Texte intégral
France 2 - mardi 8 septembre 1998
Françoise Laborde : Nous allons parler, tout à l’heure, de votre rentrée sociale, puisque ce sera dans quelques heures votre référence de presse de rentrée, mais d’abord un mot sur cette journée d’action des routiers. Journée d’action dans toute l’Europe et déjà, on a vu, ce matin, des premiers barrages aux frontières autour de la France. C’est quoi ? C’est l’embryon d’un vrai mouvement social européen ?
Alain Deleu : C’est très symbolique. C’est très symbolique, d’abord parce que cela touche le cœur du système économique. Beaucoup d’activités industrielles ou commerciales passent par la route finalement. Donc, c’est là que se joue le « juste-à-temps », la compétition économique. On voit bien que l’on a fait tout récemment l’harmonisation commerciale du transport routier, mais pas l’harmonisation sociale.
Françoise Laborde : Il y a des écarts de situation énormes entre la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne…
Alain Deleu : Donc, on va avoir le dumping social, la course au rabais, etc… Et donc, c’est vrai qu’il y a là un enjeu européen. On voit que l’action syndicale de branche devient européenne. C’est un changement important. On a l’Europe, qui est à côté e la Russie, qui essaye de l’aider à décoller au plan économique, dans le contexte épouvantable où elle est, et puis on a le combat syndical pour une Europe sociale, en, même temps que l’Europe économique. »
Françoise Laborde : On a eu le sentiment, lors du dernier grand conflit des routiers, qu’il y avait un peu de bisbille, parfois, entre les routiers français, espagnols, allemands ; les uns reprochant aux autres de les empêcher de faire leur travail. Qu’est-ce qui a changé ? Il y a une nouvelle solidarité, aujourd’hui, qui s’instaure ?
Alain Deleu : La prise de conscience qu’aujourd’hui, le syndicalisme se joue aussi au nouveau européen – il se joue dans l’entreprise d’abord, au niveau national, mais aussi au niveau européen – elle avance cette prise de conscience. Renault-Vilvorde a fait beaucoup, mais également les routiers avancent. Ce n’est pas facile car, effectivement, il y a des tensions, surtout quand le routier est pris comme cela dans un barrage et qu’il ne peut plus avancer. Mais on gagne du terrain et on construit ensemble. Je crois que cela, c’est un élément important pour l’Europe. L’Europe ne pourra pas réussir si elle ne réussit pas au plan social. »
Françoise Laborde : Il y aura d’autres secteurs comme cela, sur lesquels il pourrait y avoir des manifestations communes en Europe ?
Alain Deleu : Je crois qu’on l’a vu sur le secteur en crise, comme le secteur bancaire, le secteur de l’industrie textile. On va voir cela se développer. C’est la négociation d’abord. Je crois que l’on voit surtout se développer la négociation. Mais c’est vrai que là où il y a des tensions fortes, il sera bon que l’action syndicale se manifeste notamment pour l’emploi, je dirais. On sent bien la montée d’une mobilisation européenne pour l’emploi, car c’est un projet global pour l’Europe. »
Françoise Laborde : Dans quelques heures, vous allez présenter vos thèmes de rentrée sociale. Sur quoi allez-vous axer la revendication, la contestation ? Je ne sais quelle est la terminologie que vous préférez à la CFTC ?
Alain Deleu : Je dirais l’action, le travail.
Françoise Laborde : La lutte ?
Alain Deleu : La lutte, c’est plutôt…
Françoise Laborde : La lutte, vous réservez cela à la CGT ?
Alain Deleu : Oui, Oui. Cela nous arrive aussi, mais chacun son vocabulaire. Le point central, c’est la négociation des 35 heures. C’est vraiment le chantier de la rentrée. Des milliers d’entreprises vont s’engager dans la discussion d’une manière ou d’une autre. On le fera dans la négociation, si c’est possible, mais je crois que c’est vraiment le grand chantier. C’est vraiment la mobilisation pour que cette opération très importante produise de l’emploi par la négociation. C’est vraiment l’axe numéro un de l’affaire, mais évidemment, il y a d’autres dossiers. Il y a la Sécu.
Françoise Laborde : Sur les 35 heures, vous dites, comme M. Aubry, que les accords de branche signés par le CNPF ne correspondent pas à l’esprit de la loi ?
Alain Deleu : Vous savez, moi, je suis fondé sur la négociation. Que l’Etat prenne des décisions, c’est très important, qu’il fixe les règles du jeu, c’est son rôle mais ensuite, les partenaires, les acteurs négocient. Si demain, on se retrouve avec l’Etat et les citoyens, quand il y aura un désaccord entre l’un et l’autre, cela va marcher comment ? Nous disons que le moteur, la clef du progrès social, c’est la négociation. Donc, laissons négocier les gens.
Françoise Laborde : Vous ne condamnez pas l’attitude de patron du CNPF, E.-A. Seillière, que l’on a pu sentir, disons, résistant à l’égard des 35 heures ?
Alain Deleu : Pour le moins mais je pense que la loi est là. Il le reconnaît lui-même. Les entreprises sont là et puis on va négocier. La somme des intérêts de chacun, cela peut faire de l’emploi. Il faut de l’imagination, de la volonté, allons-y !
Françoise Laborde : Un des thèmes traditionnels de la CFTC, c’est la politique familiale. Vous allez faire des propositions dans ce sens ?
Alain Deleu : Vous savez, on est sur le même problème depuis longtemps. Les gouvernements changent les politiques changent. Or la politique familiale, c’est de la durée, de la continuité. On est en confiance ou on ne l’est pas. Donc, on reste sur la ligne de la CFTC : un contrat de progrès pour les familles de longue durée, avec un gain de pouvoir d’achat significatif, au moins 5 %, là, maintenant.
Françoise Laborde : 5 % sur quoi ? Sur les allocations familiales ?
Alain Deleu : Sur les prestations. C’est un point de départ. C’est surtout un projet global. Tout concerne la famille. Le logement ? Evidemment, mais la précarité de l’emploi, quand on n’arrive pas à trouver un emploi stable, comment fonder une famille, comment vivre et avoir des enfants ? Le temps de travail, les 35 heures, c’est comment mieux vivre en famille ; quel temps libéré pour les siens. Donc, on voit bien que quel que soit le sujet que l’on rencontre, il y a un champ familial. Je voudrais qu’on arrive à prendre en compte, quel que soit le dossier, les conséquences familiales du dossier que l’on traite.
Françoise Laborde : Entre l’augmentation des salaires et la revalorisation des allocations familiales, vous mettez l’accent sur quoi ?
Alain Deleu : Ce n’est pas la même case. Il est évident qu’on parle beaucoup de baisser les charges sur les bas salaires. On peut aussi parler un peu de remonter les bas salaires. Donc, là, c’est la négociation sur les salaires qui est importante. C’est un domaine différent. Si déjà, on faisait en sorte que l’ensemble des financements prévus pour la famille fonctionnent pour la famille, on aurait de la marge à donner aux familles.
Françoise Laborde : Est-ce que vous avez l’impression d’être écouté chez M. Aubry ? Comment s’instaure le dialogue avec elle ? Cela se passe comment ?
Alain Deleu : C’est une situation un peu particulière. Je dirais que l’on peut faire mieux, voilà. Autrement dit, il y a un bon travail qui est fait au plan technique ; nos services, le cabinet, cela fonctionne bien. Il n’y a rien à dire. Moi, je voudrais qu’il y ait un débat stratégique plus global qui se mène avec elle.
Françoise Laborde : Qu’elle vous invite à déjeuner un de ces jours ?
Alain Deleu : A déjeuner ou à diner, même sans manger ou sans boire. Ce n’est pas le problème.
Françoise Laborde : C’est un message que vous lancez à M. Aubry, vous aimeriez la voir davantage.
Alain Deleu : Donnons l’exemple ! Je crois que l’on ne peut pas demander aux entreprises de créer un dialogue permanent avec leurs salariés s’il n’y a pas de dialogue permanent direct entre les responsables politiques et les dirigeants syndicaux. Alors, ce n’est pas facile, chacun a ses calendriers, mais je crois que l’on peut accélérer un peu la cadence. Ce serait bien.
Françoise Laborde : Une toute dernière question. Un sondage nous indique que 57 % des Français hétérosexuels sont favorables au Pacte civil de solidarité. Qu’en pense le dirigeant de la CFTC, syndicat chrétien ?
Alain Deleu : Je n’ai pas d’avis d’organisation. A titre personnel, je trouve cela assez rigolo de dire : « Les Français hétérosexuels » et puis « les homos », et puis peut-être les “bi“. »
Françoise Laborde : Parce que l’on pensait que le texte était plus pour les homosexuels ?
Alain Deleu : Pour moi, il y a les Français, les gens et je ne vois pas bien tout cela. J’ai envie de dire, il y a Brassens :ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin et puis, il y a aussi, dans ma poésie, amour et toujours cela rime ensemble. On retrouve là un aspect : on ne veut pas trop s’engager, mais en fait, on vit quand même ensemble et on bâtit une famille ensemble. Alors, faisons-en sorte que les gens puissent réellement fonder une famille, la porter toute leur vie. Cela s’appelle le mariage. Le mariage est très bien. On fait la fête et c’est formidable.
LE PROGRÈS du samedi 12 septembre 1998.
Le Progrès : Vous avez été élu en juin à la présidence de la CFTC du Rhône, où vous succédez à Michel Coquillion, élu président de l’union régionale. Quels sont les dossiers prioritaires qui vous attendent ?
Alain Deleu : Les négociations sur les 35 heures. Nous allons mettre en place une équipe pour aider les salariés qui auront à négocier, sachant que ce qui est prioritaire, ce ne sont pas les 35 heures en elles-mêmes, mais les effets qu’elles doivent avoir sur l’emploi. Car elles sont une des solutions au problème de l’emploi.
Le Progrès : Où la CFTC est-elle le mieux implantée dans le Rhône, et pour quelles raisons ?
Alain Deleu : Nous sommes bien présents dans la métallurgie, la chimie, les grandes surfaces, alimentaires notamment, les services et chez les employés. Cela tient sans doute aux personnes, à la personnalité des élus que nous avons ces secteurs.
Le Progrès : Qu’est-ce qu’être militant à la CFTC ?
Alain Deleu : La priorité, c’est d’être à l’écoute. Les gens sont un peu déstabilisés, ils ont besoin de trouver des repères, dans un environnement qui leur échappe, comme ce qui se passe par exemple avec les problèmes de la bourse et les répercussions dans le monde entier. Avant, ils avaient l’instituteur, le maire, le curé, mais ces repères ont disparu. Il faut donc jouer sur l’individu, privilégier l’homme plutôt que les grands effets de masse.
Le Progrès : Pour un syndicat, une référence chrétienne est-elle un plus ou un moins ?
Alain Deleu : Je dirais un plus, car c’est une référence à une morale sur laquelle nous appuyons notre réflexion, c’est un phare de notre réflexion. L’homme fait partie de la société en tant que tel, pas comme un élément matérialisme. C’est une référence qui peut s’adapter à quelque confession et quelque civilisation que ce soit. Il faut insister sur le fait que la CFTC n’est pas confessionnelle, il ne faut pas se trouver enfermé dans cet aspect. Nous avons un texte, de texte de l’encyclique De Rerum Novarum, et on arrive à faire une synthèse. Tous les militants se sentent bien à la CFTC et le brassage d’idées est enrichissant.
Le Progrès : Quel est le climat social de cette rentrée ?
Alain Deleu : Le monde de l’industrie est confronté à un certain nombre de problèmes : ventes, fusions, achats, joint-ventures, filiation, au point que certains collègues ne connaissent même plus l’organigramme de leur propre société. On sent plus de préoccupations d’ordre général que particulier ou individuel. Il y a aussi le problème des salaires qui, globalement, ont été bloqués ou fortement freinés par le patronat. C’est probablement une stratégie, dans l’attente des négociations à venir sur les 35 heures, qui doivent donc intervenir rapidement.