des habitués que j'aperçois le savent, nous avons coutume de nous retrouver régulièrement avec des chercheurs de différentes disciplines, des écrivains, des témoins engagés pour évoquer des dimensions à mes yeux essentielles de l'histoire et du devenir des outre-mers. Je me réjouis que, pour évoquer ensemble la pensée et l'action de Fanon, la cinémathèque française nous ouvre ses portes.
Pour des raisons pratiques : son adaptation à la projection et au confort des spectateurs. Mais aussi pour une raison symbolique : nous sommes ici dans un lieu, mondialement réputé, de mémoire vive. Ici sont rassemblés, depuis plus d'un demi-siècle, des films de tous temps et de toutes latitudes qui ont marqué la sensibilité de générations successives, influé sur nos représentations de nous-mêmes et du monde. On sait, à la cinémathèque, que le message d'une uvre dépasse son impact sur ses contemporains : il porte, à longue distance, sur les générations qui suivent et qui peuvent, à leur tour, y puiser une part d'inspiration et de compréhension.
Il en va, pour moi, de même avec l'uvre de Fanon. Pour sa portée au long cours, pour sa puissance critique intacte, pour son incitation à ne pas penser mou et à tenter d'agir juste. Evoquer Fanon en ces lieux où l'on prend le patrimoine collectif au sérieux n'est donc pas qu'affaire de commodité. C'est prendre parti. C'est signifier la place qui doit être la sienne dans un héritage qui vaut pour tous et peut être assumé ensemble. C'est aussi affirmer l'actualité d'une pensée et d'un engagement qui ne furent pas seulement en phase avec les questions de son temps mais restent en prise directe avec celles d'aujourd'hui, en France et dans le monde.
Permettez-moi, avant de vous présenter nos invités, de vous dire quelques mots des raisons pour lesquelles j'ai voulu, à l'occasion du 40ème anniversaire de sa mort, que nous rendions à Fanon plus qu'un hommage : tout simplement justice. Autant dire sa place et sa pleine dimension. Sans lui faire l'injure d'une commémoration aseptisée ou d'un oecuménisme convenu. Sans rien gommer de ce qui a dérangé et dérange encore les uns ou les autres. Sans l'annexer ni encore mois l'instrumenter. Mais sans craindre de dire combien nous lui sommes redevables d'avoir magistralement déminé tant de faux-semblants et aussi d'avoir su, aux heures de grand péril, distinguer l'essentiel et y plier ses actes.
D'autres, je le sais, oeuvrent de longue date à la conservation active de sa mémoire, en Martinique et dans l'hexagone. Un intéressant colloque s'est tenu, le 3 décembre dernier, qui a éclairé des facettes méconnues de l'activité professionnelle, politique et littéraire de Fanon. Le mémorial de 82 en Martinique, le colloque de 87 en Algérie, beaucoup de travaux anglo-saxons : tout cela témoigne d'une fidélité vigilante et d'un regain d'intérêt.
Pour ma part et à la place qui est la mienne, j'ai tenu à ce que le Secrétariat d'Etat à l'outre-mer assume explicitement que, pour nous, la France s'honore de ce fils rebelle qui se porta à son secours en s'engageant à 18 ans dans les Forces Françaises Libres. Fanon, plus tard, crut suffisamment en l'homme pour le reconnaître chez le malade mental : de cela aussi, nous pouvons être fiers. Il crut suffisamment en notre devise républicaine - liberté, égalité, fraternité - pour se joindre au combat de ceux qui l'incarnaient contre toutes les colonisations, anciennes et nouvelles. Voilà pourquoi j'estime que nous avons aussi un devoir de transmission en direction des plus jeunes, peu familiers de l'uvre de Fanon.
J'ai rencontré Fanon, ses textes incandescents, à une époque où certains le tenaient pour dépassé. J'avais 20 ans et la chance de vivre en province où les modes parisiennes et les démodes qui vont avec ne nous atteignaient guère. J'ai lu Peau Noire et Masques Blancs. Ce fut un choc : quelque chose comme un voile qui se déchirait et la conscience soudaine d'un pan de réalité qui devenait compréhensible, sensible, palpable. J'ai lu ensuite Les Damnés de la Terre, dans une vieille édition Maspéro. Et je peux dire aujourd'hui combien ce livre a compté dans ma vision d'un monde tissé d'inégalités non pas accidentelles mais structurelles et justifiant, de ce fait, qu'on s'engage pour les corriger.
Lorsque, vingt ans plus tard, j'ai pris mes fonctions de Secrétaire d'Etat à l'outre-mer, j'ai relu Fanon. J'ai compris d'autres choses qui m'avaient échappé et sans doute mieux pris la mesure de sa complexité. J'y ai trouvé aussi, pour les questions posées, dans l'hexagone et outre-mer, par les formes actuelles de ce qu'on nomme " la mondialisation ", des interrogations brûlantes et des analyses d'une étonnante actualité. Cette pensée-là résiste au temps bien plus que d'autres qui, sous prétexte d'enterrer le tiers-mondisme et d'en finir avec " le sanglot de l'homme blanc ", ont renoncé à porter leur regard sur la fabrique planétaire des inégalités. La pensée de Fanon ouvre des horizons autrement exigeants et autrement stimulants que l'annonce à courte vue de la supposée " fin de l'histoire " ou que les théories fatalistes du soit-disant " choc des civilisations ". Evoquer Fanon ensemble, c'est d'abord dire cela : pour comprendre le monde et tenter d'en orienter le cours, le détour par son uvre est un trajet nécessaire que chacun reste libre d'accomplir à sa manière.
Y consacrer l'un de nos Entretiens d'Oudinot allait, dès lors, de soi. Car la fonction de ces rendez-vous réguliers est de ménager, dans le temps court de l'action et de la responsabilité quotidiennes, le temps, forcément plus long, de mises en perspectives qui, pour moi, restituent à la politique tout son sens. A condition, bien sûr, de ne pas réduire la politique à la simple gestion d'une clientèle et du désordre des choses. A condition de l'assumer comme volonté qui se risque au nom de valeurs qu'on ne prend pas à la légère. Ce temps-là de réflexion et de débat ne détourne pas de l'action mais y aide.
Les choix de Fanon l'ont mené en Algérie, où il repose aujourd'hui, dans la terre de ceux dont il partagea le combat pour l'indépendance et l'espérance d'une société plus juste. Ce fut un choix lucide. Fanon savait les risques que, partout où elles furent conquises ou octroyées, les promesses des indépendances ne soient pas forcément tenues. On a dit qu'il s'était trompé puisque les lendemains sont loin d'avoir chanté. Je crois plutôt qu'il anticipa les dérives internes et les pressions externes mais refusa d'en faire l'alibi du non engagement.
Je crois aussi que son choix algérien n'impliquait ni oubli ni reniement de l'origine martiniquaise. C'est d'ailleurs pourquoi il écrivit, en 1960, ce texte sur " le sang coule aux Antilles sous domination française ", après les émeutes qui s'y étaient déroulées et la répression qui suivit. Ni amnésie, donc, ni assignation à cette seule origine. Internationaliste, en somme, prenant la pleine mesure de l'importance de la question nationale. Epris d'universalité à condition qu'elle n'écrase pas les singularités en mouvement, à condition qu'elle soit l'affaire équitablement partagée de peuples sujets de leur histoire et non soumis les uns aux autres.
Nous lui devons de savoir plus nettement pourquoi nous refusons l'assimilation autoritaire, unilatérale, et les fermetures identitaires qui nient les influences réciproques et les interactions culturelles toujours à l'uvre. Comme il l'a écrit dans Les Damnés de la Terre, il n'y a pas à choisir entre " la faim dans la dignité ou le pain dans la servitude ". Veiller à ce que les évolutions aujourd'hui souhaitées par beaucoup aux Antilles et en Guyane ne se fassent pas au mépris des droits sociaux et des libertés, c'est aussi notre façon de refuser cette alternative dont les peuples, toujours, font les frais.
Fanon ne fut pas que cela mais il fut aussi cela : une grande figure d'outre-mer qui prit son temps à bras le corps et sut, au nom de valeurs toujours actuelles, ne pas " s'économiser " comme il le disait de ceux qui avaient l'engagement un peu chiche ou trop précautionneux. Je souhaite qu'on en soit fier pas simplement là-bas mais également ici. Comme on doit l'être de Delgrès, Ignace, Solitude et leurs compagnons qui résistèrent au rétablissement de l'esclavage et défendirent au prix de leur vie des valeurs qui sont aussi les nôtres. Nous leur rendrons en 2002, deux cents ans après leur mort, un hommage qui, pour mois, s'inspire des mêmes raisons que celui rendu ce soir à Fanon.
Je veux, en somme, que les jeunes de ce pays sachent que Schoelcher ne va pas sans Delgrès, et que, dans les années 30, un jeune avocat guyanais qui fut plus tard président du Sénat, Monnerville, instruisit avec force le procès du colonialisme en défendant les partisans de Jean Galmot. Je veux qu'ils sachent que Damas est un poète à l'égal des plus grands. Je veux qu'à travers l'uvre de Fanon, ils entendent les solides raisons de ne pas accepter l'inacceptable. A l'heure où la France fait sur elle-même l'effort de se pencher plus lucidement sur la période de la guerre d'Algérie et ses séquelles encore vives, je veux que les jeunes de ce pays sachent qu'il n'y eut pas que des Aussaresses et des Bigeard sans état d'âme, mais aussi Frantz et Josie Fanon, Manville et Mandouze, Audin et Alleg, Maspéro et Lindon, Vidal-Naquet, Jeanson et bien d'autres encore qui refusèrent que la République s'abîme dans la négation d'elle-même. Nés en Algérie, outre-mer ou dans l'hexagone, parfois issus des combats de la Résistance, parfois trop jeunes pour les avoir vécus, ils nous laissent en héritage une leçon de courage. " Chaque génération, a écrit Fanon dans les Damnés de la terre, doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ". Tous ne sont pas convoqués aux mêmes combats, aux mêmes périls, mais nul ne peut, je le crois, échapper à la question.
Trois de nos invités ont partagé les combats de Fanon. J'ai demandé à Boualem Oussedik, que je remercie d'avoir fait le voyage depuis Alger, d'évoquer pour nous cette fraternité d'engagement et de nous dire le Fanon qu'il connut. La part algérienne de Fanon est essentielle et je n'imaginais pas que nous l'abordions sans donner la parole à l'un de ceux qui en fut le témoin et l'acteur algérien. Frantz Fanon était ardemment soucieux de relier le combat algérien à celui de l'Afrique pour son émancipation. Je crois que vous avez, Boualem Oussedik, représenté le GPRA à Conakry et sans doute partagé quelque chose de l'espérance panafricaine de Fanon et de ses inquiétudes sur le destin post-colonial de l'Afrique.
Bertène Juminer, que je remercie lui aussi d'avoir accepté de venir d'outre-mer pour Fanon, beaucoup d'entre vous le connaissent. Comme écrivain de grand talent ou comme ancien recteur de l'Académie des Antilles et de la Guyane. J'ai eu l'occasion de dire, lors du dernier salon du livre de l'outre-mer, combien j'aimais son parti-pris de lier solidement " la conscience des profondeurs " qui met debout et " la conscience des horizons " qui ouvre aux échos du vaste monde. C'est une posture que je trouve très fanonienne. De Fanon, Bertène Juminer a dit qu'il avait " réalisé l'étonnante performance d'étendre l'impérialisme sur le canapé de la psychanalyse ", réfutant les théories racistes des psychiatres pour qui tout " indigène ", comme on disait alors, n'était qu'un " Européen lobotomisé ". De Fanon, Bertène Juminer a aussi partagé, jeune médecin, les engagements politiques, la juste colère et l'espoir d'un monde autre. Il nous en parlera et je lui en suis très reconnaissant.
Alice Cherki vient de moins loin puisqu'elle vit aujourd'hui à Paris et je la remercie très chaleureusement d'avoir accepté de nous apporter, elle aussi, son témoignage bien que le contact, entre nous, ait été établi tardivement. Ce contact, je l'ai voulu après avoir lu son portrait de Frantz Fanon, que je vous recommande à tous (il est en vente dans la librairie que vous trouverez en sortant, sur le chemin du buffet). C'est un beau livre, un livre fort, un livre juste. Née en Algérie, elle fut jeune interne en psychiatrie aux côtés de Fanon, à l'hôpital de Blida puis à celui de Tunis ; elle aussi rejoignit les rangs des combattants algériens, comme le firent, il faut le rappeler aujourd'hui, nombre de jeunes juifs progressistes qui se considéraient comme membres à part entière de la nation algérienne et prirent part à la lutte pour son indépendance. Son livre éclaire avec beaucoup de subtilité l'uvre de Fanon. Il montre combien sa pensée était autrement complexe que le culturalisme rustique et les rigidités identitaires qui ont, de nos jours, tendance à revenir en force. Psychiatre et psychanalyste, elle nous invite à entendre, comme sut magistralement le faire Fanon, " le réel qui cogne " sous les formes d'aujourd'hui et à comprendre que " la réduction à moins d'humain ", toujours, engendre de la violence, fût-elle répétitivement niée par des sociétés qui se veulent pacifiées. Cela vaut aux portes de nos villes, dans les quartiers où une part de notre jeunesse peine à trouver ses marques, et dans le fracas du monde, avant comme après le 11 septembre.
Michel Giraud n'est pas de la génération Fanon. C'est un sociologue du CNRS et de l'université des Antilles et de la Guyane dont j'apprécie les travaux et la pensée indifférente au " politiquement correct ". Il nous avait fait l'amitié de participer à un débat des Entretiens d'Oudinot sur l'école. Je lui ai demandé de bien vouloir se joindre à nous après avoir lu, dans les actes du Mémorial international Frantz Fanon qui s'est tenu en 82 à Fort de France, sa très pénétrante analyse sur la place de la violence dans l'uvre de Fanon et son lien inextricable avec l'humanisme fanonien. Michel Giraud y expliquait, de manière à mes yeux très convaincante, combien on avait tort, en dépit d'une citation fort connue et mal comprise, de réduire Fanon à un adepte de " la violence qui désintoxique ". Fanon, en effet, avait lui-même indiqué non seulement la nécessité historique dans certaines circonstances mais en même temps ses dangers et ses ravages à long terme sur ceux conduits à l'exercer. " La haine, a écrit Fanon, ne saurait constituer un programme ". Son oeuvre met puissamment en garde contre les dérives d'une violence affranchie de tout projet émancipateur. Je crois savoir que ce n'est pas uniquement là-dessus que Michel Giraud entend centrer son propos mais la pertinence de son angle m'a conduit à le convier lui aussi.
Voilà sinon qui ils sont du moins pourquoi je leur ai demandé à tous les quatre d'être des nôtres pour la deuxième partie de cette soirée. Place maintenant à l'évocation filmée de la vie et de l'uvre de Fanon. Puis, après les nourritures spirituelles, place à d'autres nourritures plus terrestres : un buffet vous attend tous au terme de nos débats qui, je l'espère, vous donneront à tous faim de lire, de relire et de faire lire Fanon. Je vous remercie.
(Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 14/12/01)
chers amis,
Je suis très heureux de vous accueillir ce soir pour cette séance exceptionnelle des Entretiens d'Oudinot consacrée à Frantz Fanon. Je remercie tout particulièrement de s'être joints à nous pour la circonstance quelques uns de ceux qui partagèrent sa vie, ses convictions, ses combats : ses deux enfants, Mireille Mendès-France et Olivier Fanon ; des membres de sa famille dont certains sont venus spécialement de Martinique ; les présidents des cercles Frantz Fanon de Fort de France et de Paris ; et ces compagnons de lutte auxquels j'ai demandé de bien vouloir nous parler de leurs engagements communs à ses côtés.
André-Michel Besse, récemment reconduit à la tête de RFO, a, lui aussi, tenu à être là et s'est associé à l'organisation de cette soirée. Je l'en remercie. Il a soutenu la réalisation du film que nous allons voir en avant-première parisienne, en présence de son réalisateur, Cheikh Djemaï. Je ne doute pas qu'au cours de son nouveau mandat il ait à cur de redonner aux grandes figures des outre-mers la place qui, avec l'aide de la télévision, doit leur revenir dans la mémoire et l'histoire collectives.
Ce soir, donc, nos Entretiens d'Oudinot se sont déplacés hors les murs du Secrétariat d'Etat à l'outre-mer où, des habitués que j'aperçois le savent, nous avons coutume de nous retrouver régulièrement avec des chercheurs de différentes disciplines, des écrivains, des témoins engagés pour évoquer des dimensions à mes yeux essentielles de l'histoire et du devenir des outre-mers. Je me réjouis que, pour évoquer ensemble la pensée et l'action de Fanon, la cinémathèque française nous ouvre ses portes.
Pour des raisons pratiques : son adaptation à la projection et au confort des spectateurs. Mais aussi pour une raison symbolique : nous sommes ici dans un lieu, mondialement réputé, de mémoire vive. Ici sont rassemblés, depuis plus d'un demi-siècle, des films de tous temps et de toutes latitudes qui ont marqué la sensibilité de générations successives, influé sur nos représentations de nous-mêmes et du monde. On sait, à la cinémathèque, que le message d'une uvre dépasse son impact sur ses contemporains : il porte, à longue distance, sur les générations qui suivent et qui peuvent, à leur tour, y puiser une part d'inspiration et de compréhension.
Il en va, pour moi, de même avec l'uvre de Fanon. Pour sa portée au long cours, pour sa puissance critique intacte, pour son incitation à ne pas penser mou et à tenter d'agir juste. Evoquer Fanon en ces lieux où l'on prend le patrimoine collectif au sérieux n'est donc pas qu'affaire de commodité. C'est prendre parti. C'est signifier la place qui doit être la sienne dans un héritage qui vaut pour tous et peut être assumé ensemble. C'est aussi affirmer l'actualité d'une pensée et d'un engagement qui ne furent pas seulement en phase avec les questions de son temps mais restent en prise directe avec celles d'aujourd'hui, en France et dans le monde.
Permettez-moi, avant de vous présenter nos invités, de vous dire quelques mots des raisons pour lesquelles j'ai voulu, à l'occasion du 40ème anniversaire de sa mort, que nous rendions à Fanon plus qu'un hommage : tout simplement justice. Autant dire sa place et sa pleine dimension. Sans lui faire l'injure d'une commémoration aseptisée ou d'un oecuménisme convenu. Sans rien gommer de ce qui a dérangé et dérange encore les uns ou les autres. Sans l'annexer ni encore mois l'instrumenter. Mais sans craindre de dire combien nous lui sommes redevables d'avoir magistralement déminé tant de faux-semblants et aussi d'avoir su, aux heures de grand péril, distinguer l'essentiel et y plier ses actes.
D'autres, je le sais, oeuvrent de longue date à la conservation active de sa mémoire, en Martinique et dans l'hexagone. Un intéressant colloque s'est tenu, le 3 décembre dernier, qui a éclairé des facettes méconnues de l'activité professionnelle, politique et littéraire de Fanon. Le mémorial de 82 en Martinique, le colloque de 87 en Algérie, beaucoup de travaux anglo-saxons : tout cela témoigne d'une fidélité vigilante et d'un regain d'intérêt.
Pour ma part et à la place qui est la mienne, j'ai tenu à ce que le Secrétariat d'Etat à l'outre-mer assume explicitement que, pour nous, la France s'honore de ce fils rebelle qui se porta à son secours en s'engageant à 18 ans dans les Forces Françaises Libres. Fanon, plus tard, crut suffisamment en l'homme pour le reconnaître chez le malade mental : de cela aussi, nous pouvons être fiers. Il crut suffisamment en notre devise républicaine - liberté, égalité, fraternité - pour se joindre au combat de ceux qui l'incarnaient contre toutes les colonisations, anciennes et nouvelles. Voilà pourquoi j'estime que nous avons aussi un devoir de transmission en direction des plus jeunes, peu familiers de l'uvre de Fanon.
J'ai rencontré Fanon, ses textes incandescents, à une époque où certains le tenaient pour dépassé. J'avais 20 ans et la chance de vivre en province où les modes parisiennes et les démodes qui vont avec ne nous atteignaient guère. J'ai lu Peau Noire et Masques Blancs. Ce fut un choc : quelque chose comme un voile qui se déchirait et la conscience soudaine d'un pan de réalité qui devenait compréhensible, sensible, palpable. J'ai lu ensuite Les Damnés de la Terre, dans une vieille édition Maspéro. Et je peux dire aujourd'hui combien ce livre a compté dans ma vision d'un monde tissé d'inégalités non pas accidentelles mais structurelles et justifiant, de ce fait, qu'on s'engage pour les corriger.
Lorsque, vingt ans plus tard, j'ai pris mes fonctions de Secrétaire d'Etat à l'outre-mer, j'ai relu Fanon. J'ai compris d'autres choses qui m'avaient échappé et sans doute mieux pris la mesure de sa complexité. J'y ai trouvé aussi, pour les questions posées, dans l'hexagone et outre-mer, par les formes actuelles de ce qu'on nomme " la mondialisation ", des interrogations brûlantes et des analyses d'une étonnante actualité. Cette pensée-là résiste au temps bien plus que d'autres qui, sous prétexte d'enterrer le tiers-mondisme et d'en finir avec " le sanglot de l'homme blanc ", ont renoncé à porter leur regard sur la fabrique planétaire des inégalités. La pensée de Fanon ouvre des horizons autrement exigeants et autrement stimulants que l'annonce à courte vue de la supposée " fin de l'histoire " ou que les théories fatalistes du soit-disant " choc des civilisations ". Evoquer Fanon ensemble, c'est d'abord dire cela : pour comprendre le monde et tenter d'en orienter le cours, le détour par son uvre est un trajet nécessaire que chacun reste libre d'accomplir à sa manière.
Y consacrer l'un de nos Entretiens d'Oudinot allait, dès lors, de soi. Car la fonction de ces rendez-vous réguliers est de ménager, dans le temps court de l'action et de la responsabilité quotidiennes, le temps, forcément plus long, de mises en perspectives qui, pour moi, restituent à la politique tout son sens. A condition, bien sûr, de ne pas réduire la politique à la simple gestion d'une clientèle et du désordre des choses. A condition de l'assumer comme volonté qui se risque au nom de valeurs qu'on ne prend pas à la légère. Ce temps-là de réflexion et de débat ne détourne pas de l'action mais y aide.
Les choix de Fanon l'ont mené en Algérie, où il repose aujourd'hui, dans la terre de ceux dont il partagea le combat pour l'indépendance et l'espérance d'une société plus juste. Ce fut un choix lucide. Fanon savait les risques que, partout où elles furent conquises ou octroyées, les promesses des indépendances ne soient pas forcément tenues. On a dit qu'il s'était trompé puisque les lendemains sont loin d'avoir chanté. Je crois plutôt qu'il anticipa les dérives internes et les pressions externes mais refusa d'en faire l'alibi du non engagement.
Je crois aussi que son choix algérien n'impliquait ni oubli ni reniement de l'origine martiniquaise. C'est d'ailleurs pourquoi il écrivit, en 1960, ce texte sur " le sang coule aux Antilles sous domination française ", après les émeutes qui s'y étaient déroulées et la répression qui suivit. Ni amnésie, donc, ni assignation à cette seule origine. Internationaliste, en somme, prenant la pleine mesure de l'importance de la question nationale. Epris d'universalité à condition qu'elle n'écrase pas les singularités en mouvement, à condition qu'elle soit l'affaire équitablement partagée de peuples sujets de leur histoire et non soumis les uns aux autres.
Nous lui devons de savoir plus nettement pourquoi nous refusons l'assimilation autoritaire, unilatérale, et les fermetures identitaires qui nient les influences réciproques et les interactions culturelles toujours à l'uvre. Comme il l'a écrit dans Les Damnés de la Terre, il n'y a pas à choisir entre " la faim dans la dignité ou le pain dans la servitude ". Veiller à ce que les évolutions aujourd'hui souhaitées par beaucoup aux Antilles et en Guyane ne se fassent pas au mépris des droits sociaux et des libertés, c'est aussi notre façon de refuser cette alternative dont les peuples, toujours, font les frais.
Fanon ne fut pas que cela mais il fut aussi cela : une grande figure d'outre-mer qui prit son temps à bras le corps et sut, au nom de valeurs toujours actuelles, ne pas " s'économiser " comme il le disait de ceux qui avaient l'engagement un peu chiche ou trop précautionneux. Je souhaite qu'on en soit fier pas simplement là-bas mais également ici. Comme on doit l'être de Delgrès, Ignace, Solitude et leurs compagnons qui résistèrent au rétablissement de l'esclavage et défendirent au prix de leur vie des valeurs qui sont aussi les nôtres. Nous leur rendrons en 2002, deux cents ans après leur mort, un hommage qui, pour mois, s'inspire des mêmes raisons que celui rendu ce soir à Fanon.
Je veux, en somme, que les jeunes de ce pays sachent que Schoelcher ne va pas sans Delgrès, et que, dans les années 30, un jeune avocat guyanais qui fut plus tard président du Sénat, Monnerville, instruisit avec force le procès du colonialisme en défendant les partisans de Jean Galmot. Je veux qu'ils sachent que Damas est un poète à l'égal des plus grands. Je veux qu'à travers l'uvre de Fanon, ils entendent les solides raisons de ne pas accepter l'inacceptable. A l'heure où la France fait sur elle-même l'effort de se pencher plus lucidement sur la période de la guerre d'Algérie et ses séquelles encore vives, je veux que les jeunes de ce pays sachent qu'il n'y eut pas que des Aussaresses et des Bigeard sans état d'âme, mais aussi Frantz et Josie Fanon, Manville et Mandouze, Audin et Alleg, Maspéro et Lindon, Vidal-Naquet, Jeanson et bien d'autres encore qui refusèrent que la République s'abîme dans la négation d'elle-même. Nés en Algérie, outre-mer ou dans l'hexagone, parfois issus des combats de la Résistance, parfois trop jeunes pour les avoir vécus, ils nous laissent en héritage une leçon de courage. " Chaque génération, a écrit Fanon dans les Damnés de la terre, doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ". Tous ne sont pas convoqués aux mêmes combats, aux mêmes périls, mais nul ne peut, je le crois, échapper à la question.
Trois de nos invités ont partagé les combats de Fanon. J'ai demandé à Boualem Oussedik, que je remercie d'avoir fait le voyage depuis Alger, d'évoquer pour nous cette fraternité d'engagement et de nous dire le Fanon qu'il connut. La part algérienne de Fanon est essentielle et je n'imaginais pas que nous l'abordions sans donner la parole à l'un de ceux qui en fut le témoin et l'acteur algérien. Frantz Fanon était ardemment soucieux de relier le combat algérien à celui de l'Afrique pour son émancipation. Je crois que vous avez, Boualem Oussedik, représenté le GPRA à Conakry et sans doute partagé quelque chose de l'espérance panafricaine de Fanon et de ses inquiétudes sur le destin post-colonial de l'Afrique.
Bertène Juminer, que je remercie lui aussi d'avoir accepté de venir d'outre-mer pour Fanon, beaucoup d'entre vous le connaissent. Comme écrivain de grand talent ou comme ancien recteur de l'Académie des Antilles et de la Guyane. J'ai eu l'occasion de dire, lors du dernier salon du livre de l'outre-mer, combien j'aimais son parti-pris de lier solidement " la conscience des profondeurs " qui met debout et " la conscience des horizons " qui ouvre aux échos du vaste monde. C'est une posture que je trouve très fanonienne. De Fanon, Bertène Juminer a dit qu'il avait " réalisé l'étonnante performance d'étendre l'impérialisme sur le canapé de la psychanalyse ", réfutant les théories racistes des psychiatres pour qui tout " indigène ", comme on disait alors, n'était qu'un " Européen lobotomisé ". De Fanon, Bertène Juminer a aussi partagé, jeune médecin, les engagements politiques, la juste colère et l'espoir d'un monde autre. Il nous en parlera et je lui en suis très reconnaissant.
Alice Cherki vient de moins loin puisqu'elle vit aujourd'hui à Paris et je la remercie très chaleureusement d'avoir accepté de nous apporter, elle aussi, son témoignage bien que le contact, entre nous, ait été établi tardivement. Ce contact, je l'ai voulu après avoir lu son portrait de Frantz Fanon, que je vous recommande à tous (il est en vente dans la librairie que vous trouverez en sortant, sur le chemin du buffet). C'est un beau livre, un livre fort, un livre juste. Née en Algérie, elle fut jeune interne en psychiatrie aux côtés de Fanon, à l'hôpital de Blida puis à celui de Tunis ; elle aussi rejoignit les rangs des combattants algériens, comme le firent, il faut le rappeler aujourd'hui, nombre de jeunes juifs progressistes qui se considéraient comme membres à part entière de la nation algérienne et prirent part à la lutte pour son indépendance. Son livre éclaire avec beaucoup de subtilité l'uvre de Fanon. Il montre combien sa pensée était autrement complexe que le culturalisme rustique et les rigidités identitaires qui ont, de nos jours, tendance à revenir en force. Psychiatre et psychanalyste, elle nous invite à entendre, comme sut magistralement le faire Fanon, " le réel qui cogne " sous les formes d'aujourd'hui et à comprendre que " la réduction à moins d'humain ", toujours, engendre de la violence, fût-elle répétitivement niée par des sociétés qui se veulent pacifiées. Cela vaut aux portes de nos villes, dans les quartiers où une part de notre jeunesse peine à trouver ses marques, et dans le fracas du monde, avant comme après le 11 septembre.
Michel Giraud n'est pas de la génération Fanon. C'est un sociologue du CNRS et de l'université des Antilles et de la Guyane dont j'apprécie les travaux et la pensée indifférente au " politiquement correct ". Il nous avait fait l'amitié de participer à un débat des Entretiens d'Oudinot sur l'école. Je lui ai demandé de bien vouloir se joindre à nous après avoir lu, dans les actes du Mémorial international Frantz Fanon qui s'est tenu en 82 à Fort de France, sa très pénétrante analyse sur la place de la violence dans l'uvre de Fanon et son lien inextricable avec l'humanisme fanonien. Michel Giraud y expliquait, de manière à mes yeux très convaincante, combien on avait tort, en dépit d'une citation fort connue et mal comprise, de réduire Fanon à un adepte de " la violence qui désintoxique ". Fanon, en effet, avait lui-même indiqué non seulement la nécessité historique dans certaines circonstances mais en même temps ses dangers et ses ravages à long terme sur ceux conduits à l'exercer. " La haine, a écrit Fanon, ne saurait constituer un programme ". Son oeuvre met puissamment en garde contre les dérives d'une violence affranchie de tout projet émancipateur. Je crois savoir que ce n'est pas uniquement là-dessus que Michel Giraud entend centrer son propos mais la pertinence de son angle m'a conduit à le convier lui aussi.
Voilà sinon qui ils sont du moins pourquoi je leur ai demandé à tous les quatre d'être des nôtres pour la deuxième partie de cette soirée. Place maintenant à l'évocation filmée de la vie et de l'uvre de Fanon. Puis, après les nourritures spirituelles, place à d'autres nourritures plus terrestres : un buffet vous attend tous au terme de nos débats qui, je l'espère, vous donneront à tous faim de lire, de relire et de faire lire Fanon. Je vous remercie.
(Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 14/12/01)