Texte intégral
France 3 : Vendredi 22 juillet 1994
A. Juppé : L'objectif, aujourd'hui, est de faire en sorte que la relève de l'opération Turquoise se passe dans la continuité. Il faut que les contingents de la MINUAR arrivent pour prendre la relève de nos troupes, de façon à éviter tout mouvement de panique ou d'exode supplémentaire. Je voudrais insister une fois de plus sur le fait que ceci incombe au gouvernement de Kigali. C'est au gouvernement de Kigali, aujourd'hui, de rassurer les populations, de pratiquer la réconciliation et le pardon, non pas à l'égard des auteurs du génocide qui doivent être punis, mais vis-à-vis de la population qui, dans son immense majorité, est innocente.
Q. : Qu'attendez-vous du reste de la communauté internationale ?
R. : Il a fallu un peu de temps, je le regrette, mais enfin, c'est en train de se produire, pour que l'on prenne conscience du désastre humanitaire qui se déroule au Rwanda. Je veux vous rappeler que quand le Premier ministre français est allé à New-York, il y a maintenant une quinzaine de jours, il a dit au Conseil de sécurité, « attention, un désastre humanitaire sans précédent est en train de se mettre en place ». Maintenant, on s'en est aperçu et la mobilisation est en train de se produire. J'espère qu'il n'est pas trop tard, il n'est jamais trop tard bien entendu, il faut que tout le monde vienne. La France restera, pour ce qu'il la concerne, présente dans l'opération humanitaire notamment à Goma où nous avons un rôle très important dans la gestion de la plate-forme aérienne qui est là et qui est jusqu'à présent, le point central de répartition et d'arrivée de l'aide humanitaire.
Le Figaro : 25 juillet 1994
Le Figaro : L'épidémie de choléra chez les réfugiés du Rwanda a enfin mobilisé les gouvernements étrangers. Notamment les États-Unis, qui avaient laissé la France s'engager seule pour aller sauver les survivants du génocide. Mais, du coup, Washington et les Nations unies demandent à la France de maintenir ses soldats après l'expiration du mandat de l'ONU, qui court jusqu'au 22 août. Paris va-t-il prolonger le séjour de son contingent ?
Alain Juppé : La France a donné l'exemple. Nous avons été là-bas, en vertu d'un mandat donné par le Conseil de sécurité : clair dans ses objectifs mais limité dans sa durée. La France entend s'y maintenir. Turquoise répondait à une logique de protection des populations pour mettre un terme aux massacres sur le territoire même du Rwanda. Cet objectif a été atteint.
Q. : Mais le choléra n'est-il pas en train de bousculer le mandat initial ?
R. : Il faut maintenant une action internationale humanitaire placée sous l'égide des grandes organisations, au premier rang desquelles le Haut-Commissariat pour les réfugiés et le Programme alimentaire mondial. Compte tenu de l'ampleur de la catastrophe qui se déroule sous nos yeux, au Rwanda mais aussi au Zaïre et dans d'autres pays voisins, c'est une mobilisation de tous qui est nécessaire. La France y apportera, bien sûr, sa contribution sous la forme appropriée. Les Américains eux-mêmes se mettent en mouvement. L'intervention change à la fois de dimension et de nature. J'ajoute qu'une mobilisation comparable doit permettre l'arrivée sans délai des contingents de la MINUAR (ndlr : Mission des Nations unies d'assistance au Rwanda), dont plus rien ne pourrait justifier le retard.
Q. : Comment expliquez-vous l'absence de tous ces membres de l'ONU, qui ont voté ou approuvé la résolution du Conseil de sécurité et qui, aujourd'hui, traînent les pieds pour fournir la logistique et l'argent nécessaire ? Qu'il s'agisse, jusqu'au choc créé par le choléra, des avions promis par les Américains ; des équipes de médecins belges qui attendent une situation à risque zéro : de l'UEO, dont le oui de principe n'a débouché sur rien.
R. : Faut-il vraiment s'en étonner ? Nous avons eu droit à beaucoup de témoignages d'admiration. En d'autres temps, c'est ce qu'on appelait le soutien sans participation.
Q. : Pourquoi la France n'est-elle pas intervenue dès le mois d'avril, quand les massacres ont commencé ? Les soldats français, qui évacuaient les étrangers, n'auraient-ils pas pu rester pour arrêter les horreurs qui se déroulaient sous leurs yeux ? Faut-il un mandat des Nations unies pour remplir un devoir d'assistance à des gens en danger de mort ?
R. : Fallait-il un feu vert des Nations unies ? Sans hésiter, je réponds oui. La France a une conception des relations internationales qui exclut qu'un pays quelconque puisse s'introduire par la force sur un territoire étranger sans y avoir été autorisé par les Nations unies. Cela doit valoir pour les crises dans les États de la CEI aussi bien que pour Haïti. Quand on parle de la légalité internationale, il faut un mandat de l'ONU.
Q. : Roland Dumas, votre prédécesseur au Quai d'Orsay, vient de critiquer le fait que les troupes françaises ne soient pas restées en avril.
R. : Il est dommage, lorsque l'on a longtemps dirigé la diplomatie française, comme l'a fait M. Dumas, qu'on dise d'aussi grosses bourdes. Quand il regrette la décision prise en avril par la France de retirer ses Casques bleus, les bras m'en tombent. La France n'a jamais eu de Casques bleus au Rwanda, et certainement pas au mois d'avril. Le contingent français, qui était sous nos couleurs, a été entièrement retiré au mois de décembre, c'est-à-dire quatre mois avant l'assassinat du président Habyarimana. Pour critiquer efficacement, on doit d'abord s'informer. Il est trop tôt pour faire un bilan de l'opération Turquoise. Mais je crois qu'en montrant l'exemple, la France a sauvé l'honneur.
Q. : Sur le Gatt, le projet de règlement pour la Bosnie, le Rwanda, la France a osé être seule. Mais si le succès a été indéniable pour le Gatt, sur les autres sujets cet activisme solidaire n'est-il pas en train de déboucher sur une impasse ?
R. : Je ne partage absolument pas cette opinion. D'abord sur le Gatt nous n'avons pas été seuls longtemps. Assez rapidement, nous sommes arrivés à faire l'unité des Douze et c'est ce qui a permis d'aboutir à un résultat satisfaisant. Pour le Rwanda, on ne peut pas non plus parler d'isolement : nous avions un mandat de l'ONU. Sur la Bosnie comment peut-on dire que la France est seule ? Nous avons obtenu de réunir les Américains, les Russes et l'Union européenne. C'est ce qu'on appelle le « groupe de contact ». C'est une idée française et c'est une idée qui marche. Nous avons pu aboutir à un projet de règlement territorial qui a été proposé à toutes les parties. Ce plan de paix réussira-t-il ? C'est une autre question. La Croatie et la Fédération croato-musulmane ont accepté sans conditions de plan de Genève. Mais la réponse des Serbes de Bosnie, telle qu'elle a été fournie, mercredi, au groupe de contact est en fait un refus. J'espère que d'ici la prochaine réunion ministérielle, fin juillet, nos efforts conjugués permettront de faire entendre raison aux plus extrémistes et aux plus sectaires.
Q. : La réponse en forme de ni oui ni non que les Serbes de Bosnie viennent de donner au groupe de contact ne signifie-t-elle pas que tous vos efforts diplomatiques n'auront servi à rien ?
R. : Vous avez la mémoire courte. En février dernier, il s'est produit un tournant dans ce conflit de la Bosnie avec l'ultimatum qui a été lancé par l'Alliance atlantique. À l'origine de cette décision, il y a eu une initiative française, mise au point ensuite avec les États-Unis, et qu'il n'a pas été facile – il faut bien le dire – de faire accepter par nos partenaires. Et cela a tout changé. À Sarajevo, j'ai pu récemment observer que la ville n'avait plus rien à voir, dans son aspect physique et dans les manifestations de la vie quotidienne, avec ce que j'avais vu en février. Il y a eu de grands progrès.
Q. : Mais vous butez toujours sur le refus serbe.
R. : Les Serbes de Bosnie se sentent isolés et incompris. S'ils s'enfoncent dans cette espèce de manie de la persécution que j'ai perçue lorsque je m'étais rendu à Pale, leur capitale, s'ils persistent dans cette fuite en avant vers la guerre, alors tous les efforts que nous avons faits depuis plusieurs mois risqueraient d'être ruinés. Mais j'espère que la raison l'emportera. Sous l'influence de la communauté internationale ; sous l'influence du gouvernement de Belgrade, qui me semble avoir une vue beaucoup plus réaliste des choses ; sous l'influence d'un certain nombre de puissances qui ne sont pas réputées a priori antiserbes, je pense à la Russie notamment. J'espère donc que, d'ici la fin juillet une solution sera trouvée. Nous avons maintenant à notre portée un règlement de paix, qui n'est pas parfait mais qui est équilibré et auquel personne ne propose d'alternative.
Q. : Passons à l'Europe. En abandonnant Jean-Luc Dehaene, rejeté par Londres, et en se résignant à l'élection de Jacques Santer à la présidence de la Commission de Bruxelles, la France et l'Allemagne ne se sont-elles pas inclinées devant la Grande-Bretagne ? Depuis son entrée dans le club européen, celle-ci n'a cessé d'agir pour changer les règles de ce club et imposer sa doctrine d'une Europe minimaliste ?
R. : La France ne s'est pas résignée à la désignation de M. Santer. Elle l'a activement soutenu car M. Santer est un excellent candidat. Il sera, j'en suis sûr, un excellent président de la Commission. C'est un européen convaincu. C'est un homme d'expérience et c'est un ami de la France. Intellectuellement, il y a plus qu'une parenté entre M. Santer et M. Dehaene. On peut se demander si la Grande-Bretagne n'a pas remporté à Corfou une victoire à la Pyrrhus. J'ajoute que la désignation de M. Santer a fait l'objet d'un avis favorable du Parlement européen.
Q. : De justesse…
R. : Il est vrai que cet avis a été rendu à une majorité assez serrée. Mai le parlement intervenait à titre consultatif et les socialistes y constituent le groupe le plus puissant. Or M. Santer n'est pas socialiste, ce dont je me réjouis. De plus, comme l'a dit M. Santer, une majorité est une majorité.
Q. : Pourquoi les Français et les Allemands ne sont-ils pas allés jusqu'au bout pour Dehaene ? Pourquoi n'ont-ils pas pris le risque de la rupture avec Londres ?
R. : Imaginons qu'un éclat se soit produit ! La France et l'Allemagne auraient été incapables de trouver une solution de consensus. À quoi bon rechercher systématiquement la crise ? Il est normal que, sur des décisions comme celles-là, il y ait consensus. C'est aussi la confirmation qu'il est impossible d'imposer à un pays membre de l'Union européenne une décision dont il ne veut absolument pas. La France l'avait déjà démontré à propos du Gatt.
Q. : Vous semblez avoir acquis une plus grande marge de manœuvre que celle des précédents ministres des Affaires étrangères. Sans forcément respecter l'ordre hiérarchique, votre ministère donne l'impression d'être le moteur qui entraîne les autres autorités de l'État. Pour le Rwanda notamment, n'y a-t-il pas eu alliance objective entre le quai d'Orsay et l'Élysée pour tirer derrière eux Matignon et le ministère de la Défense ?
R. : Par formation, je suis très respectueux des hiérarchies. Il est vrai que, depuis bientôt dix-huit mois, ce ministère a pris des initiatives dans de nombreux domaines. C'est d'ailleurs son rôle. On cite souvent le Gatt, la Bosnie, le Rwanda, il y en a eu d'autres. La réorientation de notre politique en Asie du Sud-Est, vis-à-vis de la Chine, par exemple, est une initiative que nous avons prise dès le mois d'avril 1993. Alors, comment se passent les choses ? Nous proposons, le gouvernement décide. Rien n'a jamais été fait dans tout ce qui a été entrepris depuis avril 1993 sans la décision explicite du premier ministre, qui se tient en liaison avec le président de la République. Lequel a évidemment tout son rôle à jouer en matière de politique étrangère. Il est vrai que certaines initiatives ne font pas toujours l'unanimité dès le départ. Et puis après, quand ça marche, tout le monde se réjouit.