Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "La Tribune Desfossés" du 17 novembre 1993, sur le soutien aux exportations d'armement et la coopération européenne pour la fabrication d'armements sophistiqués, tels la protection anti-missiles, intitulé "la fin des grands programmes tricolores".

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Média : La Tribune Desfossés

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La Tribune : Vous avez fait du soutien aux exportations françaises d'armement une de vos priorités. Pourquoi ?

François Léotard : D'abord parce que l'industrie de défense est dans une situation grave. Dans notre pays, elle représente plusieurs centaines de milliers d'emplois. Pour assurer le maintien à son niveau d'excellence d'un tel secteur industriel, l'export est vital.

Ensuite parce qu'il est souhaitable que les industriels exportent pour conforter la viabilité de leurs programmes. Programmes dont nous avons besoin pour nos forces armées. Comprenons-nous la poursuite du développement de l'avion Rafale au rythme et dans les conditions actuelles est rendue possible durant les années 1994, 95 et 96 grâce, notamment, aux exportations de Mirage 2000-5. De même, c'est grâce aux succès à l'étranger de l'Exocet qu'Aerospatiale a pu garantir le développement d'autres missiles et contribuer ainsi au renouvellement partiel de sa gamme. Le marché national en matière d'armement n'est plus, en général, à même de se suffire à lui-même.

Cela dit, mes fréquentes visites à l'étranger s'inscrivent dans une logique de soutien d'un gouvernement à un autre, ce qui est conforme à la fonction de ministre.

La Tribune : Avez-vous des objectifs précis en matière d'exportation d'armement, à la fois en répartition géographique et en volume par rapport aux 50 milliards de francs de prises de commandes de 1992 ?

François Léotard : Il est très difficile de répondre à cette question tant les montants sont variables et dépendent de gros contrats. Je pense que 1994 et sans doute 1995 devraient dépasser le chiffre que vous citez. Je n'exclus pas que la tendance générale de nos exportations, à la baisse ces dernières années, reparte à la hausse avec l'arrivée de programmes comme le char Leclerc et, plus tard, le Rafale.

Géographiquement, nous avons deux zones très fortes avec le Golfe et l'Europe. J'essaie d'en créer une troisième, l'Asie du Sud-Est, où nous avons la possibilité de jouer un rôle important. Reste un endroit dont nous sommes probablement trop absents l'Amérique latine.

En Europe, j'accompagne une restructuration industrielle qui devrait conduire à deux pôles de missiliers, Matra British Aerospace et Aérospatiale Deutsche Aerospace. La création des deux entités qui clarifiera la situation, notamment entre français, fera de chacun un des leaders mondiaux. Dans l'avenir, si nous voulons rester numéro un, il faudra sans doute franchir une étape nouvelle qui rapprochera ces deux ensembles. En termes de produits, je suis très confiant dans les chances du missile Mica de Matra de conquérir dans les prochains mois le marché du nord de l'Europe.

La Tribune : Et au Moyen-Orient ?

François Léotard : Dans une région du monde aussi instable, l'exportation d'armements doit répondre à des critères très précis. Nous ne devons pas alimenter de course aux armements, nous ne devons pas mettre en danger la sécurité de pays amis. C'est dans ce cadre, que je définirai par les mots de responsabilité, de rigueur et de retenue, que s'inscrit mon action. Participer à la défense de nos amis, c'est, par exemple, contribuer au développement des forces armées saoudiennes, qui ne menacent personne. Ainsi, nous sommes en discussion finale avec l'Arabie Saoudite pour le contrat ROH de carénage et de maintenance des frégates vendues par la France. Dans ce type d'affaires, la confiance et le rôle des relations personnelles sont essentielles. Voilà pourquoi je me déplace beaucoup. Le Premier ministre se rendra prochainement en Arabie Saoudite, sans doute avant la fin de l'année. J'ai la certitude qu'outre la conclusion de ROH nous obtiendrons notification du contrat Sawari2 pour de nouvelles frégates. Une signature lors de cette visite du Premier ministre n'est pas à exclure. Mais le secteur civil n'est pas à négliger. Dans le cadre du renouvellement de la flotte de la compagnie aérienne Saudia, nous pourrions lui vendre un certain nombre d'Airbus. L'Arabie Saoudite négocie en fait d'État à État. D'ailleurs, c'est également plutôt la position de la France.

En six mois, je me suis rendu en Arabie Saoudite, au Koweït, aux Émirats arabes unis et au Qatar. Dans ces trois derniers cas, nous avons négocié, conclu ou renforcé nos accord de défense. Celui avec le Qatar est imminent. Pour l'Arabie Saoudite, prince Sultan, mon homologue, viendra en France au printemps.

La Tribune : En France sont actuellement en préparation un Livre blanc sur la défense et une loi de programmation militaire. Quels sont les pôles d'excellence industriels et technologiques qu'ils doivent définir ?

François Léotard : Il faut dix ans pour construire une équipe de chercheurs et quinze jours pour la démanteler. Par exemple, pour le missile balistique M5, la décision budgétaire revient à dégager les volumes financiers suffisants pour maintenir les équipes. C'est également notre volonté sur la simulation nucléaire : il faut qu'elle soit soutenue par un effort budgétaire, qui vient d'ailleurs d'être augmenté. Parmi les autres pôles d'excellence, je citerais la furtivité, l'optronique, les matériaux spéciaux, le spatial militaire. Mais, dans les systèmes d'armes, je suis convaincu que la France n'a pas les moyens de mettre en place toute seule un système de protection antimissile. Il faudra que nous soyons leader d'une coopération, soit en matière de satellites, de radar ou de réponse armée. À mon avis, c'est sur le plan satellitaire qu'il faudra coopérer, pourquoi pas en étendant cette coopération au-delà de l'Europe, à nos alliés américains.

La Tribune : Qu'en est-il de la rumeur qui exclurait de ces pôles d'excellence les hélicoptères ?

François Léotard : Sur les hélicoptères, il faut beaucoup de volonté politique et de ténacité budgétaire. Ce serait une erreur de renoncer à notre capacité d'hélicoptériste, pour laquelle nous sommes numéro un ou deux dans le monde. Le Tigre en coopération avec l'Allemagne se fera. Pour le NH90, je ne veux pas revenir en arrière. Pour ce futur appareil de transport s'ouvrent de grandes perspectives de marche civil qui justifient son existence mais devraient également justifier d'autres sources de financement.

La Tribune : Ce sujet amène à évoquer la privatisation possible de ces sociétés mais aussi un budget 1994 de la défense qui, bien que confortable, ne fait pas de choix.

François Léotard : En premier lieu, nous allons recapitaliser dans les prochains mois, GIAT Industries, Snecma et d'abord Aérospatiale, pour qui je souhaite une dotation lors du tout prochain collectif budgétaire. En revanche, les privatisations ne sont pas d'une actualité immédiate. C'est une affaire de moyen terme. L'ouverture du capital peut en être une étape. Nous procéderons de toute façon avec prudence. Il n'est pas question d'abandonner le contrôle national sur les entreprises de défense. Nous pouvons renforcer le système de l'action spécifique. Je trouve que l'entrée de capitaux européens peut se révéler une bonne solution pour que ces firmes deviennent vraiment communautaires. À cette voie, la coopération par mélange des capitaux, peut s'en ajouter une seconde, celle de la spécialisation par entreprises, voire par pays, un processus que nous aurions dû commencer plus tôt.

Sur le budget 94, j'aurais dû parler de budget exceptionnel. Nous sommes le seul pays en Europe et quasiment dans le monde à enregistrer une hausse de près de six points pour ce qui concerne l'investissement. Il est vrai que le budget a évité de faire des choix dans l'attente de la loi de programmation et du Livre blanc. Mais l'heure est venue de faire ces choix, et je suis prêt à les assumer. Chacun des grands programmes que nous avons lancés, char, avion de combat, sous-marin, porte-avions, hélicoptère, a atteint un point de non-retour. Mais c'est la fin d'une époque et des grands programmes tricolores. Nous ne devrons pas faire tout seuls la prochaine génération de sous-marins nucléaires d'attaque. Pour le FLA, le futur avion de transport militaire, la décision doit être prise, me semble-t-il au cours de l'année qui vient. Si nous n'arrivons pas à obtenir une coopération européenne, ce qui sera un grave échec, il ne subsistera que la solution consistant à acheter « sur étagère » un appareil étranger.