Texte intégral
Jean Lacouture. — Comment définir le rôle qu'a joué François Mitterrand dans votre vie publique avant 1981 ? Celui d'un « éveilleur », d'un « sourcier », d'un « mentor » ou d'un « patron » ?
Lionel Jospin : « Éveilleur » et « sourcier », non. Quand je l'ai rencontré et suis entré dans son équipe, après le congrès d'Epinay, j'avais 34 ans. J'avais milité depuis longtemps à gauche, au sein de l'Unef, contre la guerre d'Algérie et la colonisation. J'avais suivi de près et admiré sa campagne de 1965. J'étais politiquement « éveillé », et c'est très consciemment que j'ai adhéré au parti qu'il venait de fonder et l'ai rejoint lui, à la fois pour des raisons positives - les idées qu'il défendait, la dynamique unitaire qu'il incarnait, l'ambition de conquête réelle du pouvoir qu'il proposait – et pour des raisons négatives - me sentant fort loin de la SFIO, différent du PSU et de Rocard, d'une part, du Ceres de Chevènement de l'autre, quelle que fût, et demeure, mon estime pour les deux hommes. Ce que nous proposait alors François Mitterrand, c'était à la fois une belle aventure collective et pour chacun d'entre nous un accomplissement personnel. Avec lui, on se sentait à la fois un et beaucoup. C'est pourquoi, parmi vos définitions possibles, je choisirai celle du « mentor - celui qui nous montrait que la politique est à la fois une volonté, un art, une culture, et pourquoi pas un savoir-faire. »
Jean Lacouture. — Savez-vous pourquoi il vous a choisi pour une promotion si rapide, vous qui êtes si différent de lui, qui n'entriez pas vraiment dans son jeu, qui avez « la nuque raide » ?
- « Peut-être qu'il ne s'agissait pas d'un jeu. En 1971, François Mitterrand a compris que le temps était passé des cercles, des petits groupes, qu'il lui fallait un grand parti, bien structuré, et il a fait appel à quelqu'un qui, par le syndicalisme et le militantisme, avait une expérience en ce domaine. Et quelqu'un d'une autre génération, parce qu'il voyait à long terme... Mais j'étais loin d'être le seul. C'est une génération qu'il a ramenée à l'action politique. La sélection s'est faite après... »
Jean Lacouture. — Votre socialisme, très affirmé dès avant les années 70, ne s'inquiète-t-il pas de son éclectisme, de sa « disponibilité », de ce que ce républicain, certes ancré à gauche, n'est peut-être entré en socialisme qu'en fonction d'une situation ou d'un objectif ?
- « Non. On a dit qu'il « parlait socialiste » plus qu'il ne l'était. Alors, il le parlait bien ! Avec l'expérience que j'avais de lui à l'époque et les comparaisons que je pouvais faire avec d'autres, je peux vous dire que travailler avec lui c'était travailler avec un socialiste, avec un homme qui avait pris un vrai risque politique, qui avait « payé » pour être le leader de la gauche.
Non seulement son discours le marquait, mais aussi ses options fondamentales. Les nationalisations, l'Union de la Gauche, la solidarité, la recherche de la paix dans toutes les zones de tension, l'aide au tiers-monde - oui, il s'était immergé, fondu dans la vision socialiste de la société et du monde.
Ajoutez à cela que la présence à nos côtés de Rocard et de son discours « moderniste » et économiquement plus modéré contribuait à radicaliser Mitterrand, à le gauchir. Quand on parle de lui, il faut penser à son extraordinaire capacité d'absorption des idées et de compréhension des situations. Mimétisme ? Ça va beaucoup plus loin…
On dépeint toujours François Mitterrand comme un stratège avant tout. Peut-être. C'est par là qu'il dominait. Mais ce stratège s'était constitué un bagage, et je crois pouvoir dire que ce bagage était socialiste... dans les termes des années 70. »
Jean Lacouture. — Les 110 propositions qui constituaient le programme socialiste en 1981, les jugez-vous, rétrospectivement, pertinentes ?
- (Après un léger temps d'hésitation.) « En gros, oui. Elles répondaient à une attente. La plupart ont été mises en oeuvre. Elles n'étaient donc pas si utopiques. Bien sûr, je ne les reprendrais pas toutes, et nous avons fait bien des erreurs, et dans les projets, et dans l'application. Mais pour en être l'un des auteurs (Pierre Bérégovoy fut le principal rédacteur, mais ce fut un travail collectif), je ne les renie pas. »
Jean Lacouture. — Lors du grand « virage » de 1983, celui de la « rigueur », vous aviez trouvé la formule qui fait désormais référence, celle de la « parenthèse ». L'avez-vous concoctée en accord avec lui ? Était-ce une formulation tactique, pour couper court sans le dire aux grandes illusions, ou l'expression d'un espoir « quand même » ?
- « Cette formule était, si je puis dire, de mon cru. François Mitterrand l'a bien reçue, pas conçue. Je ne peux vous dire ce qu'elle signifiait pour lui, le stratège. Pour ce qui est de moi, je reprendrai votre formulation, c'était « l'expression d'un espoir quand même»... Non, pour mes camarades et moi, tout n'était pas dit. La seule perspective n'était pas de durer. Nous espérions, les difficultés économiques surmontées, reprendre une démarche plus dynamique. Cette pause était inévitable si nous voulions éviter la catastrophe, les dévaluations en cascade. Il fallait ce répit. Mais nous voulions croire à un simple répit. Ce qui était chez Jacques Delors de la pédagogie mais aussi une conviction, une leçon de réalisme, était chez nous l'expression d'une acceptation provisoire de l'inévitable. Pas de l'irrémédiable... »
Jean Lacouture. — Le débat a pris aussi une dimension européenne. Un fort courant, avec Bérégovoy et Chevènement et un temps Fabius, préconisait la sortie du système monétaire européen. Vous êtes resté discret en cette affaire...
- « Non, dans le débat interne au pouvoir, j'ai clairement pris position contre la sortie, le décrochage, qui me paraissait une aventure, en termes économiques. J'ai moins pesé, en l'affaire, que Mauroy ou Delors, mais je me suis prononcé très nettement pour la fidélité aux structures européennes. »
Jean Lacouture. — Votre éloignement par rapport à François Mitterrand date-t-il du débat à propos de la direction de la campagne électorale de 1986, entre Laurent Fabius, Premier ministre, et vous, premier secrétaire du parti ? Ou de celui qu'a provoqué votre passage du parti au Gouvernement, c'est-à-dire l'ouverture de la succession à la tête du PS ?
- « Ne personnalisez pas la première affaire pour en faire un face-à-face entre Laurent et moi. Il s'agissait pour moi d'un débat institutionnel mais aussi de principe. Pouvions-nous admettre que le Premier ministre soit le chef de la majorité et celui du parti sans en avoir le titre ? C'était suivre l'exemple de l'ancienne, sous Pompidou notamment. De François Mitterrand j'avais reçu la mission de faire du Parti socialiste une force solidaire mais autonome - le nouveau pouvoir différant de son prédécesseur. L'exigence que je formulais était dans le droit-fil de la pensée mitterrandienne. Ce pourquoi il m'a donné raison, sans condamner pour autant Laurent Fabius, qui était le Premier ministre.
La seconde affaire, la succession à la tête du PS, a pris un tour beaucoup plus personnel. A vrai dire, je n'aurais pas dû m'en mêler. Dès lors que je me retirais, je devais permettre aux forces et aux courants de jouer, et laisser, sans doute comme le souhaitait le Président, Laurent Fabius tenter de prendre la direction du PS. J'ai cédé à de nombreuses et pressantes sollicitations, en contradiction avec les souhaits de Mitterrand. D'ailleurs, peut-être les choses se seraient-elles passées de la même manière, sans moi... En tout cas, Laurent et moi en avons tiré les leçons. »
Jean Lacouture. — On peut donc parler d'« éloignement » dès cette époque, par rapport à François Mitterrand ?
- « Nous reviendrons sur ce mot. Mais il me faut vous rappeler que, même du temps où j'étais un proche collaborateur, très souvent reçu et écouté, dans un climat d'entente profonde, j'ai manifesté plusieurs fois mon désaccord, quand mes convictions étaient en cause.
D'abord, à propos de la « réintégration » des généraux rebelles d'Algérie, le vieil anticolonialiste que j'étais a réagi durement, de façon moins sonore que Pierre Joxe, mais avec le même souci d'être entendu, comme Claude Estier par exemple.
Ensuite, j'ai pris position contre les livraisons d'armes à l'Irak dans sa guerre contre l'Iran. A tort ? A raison ? Le principe sur lequel je me fondais (pas de livraison d'armes à un pays belligérant) reste solide. J'ai également élevé la voix contre la remise de la cinquième chaîne de télévision à Berlusconi. Pour l'entrée de Tapie au Gouvernement, le président m'a fait la grâce de m'en écarter simultanément et je peux l'en remercier. Je n'étais pas entré au PS pour ça ! »
Jean Lacouture. — Au cours du second septennat, François Mitterrand est beaucoup plus distant du parti, ayant conscience que, cette fois, son élection n'est pas le fruit d'une victoire commune, mais personnelle...
- « ...Ce qui n'est pas juste. Le PS avait beaucoup oeuvré pour sa campagne de 1988. Et nous avions su faire en sorte, pendant la cohabitation, et par un jeu assez subtil, qu'il se présente dans les meilleures conditions contre son Premier ministre... »
Jean Lacouture. — Ministre, vous le sentez moins proche de vous que premier secrétaire ?
- « Physiquement, oui. Je le vois beaucoup moins. Mais pas politiquement. Il a été, dans mes nouvelles fonctions, tout à fait loyal avec moi. Il savait que j'étais peu favorable à l'ouverture au centre. Mais il m'a aidé comme si de rien n'était dans ma tâche à l'Éducation. »
Jean Lacouture. — A dater du congrès de Rennes de 1990, l'éloignement s'aggrave, jusqu'à la rupture ?
- « Non ! Vraiment non. Nous nous sommes tous fourvoyés à Rennes, et moi notamment, en entrant dans une bataille qui n'était plus la mienne. Mais c'est collectivement - et François Mitterrand au premier chef - que nous aurions dû éviter cette cassure du courant majoritaire du parti majoritaire... Mais pouvais-je faire autrement que de me mêler de cet imbroglio, compte tenu de mon passé, de mes amis ? (Et, au fait, si je ne m'en étais pas mêlé, si j'avais pris mes distances avec le parti, serais-je ici, aujourd'hui, face à vous ?) Mais, pour en revenir à mes relations avec François Mitterrand, il est possible de parler alors de désaccords, excessif de parler d'éloignement, en tout cas faux de parler de rupture. »
Jean Lacouture. — Mais alors, le droit d'« inventaire » que vous réclamez en 1994 n'a-t-il trait qu'au passé vichyste (que vous connaissiez plus ou moins, non ?) et à l'affaire Bousquet ?
- « Le passé à Vichy, nous le connaissions un peu, mais nous donnions à la francisque une explication tactique - c'était une couverture pour le travail de Résistance-, ce qui était pour le moins naïf. Dans les années 70, j'ai souvent parlé avec François Mitterrand de sa guerre. Il n'évoquait que sa Résistance, jamais le reste. Et elle était assez impressionnante pour qu'on ne le pousse pas sur le reste…
Quant à Bousquet, là, le rejet immédiat a été très fort. Quelle que soit la période où il l'a connu, il en savait assez long sur cette époque pour se refuser à toute relation personnelle avec cet homme. Oui, Bousquet a dressé une barrière. Mais, là encore, je ne saurais parler de rupture. Non ! On peut critiquer un acte sans rejeter un homme.
Quant à l'inventaire, c'est un droit absolu, l'application de cet esprit de libre examen que j'ai toujours revendiqué, conscient que la liberté survit à la discipline. Lui-même a toujours agi ainsi. Au surplus, et c'est essentiel, cet inventaire est, dans mon esprit, collectif. C'est ce que nous avions fait au pouvoir qui devait être passé au crible, le bien et le mal. Il ne s'agissait pas de faire le bilan d'un homme, mais de soumettre un groupe au feu de la critique. Que la responsabilité soit proportionnelle au pouvoir exercé, c'est vrai. Mais, cette remarque faite, je répète que cet inventaire ne porte pas dans mon esprit sur un homme, mais sur une collectivité humaine, dont je suis ! De tout cela, je n'ai gardé aucune amertume. J'ai aimé ce que j'ai partagé ; ce que je n'aimais pas,- je l'ai dit. C'est pourquoi, s'il faut un mot de la fin, si je veux résumer d'un seul mot le souvenir que je garde de cet homme et de cette époque, ce sera « gratitude ».