Interviews de M. Bernard Kouchner, ancien ministre de la santé et de l'action humanitaire, à TF1 le 21 juin 1994 et à France-Inter le 22, sur la décision d'une intervention française au Rwanda.

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Média : TF1 - France Inter

Texte intégral

TF1 : Mardi 21 juin 1994

Q. : Que pensez-vous de cette intervention française au Rwanda ?

R. : C'est une solution exécrable, mais qu'il est courageux de l'envisager. Tout serait mieux que ce qui se passe ! D'abord un cessez-le-feu, mais il y en a eu de nombreux et le dernier signé à Tunis n'a pas tenu trois heures. Et puis l'arrêt des massacres, mais comment arrêter ces massacres ? Et puis aussi les 5 500 Casques bleus sous mandat de l'ONU qui devraient venir, et qui ne viennent pas. Personne n'a l'intention apparemment de les envoyer. Et puis ce serait mieux que la France ne soit pas seule. Mais peut-on laisser se poursuivre ce génocide ? Car génocide il y a ! À qui appartiennent ces victimes ? Je respecte le FPR, et je pense qu'il faut le prendre comme un vrai interlocuteur. Je pense que le passé est le passé, que la France a été accusée, souvent à tort, mais aussi à raison d'avoir été du côté des gens qui ont organisé ces massacres. Est-ce qu'il faut comme dit Camus sauver les corps ou non ? Je comprends les associations humanitaires, je partage leurs sentiments. Tout serait mieux que la France y aille seule ! Mais est-ce que la France seule a quand même la mission de sauver les Tutsis des massacres ? Je crois, oui ! Il faut le faire à plusieurs conditions : d'abord une opération humanitaire localisée, pour que ceux qui sont menacés par ces milices puissent être sauvées. Il faut convaincre les Européens, nos amis, de ne pas se montrer lâches. Seule la France, malgré son passé, est en train de proposer quelque chose. L'opération doit être localisée, bien située dans le temps, qu'elle soit courte et que l'on évite de s'affronter au FPR. Et enfin que l'on s'en aille car, comme ça, la France aura été capable de convaincre le reste du monde.

Q. : Mais peut-on le faire malgré le désaccord de l'OUA ?

R. : Je crois qu'il faut les convaincre aussi. Mais si tous les pays francophones sont suspects, cela veut dire qu'il y a une telle honte à être francophone que l'on ne peut pas aller sauver les vies des Africains. Ce n'est pas possible que le FPR ne le comprenne pas. Je souhaiterais que le FPR comprenne que l'on ne va pas les affronter mais que l'on va sauver les leurs. Si nous n'arrivons pas à les convaincre, il y aura quand même la trace de ce geste courageux de la France. J'étais là-bas, et je me disais qu'il ne fallait pas que l'armée française seule intervienne. Et puis je suis de retour et je me dis si la France ne le fait pas, personne ne le fera pas. Il faut absolument que la France ne le fasse pas seule.


Inter : Mercredi 22 juin 1994

Q. : Beaucoup d'associations humanitaires se sont prononcées contre une intervention au Rwanda. Vous êtes pour : pourquoi ?

R. : J'étais avant-hier à Kigali. Dans toute la région du Sud, il y a encore des centaines de milliers de personnes qui ont besoin de nous. Je suis pour, parce qu'on ne peut pas faire autrement. Je serais infiniment favorable à une expédition humanitaire qui serait menée par un autre pays que la France, seulement, malheureusement, il faut voir la réalité. Malgré le poids du passé, ce qu'on nous reproche d'avoir fait, qui est souvent très injuste mais parfois fondé, nous sommes les seuls à manifester cette volonté. Il ne reste aujourd'hui que 400 soldats des Nations unies. Et pourquoi sommes-nous partis ? Et pourquoi l'ONU est partie ? Nous avons laissé faire le génocide, et après, on revient. Tout cela est scandaleux, mais il reste des personnes à sauver. Donc, faisons quelque chose. C'est une opération terriblement tardive, il fallait y être avant. Ça s'appelle d'ailleurs le droit d'ingérence, mais on me tombe sur la tête à chaque fois que j'évoque cette extraordinaire facilité à comprendre qu'il faut prévenir les guerres et pas intervenir après. Ça c'est le travail des croque-morts. Un jour, on saura que l'ONU et la conscience universelle sont chargées d'un dispositif de prévention. Mais là, c'est trop tard. Il reste, dans le Sud, des milliers de personnes à sauver, à Kigali aussi. Le fait-on, oui ou non ? Ce serait mieux que ce ne soit pas la France car, déjà, c'est trop tard. Parce qu'on nous reproche d'avoir soutenu l'ancien Président, et d'avoir pris en charge l'armée pendant qu'elle alimentait les milices. On nous reproche beaucoup de choses. Le FPR, qui gagne en ce moment, qui est politiquement très éduqué et qui parle beaucoup de démocratie, nous reproche d'avoir participé, avec notre armée, à la protection d'un dictateur ou d'une dictature. Allons-nous recommencer ? Je crois que non. Cette opération est légitime parce qu'il faut sauver ceux qui ne sont pas morts. Mais elle doit rester localisée à la frontière, et sans contacts avec le FPR. Elle doit être transparente en permanence, avec un contrôle politique, qu'on sache pour combien de temps, et surtout, qu'on soit suffisamment convaincant. Vous parlez de l'OUA : je n'ai aucun respect pour ces gens qui laissent assassiner les leurs. Que font-ils ? Si l'OUA était suffisamment digne pour envoyer des troupes et pour empêcher les massacres, on n'aurait pas à le faire. Donc, l'OUA, c'est du pipeau, pour le moment. Il faut surtout qu'ils viennent avec nous : il faut les convaincre que nous ne sommes pas là pour un retour du colonialisme, mais pour essayer de protéger des vies qui sont les leurs.

Q. : Qu'est-ce qui va se passer au Rwanda, si on ne prend pas une décision aujourd'hui ou demain ?

R. : Ceux qui ne sont pas morts vont mourir. On coupe en rondelles les enfants de deux mois, parce qu'ils sont tutsis. Ça s'appelle un génocide. Il faut qu'on sauve les vies : seule la France a non seulement l'honneur, mais finalement, le courage de le faire, malgré son passé. Et si vraiment les pays européens existaient, en ce moment, ils seraient à nos côtés et ça nous permettrait de nous retirer très vite. Si on n'intervient pas, on laisse le monde aller où ? Nous souhaiterions infiniment que l'ONU envoie des troupes, mais l'ONU, les états, en fait, n'envoient personne. Écoutez ce proverbe kurde : un homme qui se noie s'accroche à la queue du serpent de la rive.

Q. : Il reste dans l'opinion publique une image de la somalie, avec une fin en queue de poisson et un départ en catimini. Allez-vous réussir à démontrer qu'il faut intervenir au Rwanda ?

R. : Pour la première fois dans l'histoire du monde, malgré les dérobades, il mourait 1 500 Somaliens par jour, et nous avons sauvé 300 000 à 500 000 enfants qui ne meurent plus de faim. Et pourquoi on ne parle pas de la Somalie ? C'est parce que ça va bien. Nous avons voulu sauver les enfants et nous l'avons fait : c'est un succès humanitaire formidable. Sur le plan politique, il convient de le préciser parce qu'il y a eu des dérives.

Q. : Comment expliquez-vous que les associations humanitaires ne veuillent pas de cette intervention ?

R. : Je les comprends. Parce que les Français vont sans doute intervenir, certains ont été obligés de se retirer, parce qu'ils étaient des Français. Il ne faut pas s'intéresser seulement aux organisations françaises, et je suis avec elles, qui ont un travail précis. Si les Français doivent partir, pour le moment, ils doivent le faire. Il faut qu'ils soient dans un premier temps, parce que ça ne durera pas longtemps, remplacés par d'autres nationalités. Je regrette tout ça, mais est-ce que, oui ou non, on accepte que ceux qui vivent encore soient assassinés ? C'est ça le problème, et non les ONG Granjon a dit qu'il voulait que ce soient les Canadiens et les Français. C'est bien joli mais c'est un petit peu sot, parce que les Canadiens ne veulent pas.