Texte intégral
On parle beaucoup d'union nationale après la victoire française au Mondial, mais vous, dans une réunion de ministres européens à Bruxelles avant-hier, vous avez déclaré que l'équipe de France de foot s'était aussi battue pour l'Europe.
- “Ce qui m'a frappé, c'est que mes collègues européens, ministres des Affaires étrangères, ministres des Affaires européennes, ressentent cette victoire un peu comme la leur – enfin, presque tous, parce que les Hollandais n'ont pas tout à fait digéré d'avoir été battus par les Brésiliens ! Mais tous les autres sont extrêmement chaleureux, et c'est vrai que la France représentait l'Europe dans cette finale. Vous savez que depuis le début de l'histoire de la Coupe du monde, l'Amérique du Sud en général gagne sur son terrain ; là, elle menait huit victoires à sept ; si le Brésil avait gagné en France, ça aurait fait neuf victoires à sept. Pour utiliser un terme de tennis, elle aurait fait le break. Là, nous avons égalisé pour l'Europe, huit-huit. Il y aura une belle qui sera pour la première fois en Asie, au Japon et en Corée en 2002. C'est bien. La France devient un des quatre pays européens seulement, avec l'Allemagne, l'Italie et l'Angleterre, à avoir gagné la Coupe du monde foot. Donc, maintenant, nous sommes définitivement parmi les grands en Europe, et aussi parmi les grands du foot. D'ailleurs, beaucoup de nos joueurs jouent dans les clubs européens, chacun le sait.”
En France même, comment cet élan collectif que l'on a pu observer, comment les responsables politiques peuvent-ils jouer les prolongations sur ce terrain ?
- “J'ai été assez frappé par cette espèce d'engouement qui est d'abord dû à la beauté de la compétition, à sa réussite, à la réussite de l'équipe de France, et qui montre aussi un pays qui a envie de quelque chose, qui a envie de se retrouver, qui a envie de se refaire une identité, et qui surtout a retrouvé la confiance. C'est cela qui est marquant : la confiance, elle existe dans le domaine économique, mais elle existe bien sûr par rapport à cette équipe de France. On a à nouveau l'idée d'une France qui peut gagner. Elle existe aussi, je crois, par rapport aux responsables politiques, un peu en retrait, forcément, parce que la politique, c'est aussi parfois des choses un peu difficiles.”
Une sorte de désaffection ?
- “Ce n'est pas un phénomène tout à fait nouveau, et en même temps, on a pu voir que les hommes politiques français étaient derrière l'équipe de France. Ce sont d'abord des patriotes, des Français. Je crois qu'on leur en a su gré, sans se mettre devant, d'ailleurs. C'est vrai qu'il fallait aussi savoir enlever la cravate ! Nous l'avons fait. Mais nous l'aurions fait de toute façon, même si Deschamps ne l'avait pas demandé ! Maintenant, à nous de prolonger cette confiance, de faire en sorte que le soufflé ne retombe pas, qu'on ne retrouve pas d'ici quelques mois une France grincheuse, une France qui doute, qui cède un peu à ce syndrome-là. Nous pouvons le faire, à condition de retenir quelques leçons de ce qui s'est passé : premièrement, il faut avoir une bonne défense ; deuxièmement, il faut jouer en équipe. C'est très important d'arrêter de se diviser sans arrêt. Troisièmement, il faut aussi quand même marquer des buts, que ce soit sur le terrain économique ou sur le terrain proprement politique.”
Comment ? Pour la gauche seulement, ou pour la gauche et la droite réunies ?
- “J'ai vu que le Président de la République hier disait que ça devait être un programme pour le Gouvernement et l'opposition. Pour le Gouvernement en tout cas, c'est notre devoir : nous sommes aux affaires, et nous avons le devoir impératif de faire en sorte que cette confiance se prolonge, que la France continue de gagner, et surtout – pour parler plus sérieusement – qu'on continue de faire des efforts pour que la reprise s'installe, que la croissance soit là et que le chômage recule, ce qui est quand même le principal résultat que nous avons obtenu en un an, un début de recul du chômage.”
Un mot sur le Président Chirac : il a été très présent au cours de ce Mondial, et même depuis : on l'a vu enthousiaste pendant les matchs ; il a reçu les joueurs à l'Elysée hier ; c'est lui qui a remis la Coupe. Le football fait-il partie du domaine réservé présidentiel ?
- “Non ! Mais je dois dire, pour avoir vu J. Chirac pendant plusieurs matchs, depuis l'ouverture, que depuis le départ, il était persuadé que l'équipe de France l'emporterait. Mais L. Jospin aussi ! On n'a pas observé que L. Jospin avait été à tous les matchs de l'équipe de France depuis les huitièmes de finale. Non, il n'y a pas de domaine réservé. En même temps, c'est sans doute une occasion pour le Président de la République, pour le Premier ministre de manifester ce qu'ils sont, c'est-à-dire les représentants de la France, la voix de la France.”
L. Jospin a été plus discret, quand même.
- “Peut-être les images ne l'ont-elles pas toujours avantagé ! Mais enfin, ça, c'est un autre problème. Je l'ai vu très présent – plus discret, je ne sais pas. C'est vrai qu'il n'avait pas le maillot, mais il avait l'écharpe.”
Ce climat de consensus explique-t-il que le Président Chirac hier n'ait pas forcé les critiques à l'égard du Gouvernement, si c'est également votre impression ?
- “Oui, c'est vrai. Le Président de la République a reconnu les mérites du Gouvernement dans plusieurs domaines importants, quand même : la reprise de la croissance, la sécurité. Ca, c'est majeur. Il a défendu – ce qui est assez normal – la politique des gouvernements qu'il avait auparavant. J'ai trouvé ses félicitations à l'égard du plan Juppé tout à fait – comment dire ? – exagérées.”
Ne pensez-vous pas avoir été, vous et L. Jospin, sévères à l'égard du plan Juppé ?
- “Non. L. Jospin a dit les choses posément, calmement. Nous avons essayé d'appliquer certaines des mesures de ce plan. En même temps, il faut constater que c'est un échec. C'est un échec sur le plan de la maîtrise des dépenses de santé. C'est aussi un échec juridique. Donc, il faut passer à autre chose, sans forcément marquer d'ailleurs une rupture totale avec certains éléments de sa philosophie, mais passer à autre chose. Mais c'est vrai que le Président de la République a été beaucoup moins critique avec le Gouvernement, par exemple, que le 14 juillet dernier. Ça prouve qu'il s'est installé dans la durée. Nous aussi. Ca prouve aussi qu'il a compris que les Français approuvaient largement la politique du Gouvernement. Donc, ça marque, je crois, un moment dans la cohabitation, un moment de cohabitation positive, constructive.”
“Constructive” : c'est le mot qui convient, employé par J. Chirac.
- “C'est une question qu'on lui a posée à laquelle il a répondu positivement. On ne peut pas être en campagne électorale permanente, en combat permanent. Je crois que le Président de la République aujourd'hui essaye de retrouver un capital de sympathie dans l'opinion. Il l'a d'ailleurs en partie retrouvé. Le Gouvernement travaille. Voilà. Nous n'avons pas envie de nous déranger l'un l'autre. Il ne le faut pas. Honnêtement, revenons à ce que je disais au début : la confiance est là, il faut la maintenir ; ceux qui joueraient la division pour le moment – on l'a vu au sein de l'équipe de France où ça ne s'est pas produit ; le Brésil, ils s'engueulaient énormément dans leur équipe, y compris sur le terrain…”
Il y a des problèmes de politique intérieure au Brésil, mais ça, c'est une autre affaire ! En tout cas, en matière d'union nationale, la cohabitation a montré l'exemple, en somme ?
- “Non : la cohabitation, ce n'est pas la fusion, ce n'est pas l'union. Le Président de la République est ce qu'il est : il a d'ailleurs rappelé l'opposition à se mobiliser derrière lui, hier ; il s'est positionné un peu comme son chef en disant “Je suis issu des rangs de l'opposition. » Nous, nous sommes la gauche, nous sommes un gouvernement de gauche plurielle, chacun a son identité. Mais en même temps, chacun doit jouer son rôle, tout son rôle, rien que son rôle.”
Dans votre domaine, l'Europe, il n'y a pas de divergences, apparemment, entre le Président Chirac et le Gouvernement.
- “Très grosses divergences entre le Président de la République et le RPR. D'ailleurs, j'ai noté qu'il était beaucoup plus sévère pour ses amis, puisqu'il s'est dit déçu de leur comportement en matière européenne. Mais c'est vrai, nous travaillons ensemble, le Président et nous, le Gouvernement, ce qui est obligatoire en matière internationale : il faut parler d'une seule voix. Sur l'Europe, oui, nous sommes favorables à une Europe qui avance, et en même temps une Europe qui se rééquilibre, qui devient plus favorable à la croissance et à l'emploi, qui affronte les défis de demain.”
Il y a une actualité en ce qui concerne l'Europe : les négociations d'adhésion de six nouveaux pays, essentiellement de l'Est. Pensez-vous que les freins sont serrés ou que ça peut aller vite ?
- “Je pense que nous sommes très favorables à cet élargissement, parce que c'est une tâche historique. Ce sont en fait dix pays de l'Est qui vont nous rejoindre dans les dix ou quinze prochaines années. C'est la parenthèse du communisme qui se referme, longue parenthèse douloureuse. Nous y sommes favorables, mais en même temps, il faut se donner les conditions pour que ça réussisse. Ca peut prendre du temps. Les négociations ne sont pas faciles, y compris avec nos amis polonais, puisque M. Geremek est à Paris.”
Il se demande s'il y a soutien commun de l'Allemagne et de la France à l'élargissement.
- “Ce soutien existe complètement, et en même temps, ni les Allemands ni les Français ne souhaitent qu'on fasse ça de façon irraisonnée et trop rapide.”