Interview de M. Michel Rocard, sénateur et membre du bureau national du PS, dans "Libération" du 9 juillet 1998, sur l'engagement français au Rwanda, notamment pendant l'intervention militaire "Noroit" en octobre 1990, la conduite des affaires africaines par l'Elysée et ses relations avec François Mitterrand lorsqu'il était Premier ministre de mai 1988 à mai 1991, intitulé "Le déshonneur de la France au Rwanda".

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Circonstance : Fin des auditions de la mission parlementaire d'information sur le génocide au Rwanda le 9 juillet 1998

Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Q - Dans le texte que vous aviez préparé pour la mission, vous affirmez « n'avoir jamais entendu parler du Rwanda » lorsque vous étiez Premier ministre (mai 1988 - mai 1991), alors que l'engagement militaire de la France a débuté à cette époque. On peine à y croire…

J'ai été totalement court-circuité. C'est par la presse que j'ai appris le lancement de l'opération « Noroit ». J'ai vérifié auprès de mon ancien directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, de mes deux conseillers diplomatiques, Philippe Petit et Jean-Maurice Ripert et de mon chef de cabinet militaire, le général Menu. Ils ne gardent aucun souvenir d'avoir alors été associé à des réunions sur l'intervention au Rwanda. En fait, c'était la règle tacite. Les affaires politiques et militaires africaines se traitaient directement à l'Elysée. Elles m'échappaient totalement. C'était le domaine du Président avec deux ou trois hommes autour de lui, dont son fils Jean-Christophe. Cette tradition, remontant au début de la Ve République, était renforcée par la faiblesse de la confiance que Mitterrand me prêtait, mais elle était déjà bien établie.

Q - Vous assistiez néanmoins au conseil des ministres, où la question a été élaborée. Et le ministre de la Coopération (en charge de l'Afrique) Jacques Pelletier était l'un de vos proches…

Le conseil des ministres n'est pas un lieu où l'on imagine les politiques à venir. C'est une instance de ratification et de formalisation de décisions déjà prises. Quant à mon ami Jacques Pelletier, il n'aurait pu me rendre compte de son action sans mettre en cause la confiance que lui faisait le Président de la République.

Q - Dans votre déposition écrite, vous estimez que « nous avons eu tort de soutenir trop longtemps le régime indigne, devenu monstrueux », du président Habyarimana. Selon vous, pourquoi l'avons-nous fait ?

A cause d'une vision folle et dévastatrice de la francophonie. Le critère linguistique, c'est-à-dire le fait que l'élite rwandaise parlait français, a permis d'occulter les pratiques de ce régime. Il y a d'abord une faute technique, celle de l'insuffisance de la collecte de l'information. Comme souvent, on peut craindre que des rapports obtus aient eu pour principal objet la recherche de boucs émissaires. C'est le thème de l'agression extérieure : derrière le FPR (Front du patriotique rwandais, résistance armée au régime de l'époque), il y avait l'Ouganda anglophone et les anglo-saxon. Cette explication est totalement déséquilibrée. C'est un peu comme si l'on accusait la 2e DB de Leclerc d'avoir agressé la France, parce que, en 1944, elle était insérée dans un dispositif américain. Du point de vue de la moralité internationale, au Rwanda, on était en présence d'un régime oppresseur combattu par ceux qu'il persécutait, les Tutsis, et d'un nombre significatif de Hutus qui désapprouvaient ses méthodes. Pour la France tout cela confirme au déshonneur.

Q - Que pensez-vous du rôle des militaires français engagés au Rwanda ?

Au-delà d'éventuelles bavures toujours possibles, il est évident qu'ils n'ont fait qu'appliquer les décisions du pouvoir civil. Or, comme les politiques ne veulent pas assumer leurs responsabilités, on va retomber sur les soldats. Il ne faut pas jouer à cela. Il ne faut pas déshonorer l'armée pour le simple fait qu'elle a rempli les missions qui lui étaient confiées par le pouvoir. Ce n'est pas l'armée française qui est en cause.