Texte intégral
Q. : Vous étiez donc le 28 septembre dernier, il y a quelques jours, à une réunion de l’OTAN, ça fait trente ans que la France n’a pas participé à une telle réunion, on ne va pas rentrer dans le détail, mais il y a une question de fond sur laquelle vous vous êtes déjà exprimé mais qui inquiète beaucoup de gens, c’est de savoir si, effectivement, après en être sorti en 66, on va revenir, alors comment est-ce qu’on peut qualifier ce premier pas, c’est honorifique, c’est exceptionnel ?
R. : C’est du bon sens, et c’est fondé sur du pragmatisme, pas une idéologie ou une doctrine. Nous avons quitté l’organisation intégrée de l’OTAN et nous avions raison, nous avons raison de ne pas remettre en cause cette décision. Par contre, lorsque des forces françaises sont en cause, en Bosnie, directement en cause, 6 000 soldats, et que l’OTAN est mêlée à cette crise, c’est le cas de la couverture aérienne, alors se serait vraiment une curieuse attitude que de ne pas aller là où on en discute, et donc il a été décidé : Premier ministre, président de la République, ministre des affaires étrangères, moi-même, avons décidé ensemble, sans qu’il y ait la moindre divergence que, si la France était en cause, et les forces françaises étaient en cause, et bien normalement, nous allions discuter et nous mettre autour d’une table. Cela veut dire en aucune manière que l’on revient dans l’organisation intégrée, cela nous le refusons, je peux vous dire même que j’ai mesuré à cette occasion, que nous avions plus de force, plus d’écho en étant à l’extérieur qu’en étant à l’intérieur, et que, pour ma part, je ne proposerais jamais au gouvernement, dans la fonction qui est la mienne, de revenir à l’organisation intégrée, ça n’a pas de sens.
Q. : Et pourquoi ?
R. : Je vais vous dire, je crois que le général de Gaulle avait raison, le territoire français n’est pas à la disposition de tout le monde, ce sont les Français qui doivent en disposer. Les armées françaises elles sont sous l’autorité du gouvernement français, les intérêts de la France, c’est la France qui en décide, et je dois dire, cela me va très bien, je ne suis pas au RPR et vous voyez, je suis tout à fait gaulliste dans cette idée-là, et je crois qu’il ne faut pas changer. Je crois que c’est une attitude qui est forte, intelligente, qui nous a permis de développer nous-mêmes nos propres forces. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas d’alliés, nous sommes politiquement dans l’alliance, nous ne sommes pas dans une structure qui fait qu’un général américain peut décider de l’utilisation d’un régiment français en cas de crise, sans que le gouvernement français pratiquement le sache, je caricature, eh bien cela, nous ne le voulons pas, et nous avons pris une attitude différente, je crois qu’elle est saine et elle est bonne, et nos pilotes français actuellement, vous voyez, c’est très pragmatique, au-dessus de la Bosnie, sont dans un système OTAN, donc nous ne sommes pas non plus aveugles.
Q. : Alors plusieurs questions précises, est-ce que vous avez l’impression que cette crise qui perdure depuis des mois arrive à son terme, à une échéance, à un calendrier…
R. : Je ne vous le cache pas, je suis préoccupé parce que nous avons beaucoup de mal à faire appliquer le plan de paix, il reste une partie prenante, la plus décisive, la plus importante, les Serbes de Bosnie qui refusent ce plan de paix, qui les pousserait à revenir sur des territoires qu’ils ont conquis par la violence, et donc, si jamais ils continuent à refuser, nous sommes devant une option terrible, comment leur faire comprendre et leur imposer ce règlement… et l’utilisation de la force n’est pas dans l’actuel mandat de l’ONU, c’est-à-dire les forces de l’ONU qui sont sur place ne sont ni équipées, ni mandatées pour faire reculer les Serbes de Bosnie, en d’autres termes, il faut qu’ils le fassent eux-mêmes, sous la pression internationale…
Q. : Vous savez qu’ils ne le feront pas.
R. : S’ils ne le font pas, nous sommes devant une crise qui va durer et qui, malheureusement, amènera, on le voit bien, une levée de l’embargo sur les armes de la part du côté américain probablement ou de la communauté internationale. Nous avons toujours dit que cette levée de l’embargo sur les armes, elle devrait être précédée du retrait de la FORPRONU, pas simplement des Français, mais de la FORPRONU. Nous avons obtenu un délai de six mois, mais nous sommes à la merci, si la situation se durcit, de cette décision soit unilatérale des États-Unis, soit multilatérale de la communauté internationale, sous la pression des non-alignés et du monde musulman, d’une levée de l’embargo sur les armes qui fait qu’auparavant, nous aurons retiré nos forces.
Ce serait un échec formidable, vous imaginez les trois ou quatre cents blessés que nous aurions, les dizaines de morts dans nos forces, les 200 000 morts du côté des malheureux yougoslaves, les femmes violées, ces villages rasés, les tortures. Tout cela pour arriver à un échec, c’est-à-dire à la guerre, tout ça est absurde. Et donc, nous faisons tout, Alain Juppé et moi, le gouvernement, pour faire en sorte que ce plan de paix, maintenant, soit approuvé ou en tout cas appliqué par les Serbes de Bosnie. Nous avons beaucoup de mal, inutile de vous le dire, et les jours qui viennent, les semaines qui viennent vont être importants, et j’espère que la force, d’abord la nôtre, et ces 6 000 soldats français qui sont des témoins sur place, la force du droit, la communauté internationale qui a sanctionné cette partie de belligérants, et puis les Serbes de Belgrade, en fermant leur frontière, pourront nous aider à faire entendre raison à Monsieur Karadzic.
Q. : Autre dossier important en politique étrangère de l’été, et qui a duré jusqu’à il y a peu de temps, c’est l’opération « Turquoise » qui a été globalement appréciée comme un succès de la France, et un petit peu partout dans le monde. Vous recevez au moment même, dans quelques instants, après cette interview, ses militaires ; au fond, vous avez tiré quelles conclusions de cette opération qui, au départ, n’avait pas forcément vos faveurs ?
R. : C’est tout à fait exact parce que j’ai demandé au Premier ministre – il était tout à fait de cet avis, je n’avais pas à le convaincre – de mettre des conditions à notre intervention, elle ne devait pas être faite dans n’importe quelle situation, dans n’importe quelle condition, et donc, il y avait plusieurs scénarios possibles, fallait-il envoyer les parachutistes sur Kigali, j’ai dit que ce n’était pas raisonnable, et nous avons donc posé un certain nombre de conditions, le Premier ministre les a exprimées à l’Assemblée nationale, et une fois ces conditions mises : durée limitée, participation rapide de contingents africains, et auparavant, j’aurais dû la mettre en premier, une résolution de l’ONU. Une fois que nous avons mis ces conditions, nous sommes intervenus et là, mes réticences ont été totalement levées, mais elles ont existé, c’est tout à fait vrai.
C’est un succès, il n’y a pas beaucoup de moments ou de cas où les Français peuvent se dire « c’est un beau succès », et d’abord « Turquoise », c’est une pierre précieuse, la vraie pierre précieuse c’est le regard des enfants. Vous savez, moi, je les ai rencontrés là-bas, ces enfants qui étaient destinés à mourir, un d’entre eux qu’on a sorti du tas de cadavres qui allaient être balancés dans la fosse commune, eh bien, ces regards d’enfants-là, c’est le plus beau compliment, la plus belle récompense pour les militaires français.
Vous savez, j’ai vu des garçons de 20 ans qui poussaient ces cadavres dans les fosses, qui ont protégé des camps avec des femmes malheureuses, le choléra qui sévissait, des exécutions toutes les nuits. Leur plus belle récompense, c’est qu’ils ont sauvé des gens, et quand un soldat sauve un enfant, vous savez, eh bien moi, je suis content d’être ministre de la défense…
Q. : Vous avez envie de leur dire quoi à ces militaires qui, maintenant, dépendent directement de vous ?
R. : Je leur dis bravo. Vous avez été très bons à la conscience professionnelle, la générosité, la main tendue, la force aussi, parce qu’il fallait de la force, vous savez, quelquefois, c’était dix légionnaires dans un coin qui protégeaient 7 000 personnes. J’ai vu ça, parce que tous les soirs, on venait chercher son lot de suppliciés et puis, on les exécutait dans le bois d’à côté, et vous mettez dix légionnaires et cela s’arrête. Je veux dire, ils ont été forts, ils ont été courageux, ils ont été généreux. Cela fait plaisir d’être Français dans ces cas-là, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, moi, j’étais fier et je souhaite qu’on ait 55 millions de gens qui se disent « chapeau la France, c’était beau, c’était chouette ».
Q. : Est-ce qu’il ne faudrait pas, peut-être, que finalement, la morale qui régit les armées soit la morale qui régit le monde politique ?
R. : Vous avez raison, il faudrait qu’il y ait plus d’élégance, plus de générosité, et plus d’abnégation, plus d’humilité…
Q. : Et peut-être moins d’argent ?
R. : Et moins d’argent, oui, c’est possible tout cela. Vous savez, c’est un monde qui est très cruel, il a toujours été cruel, et là, il est cruel.
Q. : Pourquoi continuez-vous, parce que, de temps en temps, on a l’impression que vous êtes au bord de la rupture, vous écrivez un livre et puis vous revenez ?
R. : C’est une question difficile, je crois à des idées, je crois à des convictions, j’aimerais bien qu’elles passent, j’aime mon pays, je n’ai pas à m’en excuser, il y a une seule chose que j’aime en dehors de ma famille, c’est la France. Je trouve que c’est un pays formidable, et j’ai envie qu’il réussisse, et je n’aime pas quand il est malheureux, je n’aime pas quand les Français ne sont pas heureux d’être eux-mêmes, et c’est pour ça que j’aime bien cette fonction d’aujourd’hui parce que c’est la France, là vous êtes au cœur même du pays, voilà, j’aime ce pays, alors j’espère qu’il réussira comme on l’a montré à l’opération « Turquoise ».