Déclaration de M. François Léotard, ministre de la défense, sur la politique aéronautique et spatiale de la France et les liens entre le civil et le militaire en matière de recherche et d'industrie, à l'Assemblée nationale le 18 janvier 1995.

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Circonstance : Clôture du colloque sur la politique aéronautique et spatiale de la France à l'Assemblée nationale le 18 janvier 1995

Texte intégral

L'industrie aéronautique et spatiale de la France a fortement bénéficié, dans le contexte de la reconstruction de l'après-guerre, de la politique technologique ambitieuse conduite par le Général de Gaulle. Dans le sillage de la ligne stratégique qu'il avait définie, une politique constante s'est maintenue, qui a permis de hisser l'industrie française au niveau des meilleures dans ce domaine.

Industrie de souveraineté, marquée par des symboles forts de réussites techniques – Concorde, Ariane –, l'industrie de l'aéronautique et de l'espace est donc l'héritière d'une vision stratégique et d'une volonté politique fortes. Elles sont marquées, depuis plus de trente ans, par le cadre européen. Concorde est franco-britannique, Airbus, Ariane sont européens. C'est ce cadre qui, seul, peut garantir l'assise nécessaire au financement de programmes très ambitieux.

Cette histoire a, souvent, croisé celle du ministère de la défense. Parce que l'industrie était souvent duale, civile et militaire, parce que les retombées de la recherche de Défense étaient exploitées, çà et là. L'apport déterminant des compétences, en matière de missiles balistiques, dans le succès du programme Ariane en est un exemple connu.

Liens avec la défense, cadre européen, perspectives stratégiques, volonté politique ont donc été les quatre ingrédients d'un succès. Il joue, aujourd'hui et incontestablement, un rôle d'entraînement vis-à-vis de ses voisins européens. Je reviendrai plus loin sur ces quatre ingrédients.

Je voudrais, en premier lieu, évoquer l'ensemble des réussites qui s'attachent à ce secteur.

(1.) Mesdames et Messieurs, le domaine aéronautique et le domaine spatial représentent 106 000 emplois directs, de haute technicité, répartis pour l'essentiel, en Île-de-France, en Midi-Pyrénées, en Aquitaine, dans les Pays de la Loire et dans le Sud-Est.

La compétitivité de ces industries leur permet d'être fortement exportatrices – plus de 40 milliards de francs de solde de la balance commerciale en 1993 –, malgré le taux de change du dollar. Sans elle, l'acquisition des avions nécessaires aux compagnies françaises pèserait, par exemple, lourdement sur la balance commerciale.

La fiabilité d'Ariane, en dépit de difficultés récentes, reste à un excellent niveau. Son poids commercial, sur le marché mondial, est à la hauteur de ses performances. Elle témoigne d'une singularité de la politique spatiale de la France dans l'Europe.

Fédératrices des efforts de recherche, ces industries sont en outre motrices, vis-à-vis d'un certain nombre d'avancées techniques qui ont des retombées sur le reste de l'économie française. Songeons aux matériaux, aux outils de conception, à l'électronique, aux méthodes de gestion et de modélisation, pour n'en citer que quelques-unes.

On peut, également mesurer le succès des entreprises aéronautiques et spatiales au fait que l'ensemble des entreprises de ces deux industries exercent, globalement, 70 % de leur activité dans le domaine civil, comme par la mesure de l'exportation de nos matériels aéronautiques militaires.

C'est bien la mesure d'un succès. Mais ce succès est porteur d'une fragilité. Une part importante de l'industrie aéronautique et spatiale, qui entraîne dans son sillage d'autres domaines de l'industrie – je pense aux avions, aux hélicoptères – a, désormais, son destin lié à l'avenir d'un secteur fortement civil. Juste retour des choses, en quelque sorte : qui ne se souvient que la Snecma s'est appuyée sur l'expérience acquise dans les moteurs militaires, pour réussir le CFM 56 ? Qui ne sait que les avions d'affaires de Dassault sont issus de technologies dérivées de celles d'avions de combat ?

Ce lien de la défense avec le domaine civil est, néanmoins, vital. C'est particulièrement vrai dans le domaine spatial. Ce n'est que parce que nos entreprises, françaises puis européennes, ont une activité dans le domaine civil, que nous avons la possibilité de développer des satellites militaires d'observation et de télécommunication, seuls garants d'une véritable autonomie en matière de défense.

L'intérêt manifesté vendredi dernier, à l'occasion de notre déplacement à Toulouse, par les ministres espagnol et allemand de la défense pour le programme Hélios en est une manifestation concrète. Et c'est Ariane, qui lancera Hélios !

L'enjeu pour le ministère de la défense est, bien entendu, essentiel. Le livre blanc sur la défense a clairement montré la priorité qui s'attache à l'équipement de nos forces, par l'industrie européenne, dans les domaines qui concernent au premier chef l'industrie aéronautique et spatiale : satellites d'observation et de communication, avions de transport notamment. Autant de moyens indispensables au renseignement, au commandement, à la mobilité stratégique.

Tous les grands pays du monde ont accepté de consacrer des efforts importants au développement, puis au soutien, d'une industrie aéronautique et spatiale : États-Unis, Russie, Angleterre, Allemagne. La volonté de nouveaux acteurs, tel que le Japon ou la Chine répond bien à cette logique : il y a un véritable enjeu de souveraineté, pour la France comme pour l'Europe, de disposer d'une industrie aéronautique et spatiale forte.

J'en viens à la deuxième série de mes réflexions, qui porterons sur l'avenir de ces deux secteurs.

J'évoquerai, successivement, le contexte dans lequel évoluent les industries aéronautiques et spatiales et les objectifs qu'on peut leur prescrire.

(2.) Dans le cadre d'une crise sans précédent, se traduisant, par exemple, pour Airbus par des prises de commandes négatives en 1993, l'industrie aéronautique est marquée aujourd'hui par un redoublement de la concurrence.

L'objectif affiché par Boeing de réduire ses coûts de 25 % d'ici à 1998 et, dans le même temps, de réduire de moitié la durée de ses cycles de fabrication donne la mesure des défis qui s'ouvrent à l'industrie aéronautique européenne.

Cette industrie se caractérise par des investissements considérables. Ce sont trente-cinq à quarante milliards de francs pour le coût de développement des Airbus A 330/340, par exemple. Les parts de marchés, c'est-à-dire le volume des séries sur lesquelles peuvent s'amortir ces investissements, sont déterminants pour la compétitivité des avions civils sur le marché mondial. Cela souligne à nouveau la performance d'Airbus, mais aussi la difficulté du défi qui s'annonce.

À cela s'ajoute une situation financière généralement difficile des entreprises publiques françaises de l'aéronautique, qui sont fortement endettées et sous-capitalisées. Enfin, il ne faut pas négliger le soutien public élevé de nos partenaires européens comme de nos concurrents américains, qui exploitent au maximum les règles autorisées par le GATT. Cela incite à la réflexion.

Sur le plan militaire, le contexte général, à l'exception de la France, est celui d'une réduction des budgets. Cela se traduit par une concurrence particulièrement vive, à l'export, de la part des industriels étrangers qui cherchent, désormais, des débouchés importants sur le marché mondial.

Dans le domaine spatial, la concurrence est également intense. Quoique notre industrie spatiale européenne soit présente, en remportant périodiquement des appels d'offres internationaux, le défi de la concurrence est tout aussi difficile.

Quels objectifs doit-on se fixer pour ces industries ?

Notre ambition première doit être de maintenir les compétences et de préserver l'avance acquise, en confortant la cohésion européenne, des États comme des industries. Cela passe par un certain nombre de lignes d'actions, dans les domaines aéronautique et spatial. Je les évoquerai à présent.

En premier lieu, consolider la structure Airbus. Cela suppose, en particulier, de poursuivre les actions engagées qui permettent au partenaire français d'Airbus d'avoir les moyens de jouer pleinement son rôle et de participer ainsi au légitime développement d'Airbus. L'équilibre européen actuel au sein d'Airbus doit s'en trouver conforté.

Dans le même temps, favoriser une organisation industrielle plus efficace des sous-traitants aéronautiques. Je pense qu'il y a une réflexion à engager, dans ce domaine, où l'industrie française est trop morcelée.

Enfin, permettre au principal motoriste français de préserver son savoir-faire technique et industriel et sa capacité de maîtrise d'œuvre, essentielles notamment pour les programmes militaires. Cela n'est d'ailleurs nullement contradictoire avec la poursuite des partenariats fructueux engagés par le passé, ni avec le développement éventuel de partenariats européens nouveaux.

En ce qui concerne l'industrie spatiale européenne, l'heure est venue de favoriser sa rationalisation. Elle a été amorcée, avec l'alliance entre Matra Marconi space et BAE space systems, comme avec les discussions franco-allemandes en cours.

Concernant ces deux secteurs industriels, nous devons poursuivre un effort soutenu en matière de recherche aéronautique et spatiale, en ayant le double souci de préserver les savoir-faire des bureaux d'études, et d'éviter les coûteuses duplications de compétences.

De tout ce que je viens de dire, il ressort nettement que l'ère des grands programmes strictement nationaux, dans les domaines qui nous réunissent aujourd'hui, est achevée. L'ère des programmes en coopération s'ouvre. C'est un impératif de survie national et de progrès de l'Europe : il est devant nous.

J'en viens à présent à la dernière partie de cet exposé. Je voudrais évoquer un certain nombre de décisions importantes, prises dans l'esprit même des réussites du passé, du contexte du présent et des objectifs que j'ai tracés.

(3.) La loi de programmation militaire assure une croissance significative des activités militaires des entreprises de l'aéronautique et de l'espace. Ces deux secteurs apparaissent, ainsi, largement confortés, même s'il est vrai que l'activité militaire ne représente qu'une part limitée des activités industrielles nationales.

Le lancement du programme militaire d'avion de transport futur, pour lequel la France et l'Allemagne ont réaffirmé leur engagement, apportera à l'industrie européenne une charge de travail importante. Il a surtout un caractère structurant, pour l'avenir d'Airbus comme de celui de l'industrie européenne des moteurs. Airbus doit être la structure industrielle qui porte ce programme, pour autant que les Anglais s'y joignent. L'enjeu industriel est clair. Les différents industriels européens ne s'y sont pas trompés.

La croissance des crédits de recherche aéronautique décidée en 1995, tant en matière civile que militaire, s'inscrit également dans le cadre de ces orientations.

Enfin, la recapitalisation de deux milliards de francs d'Aérospatiale, décidée l'an passé, constitue une première étape, pour assainir le bilan des entreprises aéronautiques. Il y a là une décision d'actionnaire avisé, qui permet tant d'améliorer la compétitivité de l'entreprise, que de la conforter dans le cadre des partenariats en cours ou à venir.

Dans le domaine spatial, le gouvernement a redéfini sa politique. Il donne, ainsi, à l'industrie des perspectives claires.

C'est la décision de lancer le programme technologique Stentor, les programmes de satellites d'observation Spot 5 et Hélios 2. C'est le recentrage des dépenses spatiales civiles vers les applications. C'est la croissance de 35 %, en deux ans, des crédits militaires consacrés à l'espace. Autant d'engagements qui traduisent, clairement, la priorité forte que le gouvernement attache à ce secteur.

Sur ces sujets, vous aurez observé la nécessaire cohérence des décisions gouvernementales, pour ce qui concerne les activités civile et militaires de ces entreprises : cela renvoie au lien, que j'évoquais tout à l'heure, avec les préoccupations de la défense.

Mesdames et Messieurs, je voudrais conclure. Les secteurs industriels de l'aéronautique et de l'espace ont aujourd'hui atteint leur maturité. L'État, dans la logique de la reconstruction de l'après-guerre, a beaucoup investi, pour développer une compétence qui est désormais reconnue dans le monde. Cependant, ces secteurs industriels sont encore dans une période de transition, ne serait-ce que parce que la construction de l'Europe n'y est pas achevée.

Si le rôle de l'État a nécessairement évolué, il doit cependant conserver encore un rôle de catalyseur et doit poursuivre une politique de soutien, dans le cadre des règles autorisées en particulier par le GATT pour ce qui concerne l'aéronautique. Il doit, également, pleinement remplir son rôle d'actionnaire d'une activité stratégique pour le pays.

Il reste, encore, beaucoup à faire. Il est donc essentiel de maintenir une volonté politique forte, pour poursuivre avec détermination notre effort, dans le cadre d'une vision stratégique de l'Europe. L'enjeu est à la mesure de nos forces, au service de notre défense, de notre économie, de notre souveraineté, en un mot de notre pays et de l'Europe avec lui.