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LIBÉRATION. Les forces françaises seront-elles toutes parties du Rwanda le 22 août ?
FRANÇOIS LÉOTARD. La France respectera la date du 22 août fixée par la résolution 929 des Nations-Unies. Nous laisserons au Zaïre environ 500 militaires, c'est-à-dire les équipes indispensables au bon fonctionnement de la plate-forme aérienne de Goma (équipe de transit et de protection, radar de surveillance aérienne) ainsi que les équipes médicale et chirurgicale actuellement déployées sur place. Ce dispositif sera complété en fonction des demandes qui nous seront adressées : ces derniers jours, l'antenne chirurgicale de Goma a été renforcée par sept médecins et infirmiers. Sur le sol rwandais, à Cyangugu, une partie de l'élément médical militaire d'intervention rapide est mise à la disposition de deux organisations non-gouvernementales françaises et de médecins rwandais, qui poursuivront l'action entreprise par les soldats français.
LIBÉRATION. Les États-Unis ont demandé à la France de prolonger l'opération Turquoise. Officiellement, le Front patriotique rwandais (FPR) est contre, mais certains de ses responsables auraient fait savoir confidentiellement aux autorités françaises qu'ils ne s'opposeraient pas à une prolongation du mandat de Turquoise. Qu'en est-il ?
F.L. Je n'ai pas connaissance d'une démarche confidentielle des responsables du FPR favorables à une prolongation de l'opération Turquoise. Au contraire, les propos tenus par le général Kagamé me paraissent sans appel. Quoi qu'il en soit, le Premier ministre, Édouard Balladur, a dit qu'une telle prolongation n'est pas envisageable sans un nouveau mandat des Nations-Unies et une demande publique du gouvernement rwandais. Aucune de ces conditions n'est remplie aujourd'hui.
LIBÉRATION. Comment évaluez-vous les risques d'exode des réfugiés de la zone humanitaire sûre vers le Zaïre et le Rwanda ?
F.L. Nous avons fait tout notre possible pour stabiliser et rassurer la population et éviter des mouvements vers le Zaïre et le Burundi. Nous l'avons fait directement en encourageant la population à rester, ou indirectement, en mettant en place des structures de dialogue, en assurant la distribution d'une aide alimentaire satisfaisante, en accélérant le déploiement de la Minuar (Mission des Nations-Unies d'assistance au Rwanda), ou encore en favorisant les contacts entre le gouvernement rwandais et les populations. Il appartient désormais au FPR de faire les gestes nécessaires pour rassurer les populations. Pour l'heure, les mouvements de réfugiés restent d'une ampleur limitée. Il ne faut rependant pas se dissimuler la fragilité de la situation, qui peut basculer à tout instant.
LIBÉRATION. N'y a-t-il pas une part d'échec dans le bilan de Turquoise dans la mesure où l'intervention française devait servir d'amorce à la constitution de la Minuar II à hauteur de 5 500 hommes, qui ne sont pas encore sur place ?
F.L. Non, je ne crois pas. Il est vrai qu'au 22 août nous serons encore assez loin de l'effectif de 5 500 hommes prévus pour la Minuar. Cela étant, l'ONU a bien compris la nécessité d'éviter que notre départ crée un vide et a donc accentué l'effort de mise en place de la Minuar dans la zone de Turquoise. Dans la zone humanitaire sûre, le déploiement de la Minuar s'effectue à un rythme satisfaisant. Le 22 août, les unités de la Minuar disposeront d'environ 2 000 hommes pour reprendre les missions jusque-là assurées par les soldats français. Outre le bataillon interaméricain équipé par la France et qui passera du dispositif Turquoise à la Minuar, il s'agira d'un contingent ghanéen à Gikongoro, et d'un contingent éthiopien, dont le déploiement devrait s'achever dans les prochaines heures dans le secteur de Cyangugu. Le secrétaire général de l'ONU dispose, par ailleurs, d'engagements fermes de contributions suffisantes pour atteindre l'objectif de 5 500 hommes, avec des renforts venant de Tunisie, de Zambie, du Bangladesh et du Malawi notamment.
LIBÉRATION. Ne craignez-vous pas que la force interafricaine, moins bien équipée et entraînée que les soldats français, et disposant d'un mandat d'intervention moins étendu, ne rencontre des difficultés dans sa mission ?
F.L. Le Sénégal, le Tchad, le Niger, le Congo, la Guinée-Bissau, ont été les premiers à prendre la mesure du drame qui se jouait au Rwanda. Ce serait une grave erreur de mésestimer les Africains. Les soldats de la force interafricaine ont fait la preuve de leur professionnalisme dès les premiers jours de Turquoise. Ils connaissent parfaitement le terrain, comme les missions qu'ils ont à remplir. Leur appartenance au monde francophone est, par ailleurs, un atout non négligeable. Une réflexion est engagée au ministère de la défense sur les moyens de contribuer à la création d'une force interafricaine d'intervention capable de se projeter rapidement en cas de crise. L'Europe, grande absente du drame rwandais, pourrait prendre l'initiative de parrainer une telle force.
LIBÉRATION. Ne craignez-vous pas que Turquoise n'ait constitué qu'une parenthèse de deux mois pour les populations qui ont survécu au drame rwandais grâce à l'action des soldats français ?
F.L. Je ne crois pas que l'on puisse dire que l'opération française n'a sauvé des gens que temporairement. Il y a eu les Tutsis, ceux qui ont été évacués vers le Zaïre. Tous ceux-là ont été sauvés définitivement. La France est intervenue au Rwanda pour des raisons strictement humanitaires. Dès le début de l'opération Turquoise, les soldats français ont par leur seule présence permis d'éviter les massacres contre les populations tutoies et hutues modérées. C'est aussi cette présence rassurante qui a permis d'éviter que ne se déclenche à Bukavu un drame humanitaire d'une ampleur encore supérieure à celui que l'on a vu dans les camps de Goma. N'oublions pas que la zone humanitaire sûre regroupe aujourd'hui une population supérieure à celle qui subsiste dans tout le reste du Rwanda.