Texte intégral
L'Evénement du jeudi, 14 juillet 1994
L'Evénement du Jeudi : Vous revenez du Rwanda. N'est-il pas humiliant pour la France de voir nos soldats acclamés bruyamment par d'ex-tortionnaires issus des milices hutues ?
Bernard Kouchner : C'est très ambigu. Mais soulignons que ceux qui applaudissent le plus, s'ils en ont encore la force, ce sont les Tutsis réfugiés sous les toits depuis deux mois ou menacés par le cercle des machettes. Ce sont ceux-là que nos soldats doivent avant tout sauver. Et ils l'ont fait. C'est vrai, les assassins d'hier et probablement d'aujourd'hui sont mêlés à la population. Dans le flot des réfugiés chassés par la guerre et par l'avance du Front patriotique rwandais (FPR), ces miliciens sont là, profitant tout à la fois de la protection provisoire des soldats français et de l'aide humanitaire. Ils bénéficient d'un sursis avant que ne se tienne, comme je le souhaite, un tribunal international sur ces crimes contre l'humanité. Cela dit, les soldats français ne sont pas venus pour couvrir les anciens tortionnaires. Ils sont venus protéger la population dans son entier d'une nouvelle catastrophe humanitaire intervenant après un génocide, protéger aussi les Tutsis et les Hutus démocrates, et s'ils sont acclamés au nom de connivences anciennes que je réprouve totalement, ils sont surtout attendus par les victimes, pour qui leur présence est une garantie de survie. Malheureusement, en raison du passé, ils n'ont pu protéger personne à Kigali, qui est restée une ville de meurtres et de bombardements avant que le FPR n'y triomphe. Les 600 orphelins – ceux de Marc Vaiter – que nous avons protégés avec Pharmaciens sans frontières sont enfin sauvés. Il s'agit maintenant de les prendre en charge. Cette intervention est tardive, risquée et nécessaire. Tardive parce qu'après la dérobade de l'ONU, le devoir d'ingérence de la communauté internationale aurait été d'abord de ne pas enlever les troupes de l'ONU, puis, pour la France, de maintenir les soldats venus protéger nos ressortissants du Rwanda. Mais alors, qu'est-ce qu'on aurait entendu ! Bien sûr, je constate tristement que l'intervention nécessaire, encore une fois, se fait après les massacres. Elle en évite quelques-uns et c'est déjà bien ! Une vie sauvée est importante. Mais on aurait dû être plus près du drame, sinon on ne comprend rien à l'ingérence humanitaire. L'intervention est aussi risquée parce que c'est la France qui revient. Le souvenir des expéditions de 1990-1993 est pour beaucoup dans les méfiances du FPR. J'espère, devant l'accueil des Tutsis en particulier, que cette position évoluera. Il faut surtout faire très attention à ne pas apparaître comme les protecteurs des seuls Hutus extrémistes. Même pour des raisons humanitaires. Malgré ces critiques, j'approuve pleinement l'intervention française contre l'achèvement d'un génocide, initiative de François Mitterrand et d'Alain Juppé. « D'abord sauver les corps », disait Camus. A condition que nous puissions nous retirer dans les délais prévus et laisser le FPR établir la démocratie souhaitée, c'est-à-dire avec des alliés hutus. Et je suis heureux qu'après l'avoir ridiculisé, oublié, le gouvernement actuel s'emploie à démontrer que le devoir d'ingérence, que je propose depuis dix ans, est une grande avancée de la France des droits de l'homme, je suis heureux aussi que l'humanitaire d'Etat que nous avons imposé dans le gouvernement Rocard reprenne droit de cité. Mais il est souhaitable que les interventions ne soient pas le fait d'un seul pays. Il s'agit maintenant de construire un droit d'ingérence de la communauté internationale, de l'ONU, qui sera par définition un droit préventif. Il faut arriver avant la tuerie. Nous sommes loin de l'exigence, premièrement, d'une armée permanente des Nations unies, deuxièmement, d'un système d'alerte préventif, troisièmement, d'une clarification du concept de protection des minorités.
Q : Vous avez lu, je suppose, le rapport accablant de la Fédération internationale des droits de l'homme. Au Rwanda, Paris a soutenu un régime qui pratiquait l'apartheid sur une grande échelle. Quand vous dites : « Demain il faudra juger les responsables », est-ce que vous pensez au gouvernement français ?
Il faut infléchir toute notre politique africaine dans le sens du discours de La Baule, en 1990, c'est-à-dire vers plus de démocratie : une partie lente à gagner. Nous payons là, au Rwanda, un aveuglement et un enchaînement des mauvaises habitudes. Ce qu'on peut reprocher de plus grave à la France, c'est sans doute de ne pas avoir vu naître, de ne pas avoir dénoncé ces milices avant que le génocide ait commencé. Ces milices ont été entraînées pour tuer par des militaires rwandais que nous, les Français, formions. Une part de cette armée et des efforts consentis par la France ont été détournés pour former ces tueurs. Qui est responsable ? Les politiciens fascistes rwandais, bien sûr, mais nous avons aussi, hélas, notre part de responsabilité, même si elle n'est pas directe.
Q : On a même accusé la France d'avoir entrepris en 1993 des opérations militaires aux côtés des forces rwandaises et d'avoir reçu le président du Rwanda à l'Elysée en grande pompe.
Restons objectif : le président rwandais, M. Habyarimana, avait d'abord apparemment accepté le jeu de la démocratie et tenté d'instaurer le multipartisme. Il avait signé, grâce notamment à des pressions de la France, les accords d'Arusha qui avaient été salués par le FPR et acceptés par tous. Du côté français, deux attitudes coexistaient : d'une part, cette cécité sur les massacres en préparation, sur les instruments de la terreur, les prévarications qu'il convenait de dénoncer aussi ; d'autre part, ce cheminement d'un progrès inspiré par Paris et accepté par tous, surtout par les Hutus démocrates. C'est pourquoi certains ont voulu démolir les accords d'Arusha. Ceux qui ont voulu les détruire étaient, bien entendu, ceux qui allaient perdre la face et le pouvoir. Ils ont déclenché le génocide programmé.
Q : André Glucksmann a demandé la démission de François Mitterrand en disant que lui et son fils étaient directement responsables de la situation…
Tournons sept fois nos langues. C'est compliqué, le Rwanda. Un mélange de politique, de revanche et de racisme à l'africaine. Le génocide n'est la faute directe ni de François Mitterrand, ni de son fils. Vous verrez, la réalité qui se fera jour sera plus contrastée, mais il faut sûrement changer du tout au tout notre politique africaine.
Q : Sur le plan plus global de la coopération, vous êtes souvent sur le terrain, et les organisations non gouvernementales critiquent de plus en plus durement la coopération française…
Ces critiques sont très souvent fondées, j'ai proposé depuis longtemps de mettre en place une grande agence de développement, souple, mobile, efficace, pour faire cesser les rapports particuliers, de connivence, entre notre coopération et les potentats locaux. Je pense que le ministère de la Coopération n'a plus lieu d'être. Politique étrangère, droit de l'homme, développement, cela doit retourner au Quai d'Orsay, avec même, peut-être, un secrétaire d'Etat en charge.
Q : Le continent noir s'enfonce tous les jours, se sent de plus en plus marginalisé. Que faut-il faire ?
Nous avons besoin de l'Afrique comme elle a besoin de nous. C'est notre besoin commun, c'est notre aire commune de géographie et de tendresse. Et pourtant, l'Afrique se meurt sous nos yeux. Mais on ne lâche pas la main d'un ami aux pires moments de détresse et de faillite. L'Europe doit sauver l'Afrique et, pour cela, notre jeunesse doit entamer sur place, aux côtés des jeunes Africains, une vraie reconquête des coeurs. Je préconise un « plan Marshall » européen pour l'Afrique, un plan comparable, rappelons-le, à celui accordé par les Etats-Unis pour reconstruire les économies européennes dévastées en 1945. On peut aujourd'hui estimer entre 20 et 40 milliards de francs l'aide de la France. Arrêtons les formes désuètes de coopération et prenons le problème en main d'une manière beaucoup plus humaine, plus dynamique. Arrêtons de construire des hôpitaux universitaires alors que l'Afrique a besoin de dispensaires avec des seringues propres, de volontaires pour les animer et pour enseigner. Créons un autre type de coopération, égalitaire, fraternelle. Arrêtons de financer des scanners alors qu'il n'existe qu'une seringue par unité de soins. Arrêtons de construire des cathédrales à Yamoussoukro et des grandes mosquées alors que les bidonvilles pullulent et que les banques de sang transmettent le sida.
Q : On ne semble pas en prendre le chemin. Lorsque le dictateur gabonais Omar Bongo est venu au début du mois de juin à Paris, il a été accueilli chaleureusement par tous nos responsables politiques. Même par Michel Rocard.
Il faut une nouvelle pensée et peut-être une autre génération. Et chez nous, et chez eux. Je connais les jeunes dirigeants de l'Afrique de demain. Ils étaient souvent gauchistes, ils sont maintenant d'authentiques démocrates. Soutenons-les.
Q : Vous souhaitez une coopération plus proche, plus humaine, à l'inverse de tous ces projets démentiels et grandioses qui ont peu à peu ruiné l'Afrique ?
Oui. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas faire de routes, bien sûr. Rappelez-vous que le Rwanda était hier, paraît-il, la Suisse de l'Afrique. Il y a plein de routes partout. Voyez aujourd'hui.
Q : On entend parfois les fonctionnaires de la Banque mondiale et du FMI dire qu'il faut cesser d'aider l'Afrique. Au nom d'un raisonnement simple : chaque franc que nous donnons appauvrirait un peu plus le continent noir puisqu'il accroît sa dette et revient automatiquement sur les comptes européens des nomenklaturas locales.
Cet argument est excessif, mais je ne peux pas condamner la pensée. Changer de méthode, c'est retourner en Afrique. Dakar-Paris, Paris-Dakar, on fait les deux et on travaille avec eux. Pensez que la moitié des entreprises françaises se sont retirées d'Afrique ! Donc, il faut y aller, il faut que notre jeunesse rencontre la leur. J'ai bâti un service national humanitaire, « Globus », pour une formation commune des jeunes Français et des jeunes Africains. On l'enterre en ce moment. Il faut développer toute une pensée nouvelle, plus fraternelle et plus politique. Il se trouve qu'elle coïncide avec le rêve nécessaire, l'idéal à trouver, une vraie aventure pour notre jeunesse et les nécessités économiques. Marions tout cela. Sans l'Afrique, pas d'avenir pour le monde.
Propos recueillis par Pascal KROP
(Invité de P. Amar, France 2 – 20h00)- Dimanche 31 juillet 1994
Q : B. Kouchner, vous revenez du Rwanda, à votre avis, le monde a-t-il pris la mesure de cette tragédie ?
- « Non, il a pris la mesure de la tragédie médicale, de l'aspect scandaleux, effroyable, de cette épidémie de choléra. Mais je crains qu'il n'ait pas pris la mesure du génocide précédent. Et parfois même on se demande si le choléra n'est pas en train de faire oublier le génocide. Alors, pour résumer : il y a eu des siècles d'opposition, des fracas successifs, des gens qui, de l'extérieur, sont revenus. Mais il y avait deux antagonistes, deux gouvernements, deux armées. Il n'y a plus qu'une armée, plus qu'un seul gouvernement. Voilà la réalité. »
Q : Vous voulez dire qu'on s'occupe du choléra parce que l'on veut se déculpabiliser de cette indifférence au génocide ?
- « Je le crains, en tout cas il n'y avait pas d'images, ou très peu, du génocide. Lorsqu'on va du côté du gouvernement, du nouveau gouvernement et lorsqu'on parle aux victimes, ils disent : c'est bien ce que vous faites, et ce n'est pas moi qui vais dire le contraire. L'effort humanitaire est formidable et il faut le poursuivre. Il faut que ces réfugiés reviennent. Il n'y a pas d'autres solutions. Mais on oublie qu'il y a eu entre 300 et 500 000 morts. »
Q : La France a-t-elle eu raison d'envoyer des soldats ?
- « A mon avis, oui. Cela demeure plein d'ambiguïté. J'approuve les paroles du Premier ministre, mais il était dans une fraction du territoire rwandais et cela a été mal compris. Je crois que sauver les réfugiés de Goma ou d'ailleurs, au-delà des frontières, c'est travailler maintenant à Kigali, c'est les faire revenir, et c'est ce que le Parlement européen, ce que notre Commission a proposé. Est-ce que vous savez que l'Europe a donné depuis octobre 350 millions d'Ecus. On voulait savoir à quoi cela allait servir. »
Q : Vous approuvez l'opération Turquoise. La France a-t-elle raison de vouloir le retrait, cette fois, de ses soldats ?
- « Oui, j'approuve l'opération Turquoise, mais il y a bien des choses à dire sur ce qui s'est passé avant. Maintenant, ce qu'il faut, c'est que le retrait se fasse le plus vite. Parce que les Français ont une position très particulière. On attend. Ces troupes viendront-elles ? Il y a des Canadiens, des Australiens, des Américains qui vont venir, mais ils ne sont pas encore là, et ce qui serait très dangereux, je pense que le Premier ministre l'a bien compris en allant sur place, l'effort des soldats français est exceptionnel. A l'intérieur de cette zone protégée, les soldats font un travail considérable. Mais savez-vous que l'on meurt de faim à l'intérieur de cette zone, parce qu'il n'y a pas eu assez d'aide humanitaire à cet endroit ? Alors le retrait peut être très dangereux, si on n'a pas rétabli la confiance. La visite du Premier ministre est elle-même un facteur déstabilisant pour les Rwandais. »
Q : Que pensez-vous du contraste entre la vivacité des réactions et l'incapacité de l'Europe à remédier aux conflits ?
- « Je suis d'accord pour construire une force européenne, mais de prévention. On arrive toujours trop tard. Créons donc une force de prévention, un système d'alerte préventif. Nous travaillons là-dessus, mais il faut que l'on arrive avant que ces images nous frappent, que l'opinion bouge et que les hommes politiques décident. Ce qu'on peut faire, on le sait, c'est être à leurs côtés pour essayer de prévenir et non d'avoir à guérir. Ce qui est scandaleux, c'est que le choléra frappe les consciences, mais pas le génocide. »
(Passage antenne TF1 – 20h00) 31 juillet 1994
- « (Kigali) est une ville morte, rien ne fonctionne. Il y a un gouvernement, une administration qui n'existent plus et qu'il faut reconstruire. Mais c'est surtout à Goma où les problèmes se situent, tout le long de la frontière, et également en Tanzanie. Donc, il y a près de 3 millions qui ont quitté leur domicile qui doivent revenir. Le problème prioritaire, c'est le retour. J'étais avec une délégation du Parlement européen. Nous avions un objectif très précis : comment assurer ce retour, comment rétablir la confiance. L'Europe a donné 350 millions d'Ecus : c'est-à-dire plus que le Japon et les Etats-Unis réunis. Comment rétablir cette confiance ? A partir de la capitale Kigali. Depuis quinze jours, nous essayons d'installer des relais humanitaires. Les gens reviendront s'ils ont confiance, s'ils savent qu'il y a de l'eau sur la route, des médecins sur la route, un accueil et une protection. En somme, choléra et épidémies diverses, le traitement de ce choléra, c'est à Kigali. C'est en montrant que le pays existe et qu'on pourra les protéger. D'où la proposition de l'Union européenne d'assistance technique, y compris dans le domaine juridique et dans le domaine des recherches des criminels. Ils insistent beaucoup là-dessus. »
Q : A Kigali, les Américains s'installent, et on ne trouve pas de Français ?
- « A Kigali, il y a cinq Français qui sont un peu bloqués à la MINUAR et qui sont des officiers de liaison. C'est tout. Hier, on a vu arriver les 200 premiers Américains qui vont prendre l'aéroport et je vous garantis que dans deux ou trois jours, il y aura 18, puis 20, puis 25, puis 30 vols humanitaires. Les Français n'y sont pas. »
Q : Vous le regrettez ?
- « Oui, bien sûr, c'est l'ambiguïté de la position française qui est accentuée par la démarche du Premier ministre d'aller visiter la zone de sécurité, sans que le gouvernement actuel, le gouvernement en place à Kigali, ait été consulté, à ma connaissance. Ils ont pris ça évidemment très mal. Encore une fois, il faut la clarté et la transparence. C'est ça la thérapeutique. C'est comme ça qu'on sauvera ces millions de réfugiés aux frontières. Je crois qu'il fallait s'y prendre autrement, parce que c'est le début des relations nécessaires, obligées avec un gouvernement que nous n'avons pas mis en place, que nous n'avons pas choisi, que certains réprouvent, mais qui existe et qui est le gouvernement pour le moment légal du pays. Le gouvernement de M. Habyarimana est né aussi d'un coup d'Etat et nous l'avons connu. Il ne faut pas oublier quelque chose d'essentiel : le monde a été alerté par l'épidémie de choléra et par la maladie qu'on ne supportait pas. Et le monde n'a rien fait contre le génocide, contre les cinq cent mille, je ne sais pas combien, morts découpés à la machette, tous des vrais cibles établies d'avance. Alors, c'est difficile d'expliquer au FPR que le monde s'apitoie sur le choléra et pas sur le génocide. Voilà l'essentiel. »