Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF, à RTL, le 18 mai 1998, sur la situation internationale, notamment le sommet du G8 à Birmingham, la crise indonésienne et les relations entre l'Inde et le Pakistan.

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Circonstance : Sommet des pays industrialisés (Groupe des huit) à Birmingham du 15 au 17 mai 1998

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

RTL : Quel enseignement tirez-vous du sommet des huit à Birmingham : pas de décisions spectaculaires, pas de divergences affichées ? Un quotidien du matin titrait ce matin qu’on assiste à un nouveau type de sommet sans devoirs de résultats – je ne sais pas s’il faut le regretter –, mais le G8 est devenu peut-être le contraire d’un événement ? On a débattu de divers sujets sans objectif précis.

Valéry Giscard d’Estaing : Ça a été une réunion dont la méthode est nettement améliorée par rapport aux réunions précédentes. Le G7 avait été fondé par la France – il faut s’en souvenir parce qu’on parle beaucoup des malheurs de la France, mais il y a eu une époque où c’était nous qui organisions les grandes réunions mondiales – pour qu’il y ait une occasion de rencontres en tête-à-tête, ou quasi tête-à-tête, entre les gens qui prennent les grandes décisions dans le monde. Cette tradition s’était maintenue, mais la forme avait changé. C’était devenu de la bureaucratie. C’était préparé par des sherpas, ils y avaient des documents gigantesques, des communiqués de plusieurs dizaines de pages et un énorme show médiatique. Alors Tony Blair, avec raison, a fait revenir le G8 – c’est-à-dire le G7 plus les Russes – à une pratique qui est plus authentique, c’est-à-dire la rencontre des chefs d’État pour discuter des sujets du jour. Cela ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas aboutir à des décisions. À Birmingham, ils n’ont pas abouti à des décisions – il faut se demander pourquoi –, mais dans le passé, deux ou trois fois, on avait abouti à des décisions positives.

RTL : La crise indonésienne : les huit ont adressé un message musclé au président Suharto : estimez-vous que cela est suffisant pour que le président Suharto puisse comprendre qu’il doit laisser la place ?

Valéry Giscard d’Estaing : Le message n’était pas suffisamment musclé. Ce qui est intéressant de noter, pour nous Européens de l’ouest, c’est que les deux grands sujets du G8 étaient deux sujets asiatiques. Il y a vingt ans, personne n’aurait parlé de l’Asie. Et là les deux grands sujets qui ont été discutés sont la situation en Indonésie et les explosions nucléaires de l’Inde. Donc l’Asie, et même une partie de l’Asie dont on parle très peu, puisqu’on parle très peu de l’Inde et de l’Indonésie. Concernant la situation de l’Indonésie, il est certain que le régime a beaucoup vieilli, que la population est dans une situation d’instabilité ou de révolte très apparente, et qu’il faut donc que le régime du président Suharto cesse. C’est un régime qui dure depuis très longtemps qui a d’ailleurs apporté des bénéfices à l’Indonésie – il faut le dire –, mais qui maintenant certainement se survit au-delà du raisonnable. Et je crois que la position internationale doit être très claire. Ce n’est pas de dire : « Il faut faire des réformes Monsieur le président Suharto », ce que disent certains. Il faut maintenant un changement politique en Indonésie, et il est souhaitable naturellement que le président Suharto, lui-même, facilite ce changement.

RTL : Est-ce que vous êtes favorable à l’idée avancée de Jacques Chirac d’élargir le G8 à un G9 en invitant la Chine ?

Valéry Giscard d’Estaing : Quand on sera G150, ce sera les Nations unies.

RTL : Donc, bien loin du sommet de Rambouillet de 1975 ?

Valéry Giscard d’Estaing : Exactement. On a commencé à 6, puis on est resté à 7 pendant vingt ans. On vient de passer à 8, cela suffit peut-être. Il faut marquer, au contraire, une pause. Parce qu’ensuite on irrite tous les autres : si vous prenez la Chine, pourquoi ne pas prendre l’Inde ? Il n’y aucune raison ! Pourquoi ne prendre que les pays asiatiques et aucun latino-américain ? Prenons le Brésil, et ainsi de suite. Je crois qu’il faut rester, pour un moment au moins, dans la formule actuelle. Alors, un mot sur l’histoire indienne.

RTL : Justement, est-ce que vous pensez, comme Bill Clinton, que l’on va assister à une sorte de transfert d’une sorte de guerre froide en Asie entre le Pakistan et l’Inde ?

Valéry Giscard d’Estaing : Il y a deux choses qu’il faut remarquer. La première, c’est que nous croyions tous – il faut bien le dire – que l’ère du nucléaire était finie.

RTL : Donc il y a une menace selon vous de prolifération qui pèse sur la région ?

Valéry Giscard d’Estaing : C’est plus qu’une menace. Les Indiens ont fait exploser cinq bombes en quelques jours – pas une bombe ! Cinq –. Ils ont fait exploser une bombe de type classique et une bombe thermonucléaire, les bombes dites à hydrogènes, les bombes les plus puissantes. Ils ont indiqué qu’ils avaient maintenant des lanceurs qui peuvent transporter ces bombes à 1 500 kilomètres et qu’ils allaient augmenter la portée de ces lanceurs de 1 500 à 2 500 kilomètres. Ce qui peut frapper toute la région. Or, vous avez une autre puissance nucléaire qui a une très longue frontière avec l’Inde : c’est la Chine ; et vous avez une autre puissance qui est en guerre larvée avec l’Inde qui est le Pakistan. Je vous rappelle qu’on avait empêché le Pakistan dans les années 1975 de se doter d’un armement nucléaire, et nous avions annulé la commande qui avait été faite à la France d’une usine de retraitement atomique, précisément pour ne pas aider le Pakistan. Et le Pakistan s’était engagé à ne pas avoir d’armes nucléaires. Mais si son voisin, avec lequel il est en guerre avec une contestation territoriale formidable au Cachemire, a lui-même un armement nucléaire, personne n’empêchera les Pakistanais d’avoir un armement nucléaire, qu’ils l’expérimentent ou non.

RTL : Est-ce que vous estimez que la France est en droit de faire des reproches à l’Inde ?

Valéry Giscard d’Estaing : Non, la France n’est pas en position facile puisqu’elle a développé elle-même un programme nucléaire, et qu’elle l’a même repris récemment. Parmi les grandes puissances, elle a été une des dernières à faire des expériences. Donc ce n’est pas elle qui peut être en flèche. Par contre, je vous rappelle que dans les années 1978, c’était le président Carter – qui a laissé une mémoire lointaine – qui avait posé le problème de la non-prolifération nucléaire. Et nous avons été très coopératifs dans cette affaire : la communauté internationale avait établi un traité, qui a été d’ailleurs signé par la plupart pays du monde, pour limiter la prolifération nucléaire. Et je crois que la France ne peut pas être en flèche à cause de notre position nationale, mais elle doit souhaiter très vivement la réussite de la politique de non-prolifération parce que sinon vous aurez dans ce triangle asiatique des trois puissances nucléaires, le risque d’une imprudence ou d’un accident.

RTL : On passe un instant à l’Afrique. Il y a un double anniversaire : Laurent-Désiré Kabila est au pouvoir depuis un an, et il y a vingt ans, c’était l’opération Kolwesi.

Valéry Giscard d’Estaing : Je suis heureux que vous en parliez parce qu’on commémore beaucoup de choses, et il serait bien qu’on commémore une opération de ce genre. C’était le vendredi 19 mai 1978 : 700 Français ont sauté à plusieurs milliers de kilomètres de leur base sur la ville minière de Kolwesi dans laquelle était en train de se perpétrer le massacre à la fois des Européens, mais aussi d’une partie de la population. Ils sont partis, et ils ne pouvaient pas revenir parce que le système de transport était tel qu’on les larguait d’avion et que pendant un certain temps, on n’avait pas de leurs nouvelles puisque les avions qui les larguaient ne pouvaient pas communiquer par radio. Il fallait donc attendre qu’ils soient au sol pour avoir des nouvelles, et ensuite s’il leur arrivait malheur, ils ne pouvaient pas revenir. Donc c’était une opération très audacieuse qui a été remarquablement bien conduite – c’est à l’honneur de la France – à la fois par notre ambassadeur qui était sur place – un homme tout à fait remarquable notre ambassadeur au Zaïre –, le colonel qui commandait le deuxième régiment étranger de parachutistes – qui est décédé depuis – et puis nos militaires nationaux. Je trouve que c’est important de s’en souvenir. C’est demain cet anniversaire et ce n’est pas mal de marquer sur le calendrier la victoire de Kolwesi.

RTL : C’est vous qui aviez donné le feu vert. Un mot sur la politique française : sur l’UDF que vous avez créé en 1978, vous êtes silencieux. Alors pour quelle raison ?

Valéry Giscard d’Estaing : Je suis silencieux, et je vais rester silencieux, parce que nous sommes encore à un moment où les choses se font.

RTL : Ou plutôt se défont.

Valéry Giscard d’Estaing : Absolument. Le moment venu, je m’exprimerai pour dire ce que je crois utile de faire, parce que dans tout cela je ne vois pas venir un projet pour la France.