Déclarations de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur la proposition française d'envoyer, sous mandat de l'ONU des troupes au Rwanda dans le cadre de l'opération Turquoise, les relations avec le Front patriotique Rwandais et la préparation de l'intervention de la MINUAR, à l'Assemblée nationale le 22 juin et au Sénat le 23 juin 1994.

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Circonstance : Audition de M. Alain Juppé par la Commission des affaires étrangères du Sénat le 23 juin 1994

Texte intégral

Réponse à une question d’actualité à l’Assemblée Nationale, le 22 juin 1994

Q. : Monsieur le Ministre, est-ce vrai comme le titrait ce matin « Le Figaro » que l’Afrique abandonne la France et si cela était vrai, malgré l’autorisation de l’ONU, sera-t-il possible à la France de remplir la mission qu’elle s’est fixée, et dont nous sommes fiers face, sinon à l’hostilité, tout au moins au scepticisme général. A ma dernière question, Monsieur le Ministre vous nous avez dit qu’au mois de juillet la France quittera le Rwanda, mais que se passera-t-il si au mois de juillet, la MINUAR n’a pas pu être mis en place, pas plus qu’aujourd’hui ? Est-ce qu’on ne se retrouvera pas dans la même situation que celle que nous déplorons tous aujourd’hui ?

R. : Monsieur le Président, Monsieur le député, je n’ai pas grand-chose à ajouter à ce qu’a dit excellemment tout à l’heure M. le Premier ministre. Je voudrais rappeler comment les choses se sont passées depuis l’assassinat du Président Habyarimana. Au moment où s’est déclenché, du fait des milices hutues, le génocide que nous avons immédiatement condamné, la France s’est fixée trois objectifs : d’abord acheminer une aide humanitaire substantielle : cela a été fait ; ensuite, réunir les conditions pour que les Nations unies décident de renforcer leur présence sur le terrain, ce qu’on appelle le MINUAR : ceci a été fait dans le principe puisqu’une résolution a été votée en ce sens non sans mal ; en troisième lieu, provoquer la conclusion d’un cessez-le-feu : nous nous y sommes employés, notamment au moment du Sommet de l’Organisation de l’Unité africaine, il y a huit jours. Qu’avons-nous constaté ? La MINUAR n’est pas sur le terrain ; le cessez-le-feu n’est pas respecté, et dans le même temps, nous entendions s’élever des voix d’un peu partout sur les bancs de cette Assemblée, parmi les organisations humanitaires, dans la presse, nous enjoignant de faire cesser la honte que constituait la non intervention de la communauté internationale, d’où l’initiative de la France.

M. le Premier Ministre a rappelé tout à l’heure les principes et les conditions que nous avons posés. D’abord autorisation des Nations unies : je pense que nous aurons ce soir le vote de la résolution du Conseil de sécurité, et le caractère international : il est déjà assuré, soit par les participations des troupes, soit par des appuis logistiques d’autres puissances. Troisièmement, une finalité exclusivement humanitaire, sans aucune interposition ou intervention de caractère politique, et enfin une limitation dans le temps jusqu’à fin juillet, comme M. le Premier Ministre l’a dit.

Sommes-nous isolés dans ce contexte ? Je crois que la présentation qui est donnée en ce moment par certains organes de presse n’est pas exacte. Le Secrétaire général des Nations unies nous soutient totalement. Le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies, par la bouche de Mme Ogata elle-même, vient de nous apporter son soutien total. Le Conseil de l’Union de l’Europe occidentale a approuvé l’initiative de la France. Tous nos partenaires européens se sont déclarés en faveur de cette initiative et plusieurs ont décidé d’apporter leur appui logistique à l’opération. Tous les pays d’Afrique francophone approuvent et le disent, comme beaucoup de pays d’Afrique anglophone et lusophone. Il y a donc là une réaction qui est très généralement positive. Il y a, c’est vrai, des critiques et des oppositions : l’Organisation de l’Unité africaine – je demande qu’on lise les textes – la déclaration de l’OUA n’est pas négative, elle est prudente, elle émet des réserves, mais elle n’est pas négative et nous nous en sommes assurés ; deuxièmement, certaines organisations humanitaires critiquent – c’étaient les mêmes qui nous accusaient de toutes les hontes du monde, il y a quinze jours ; enfin et c’est sans doute le problème le plus important, le Front Patriotique Rwandais a fait une déclaration d’opposition à cette intervention.

Nous avons immédiatement pris les contacts nécessaires avec les autorités du FPR sur place au Rwanda, dans les pays voisins et à Paris. M. Bihozagara qui est le Vice Premier ministre a désigné du gouvernement de transition et qui est une des personnalités les plus importantes du FPR était à Paris ce matin. Il a été reçu pendant trois heures au Quai d’Orsay. Je l’ai moi-même rencontré pendant une heure. Il n’a pas donné son approbation à l’opération, malgré les explications que je lui ai fournies, mais il a reconnu, et je le cite, que la France était pour le FPR l’année dernière au moment d’Arusha, et aujourd’hui encore, et demain, lorsqu’il s’agira de reconstruire le Rwanda, « un partenaire fiable et que notre initiative était louable ». Vous voyez donc que les choses ne se présentent pas de manière aussi négative qu’on a bien voulue le dire. Cette opération est difficile, elle comporte des risques. Le gouvernement a pris les précautions pour que ces risques soient calculés. Je pose simplement la question : « n’y a-t-il pas des moments où le sens de l’honneur et la porale la plus élémentaire commandent de prendre des risques calculés ».

 

Point de presse à l’issue de son audition par la Commission des Affaires Étrangères du Sénat le 23 juin 1994

Nos partenaires européens, tous, sans exception, ont fait savoir qu’ils approuvaient cette initiative. Le Conseil de l’Union de l’Europe occidentale qui s’est réuni il y a quelques jours, a apporté sa bénédiction à l’opération. Et plusieurs pays sont également en train de mettre en place un soutien logistique à l’opération française : l’Italie qui pourrait même aller, si on en juge par certaines déclarations, jusqu’à une participation en troupes, mais à coup sûr la Belgique, le Portugal, L’Espagne et je l’espère d’autres encore.

Parmi les pays africains, là encore quand on regarde les déclarations des chefs d’État ou de gouvernement, le soutien parmi les pays d’Afrique francophone est unanime. Je m’en suis assuré à Abidjan et à Dakar la semaine dernière, de nombreux pays lusophones ou anglophones soutiennent également. Vous savez que des soldats sénégalais participeront à l’opération aux côtés de soldats français. Nous sommes en discussion avec d’autres pays africains pour étudier également une éventuelle participation, je peux citer par exemple la Guinée Bissau.

On a beaucoup glosé sur la prétendue opposition de l’Organisation de l’Unité africaine à cette opération. J’ai sous les yeux un texte qui émane de l’OUA, il est en anglais, je le traduis, j’y trouve les choses suivantes : « l’OUA comprend parfaitement et apprécie le souci de la communauté internationale, y compris celui de la France, devant le carnage qui continue à se perpétrer au Rwanda. L’OUA est préoccupée de l’opposition d’une des parties qui complique l’intervention et soulève des craintes de complication ». Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’il n’y a pas eu de condamnation, qu’il y a eu simplement une prise en compte des difficultés de cette opération. J’ai sous les yeux un télégramme qui vient de mettre adressé par notre ambassadeur à Addis-Abeba dont je peux donner lecture et qui est le suivant : « Le Docteur Salim, Secrétaire général de l’OUA conteste formellement l’interprétation donnée par l’AFP à son communiqué, il n’a pas exprimé son opposition à notre initiative. S’il était interrogé par la presse à son arrivée à New York, il est disposé à apporter toutes les clarifications nécessaires sur sa position ». Voilà, pour ce qui concerne l’OUA.

Reste, et c’est évidemment l’essentiel, les relations avec le Front Patriotique Rwandais qui a émis des jugements tout à fait négatifs vis-à-vis de cette intervention. Nous avons, bien évidemment, pris contact depuis une semaine avec les responsables du FPR, et présenter ce qui est en train de se passer comme une sorte d’opposition, de non-dialogue, voire d’agression de la France vis-à-vis du FPR ne correspond pas à la réalité.

Ces contacts ont eu lieu d’abord sur le terrain entre le major Kagame qui dirige les troupes du FPR et nos émissaires – je vais d’ailleurs, dans les prochains jours, envoyer un émissaire politique pour poursuivre ce dialogue.

Nous avons eu également un dialogue dans les pays voisins, notamment en Ouganda où notre ambassadeur au Rwanda qui s’est replié, mais qui est toujours notre ambassadeur au Rwanda, M. Marlaud, et le numéro deux de la Direction des Affaires africaines et malgaches, M. Gérard, ancien ambassadeur en Ouganda, sont allés parler avec le FPR. J’ai reçu moi-même hier M. Bihozagara, qui est Vice Premier ministre désigné du gouvernement de transition, une des personnalités les plus importantes du bureau politique du FPR, ici à Paris. Il a eu une séance de travail de près de 3 heures avec les services du Quai d’Orsay, j’ai moi-même parlé avec lui pendant plus d’une heure. Je n’ai pas, naturellement, levé ses objections à l’opération mais je voudrais citer deux mots qu’il m’a dit en présence d’une dizaine de personnes qui peuvent porter témoignage : Il m’a d’abord indiqué qu’à ses yeux la France était un partenaire fiable, je cite, pour le FPR, dans les mois et les années qui viennent. Partenaire fiable parce qu’elle était à l’origine du processus d’Arusha qui avait entraîné l’approbation complète du FPR, partenaire fiable parce que le FPR sait bien que lorsqu’il faudra reconstruire le Rwanda, la France aura tout son rôle à jouer.

Deuxième mot de M. Bihozagara que je veux citer de manière tout à fait littérale, il m’a dit que l’initiative de la France était une initiative louable mais que pour une raison de principe liée au passé et liée à la conception qu’ils se font des choses, à savoir MINUAR oui, autre intervention non, il ne pouvait pas l’approuver.

Vous voyez donc que la présentation extraordinaire conflictuelle entre les positions du FPR et l’intervention de la France qui est habituellement donnée, ne corresponds pas à la réalité. Je mentirais si je disais qui il y a un soutien du FPR évidemment, mais il y a un dialogue et ce dialogue va se poursuivre tout au long du déroulement de l’opération. J’ai naturellement insisté vis-à-vis de mes interlocuteurs, sur le fait que l’un des objectifs prioritaires de l’opération Turquoise était d’aller sauver des vies tutsies, c’est-à-dire de porter secours à des Tutsis qui en plusieurs localités de la partie occidentale du Rwanda, comme l’a indiqué hier François Léotard, sont actuellement encerclés, menacés d’extermination et qui peuvent être sauvés.

Voilà ce que je voulais dire sur cette opération. Comme je l’ai dit hier à l’Assemblée nationale, elle comporte des risques. Ces risques ont été très soigneusement calculés, ils sont encadrés dans les principes et les conditions de l’opération fixés par le Premier ministre tels qu’il les a rappelés hier à l’Assemblée nationale, et du fait également des modalités concrètes sur le terrain d’organisation de l’opération comme je l’ai dit hier, il y a des moments dans la vie, dans la vie internationale ou l’honneur et la morale commandent qu’on sache prendre des risques à condition qu’ils soient évidement calculés.

Q. : Quelle est la situation ce matin, est-ce que des troupes françaises sont déjà entrées au Rwanda à l’heure actuelle ?

R. : Je me suis fixé une règle très précise : les affaires militaires, la situation sur le terrain, c’est aux spécialistes qu’il appartient d’en parler. Je n’interférerai pas dans ce domaine. J’imagine que le ministère de la Défense vous tiendra très régulièrement informés du déroulement de l’opération sur le terrain.

Q. : De la part du FPR, avez-vous obtenu un certain nombre de garanties ?

R. : Nous avons obtenu l’accord pour poursuivre le dialogue. Je peux vous dire que, aussi bien au Rwanda qu’en Ouganda, qu’à Paris, tout au long du déroulement de l’opération, nous allons maintenir le contact de façon à les informer très régulièrement de ce qui se passe, et peut-être, si nous le pouvons, d’aller plus loin. Si nous récupérons, comme c’est l’objectif, des populations Tutsies, il faudra bien voir dans quelle mesure nous pouvons avec le FPR étudier ma manière de sécuriser de manière durable. Donc, moi je suis tout à fait prêt au dialogue et hier, quand M. Bihozagara m’a quitté il m’a indiqué qu’il était prêt à continuer ce dialogue.

Q. : Que se passera-t-il fin juillet si les renforts de la MINUAR ne sont pas déployés ?

R. : Le Premier ministre a indiqué très clairement que l’opération Turquoise s’achèverait à la fin du mois de juillet. Je voudrais ajouter un point qui me parait très important, c’est que l’initiative française est de nature, me semble-t-il, à accélérer le déploiement de la MINUAR. D’ailleurs on le voit. Des pays qui jusqu’à présent, avaient refusé de mettre à la disposition de la MINUAR des contingents, viennent de décider de le faire, exemple le Canada. J’espère donc que les réactions parfois réservées, c’est vrai ici ou là, qui se sont manifestées, l’accent qui a été mis par plusieurs pays sur leur préférence en faveur de la MINUAR, va permettre d’accélérer le déploiement de la MINUAR. Si l'intervention française avait abouti aussi à cela, ce serait un aspect très positif.

Q - Monsieur le Ministre, sait-on à peu près de quelle importance sont les populations menacées qui se trouvent dans cette partie où risquent d'intervenir les forces françaises ?

R - Plusieurs dizaines de milliers, voire plusieurs centaines de milliers.

Q - Essentiellement des Tutsis ?

R - Il y a des Tutsis, il peut y avoir aussi des Hutus, bien sûr, nous n'allons pas faire de distinction, nous sauverons ceux que nous pourrons sauver.

Q - Est-ce que, dans la mission des soldats français, il y a des précisions sur la façon dont les populations peuvent être protégées ? Est-ce qu'elles seront déplacées, ou est-ce qu'elles seront protégées sur place ?

R - Cela, ce sont les modalités de caractère opérationnel, si je puis dire, voire militaire, qu'il appartient aux spécialistes de vous indiquer. Il y a plusieurs schémas possibles: il y a la liaison avec le FPR, que j'évoquais tout-à-l'heure, il y a le rôle des organisations humanitaires non gouvernementales qui sont sur le terrain et qui peuvent également sécuriser ces populations, il y a d'autres solutions possibles.

Q - Monsieur le Ministre, fin juillet, si malgré tout la MINUAR n'est pas déployée, les soldats français repartiront ?

R - Je vous ai répondu: le Premier ministre a indiqué que l'opération prendrait fin fin juillet.

Q - (inaudible)

R - Je vous l'ai expliqué: c'est l'initiative que la France a prise pour convaincre le FPR qu'il ne s'agit pas d'une intervention militaire contre l'une des parties en conflit au Rwanda, mais d'une opération humanitaire, en vue de sauver des populations, exclusivement de sauver des populations. C'est très clair dans mon esprit, c'est clair également dans le texte de la résolution des Nations unies.

Q - (inaudible)

R - Nous poursuivons nos efforts pour convaincre cette partie.

Q - Dans ce secteur, le risque d'affrontements avec les troupes des milices sur place serait plutôt avec les troupes des milices gouvernementales ?

R - Je n'en vois pas la raison. Nous n'allons pas affronter quelque camp que ce soit, nous l'expliquerons et je pense que nous serons entendus.

Je voulais souligner le fait que nous avons obtenu au Conseil de sécurité la résolution que nous souhaitions, ce qui n'est pas une preuve d'isolement de la France. Et deuxièmement, les réactions de principe de nos partenaires américains, européens, africains, sont très largement positives, même si les uns et les autres soulignent évidemment le caractère difficile de cette opération. Nous en sommes conscients plus que d'autres.