Article de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "Libération" du 22 juillet 1994, sur la polémique engendrée par l'intervention humanitaire française au Rwanda dans le cadre de l'opération "turquoise", intitulé "La France doit garder la tête haute".

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Média : Libération

Texte intégral

D'une façon insidieuse s'est développé sur le Rwanda, depuis quelques semaines, un double procès dont la plus totale injustice anime le déroulement : il s'agit d'impliquer la France dans les massacres rwandais : il s'agit d'imputer à la France la responsabilité des exodes d'aujourd'hui. Disons-le tout net : ceci est au mieux une imposture, au pire une infamie.

Pour un citoyen français d'aujourd'hui, l'attitude, à mon sens, devrait être simple et claire : toutes les réserves, avant le lancement de l'opération Turquoise, étaient légitimes. Je les ai moi-même éprouvées. Depuis que l'opération est lancée, la question, le doute, la polémique doivent céder le pas à la seule attitude possible pour notre pays : garder la tête haute. Question de dignité ? Certes. Question de bon sens aussi. Et de justice. Et de fierté.

Comme toujours, celui qui n'a rien à se reprocher – en l'occurrence notre pays – est décontenancé par des attaques qu'il n'attendait pas. Il ne pensait ni nécessaire, ni même utile d'établir une bonne foi qui lui semblait tellement évidente qu'il ne l'évoquait même pas.

Or, se réunit aujourd'hui sous nos yeux une coalition hétéroclite dont l'aigreur est le seul ciment : adversaires déclarés de notre présence en Afrique, opposants en mal de tribunes, spécialistes des polémiques intérieures, thuriféraires du chacun pour soi… Il faut, je crois, mettre quelque raison dans ce désordre, quelque barrage à cette montée de la négation. 

Trois couples de questions se posent à nous : celle de la vie et de la mort en Afrique, celle du médecin et du soldat, celle du Blanc et du Noir. 

La valeur de la vie humaine doit-elle être corrigée des variations ethniques ? Est-elle liée à des espaces différents entre lesquels les taux de change des cultures dissuadent toute comparaison ? La vie d'un enfant a-t-elle une valeur différente à Sarajevo, à Goma, à Paris ? Un million de morts, trois millions de marcheurs, deux millions d'exilés, est-ce que cette comptabilité a le même sens pour tout le monde ? Au fond, existe- t-il encore une humanité ? Celui qui meurt de soif ne nous fait-il pas mourir avec lui ?

Le second couple, celui du médecin et du soldat, dans sa version d'aujourd'hui, est une forme de la modernité. Il innove dans la pratique millénaire de la violence. Jadis, le premier n'était là que pour « réparer » le second. Aujourd'hui, le second accompagne et précède le premier puis s'il le peut lui laisse la place. Doit-on reprocher aux armées françaises d'avoir travaillé sur les ordres du gouvernement, en respectant une séquence qui fait leur honneur : d'abord arrêter la formidable injustice de la violence ; ensuite soigner les victimes : enfin laisser la place à ceux dont c'est la véritable vocation et qui s'adjoignent le bel adjectif d'humanitaire ? 

Le troisième couple est celui du Blanc et du Noir. À Goma comme ailleurs, doivent-ils isoler leurs destins, les rendre étanches l'un de l'autre ? Pourrons-nous longtemps, là où nous sommes, nous accommoder d'une Afrique où revient le choléra ? Ceux qui en sont les victimes ne sont-ils pas aussi nos frères ? Laisserons-nous à leur sort, notamment, ceux qui ont enrichi notre langue des couleurs de leur sang, de leur sol et de leur rêve ?

Il ne s'agit pas d'accueillir (ce qui déracine et mutile) mais d'accompagner. Il ne s'agit pas d'imposer mais de tendre la main. Il ne s'agit pas de « faire à la place », mais de « faire en- semble »... 

L'Europe de 1994, comme celle de 1938, peut chuchoter à l'oreille de l'Afrique ce qu'elle-même a connu par désespoir : qui va à sa perte, sa perte l'accueille…