Interview de M. Edouard Balladur, Premier ministre et candidat à l'élection présidentielle de 1995 dans "La Croix" du 11 avril 1995, sur son attitude à l'égard des jeunes et les réactions à ses différents projets (CIP, Rapport Laurent).

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Média : La Croix

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La Croix : Près de 70 % des Français pensent que notre pays ne donne pas leur chance aux jeunes (1). Pourquoi ce sentiment ? Comment corriger cette impression ?

Edouard Balladur : Je ne suis - malheureusement – pas surpris par le nombre impressionnant de Français qui trouvent que notre société n'est pas assez accueillante pour les jeunes.

Le problème le plus grave aujourd'hui est celui de la jeunesse. Je crois qu'il faut donner confiance aux jeunes, confiance en eux et confiance dans la société, dans l'avenir qu'on leur propose.

Depuis mars 1993, je me suis efforcé de réduire le nombre de jeunes au chômage. Il a diminué de 50 000 depuis un an. Je me suis attaché à ce qu'aucun Français de moins de 20 ans ne se trouve sans emploi ou place en formation. Après la consultation nationale des jeunes, de nombreuses autres mesures ont été prises pour faciliter l'entrée des jeunes dans la société, leur expression, leur participation à la vie collective.

La Croix : Pourtant, vous vous êtes heurté à plusieurs reprises à l'incompréhension. Contrat d'insertion professionnel (CIP), rapport Laurent, comment expliquez-vous les réactions hostiles à vos projets ?

Edouard Balladur : Aucun gouvernement n'a échappé, depuis dix ans, à des épisodes montrant une incompréhension des jeunes. Mais j'ajoute qu'aucun n'a eu plus que le mien le souci de toujours préserver la possibilité du dialogue, de ne rien faire d'irréparable parce que les esprits n‘étaient plus ouverts à la discussion.

La Croix : Comment expliquez ces réactions hostiles ?

Edouard Balladur : Je crois qu'on peut dire que j'assume ma part de responsabilité. Mais j'y ai également vu la traduction de l'inquiétude des jeunes face à la société des adultes. J'ai décidé d'en tirer les leçons par plus de consultation, plus de dialogue. Je suis confiant dans la maturité et dans l'esprit de responsabilité des jeunes.

La Croix : Certes, le questionnaire que vous avez adressé à la jeunesse a rencontré un très grand écho. Mais les mesures qui ont suivi ont déçu… Aurait-il fallu plus d'audace ?

Edouard Balladur : Un million et demi de jeunes a répondu au questionnaire. Ce fut en effet un grand succès et en même temps un premier enseignement : les 15-25 ans ont besoin d'être écoutés, une envie d'être consultés, de s'exprimer, qui sont immenses.

En prenant connaissance du nombre des réponses au questionnaire, j'ai pressenti qu'il serait difficile pour le gouvernement d'apporter des réponses à la hauteur de toutes les demandes.

Nous avons présenté 29 mesures le 15 novembre 1994, puis d'autres en janvier de cette année. Au total, sur les 100 points soulevés par le comité d'organisation indépendant, près des trois quarts ont eu une suite totalement ou en partie favorable.

Je suis bien conscient qu'une certaine déception est née chez les jeunes. Bien sûr, il n'y a pas eu la réforme médiatique, celle qui marque les esprits, mais il y a eu quelques dizaines de progrès concrets. Plus un jeune de moins de 20 ans sans emploi ni formation : ce sera une réalité dans quelques semaines. Je propose aussi un « droit à la deuxième chance », c'est-à-dire la faculté en cours de vie de consacrer jusqu'à trois ans à une nouvelle formation.

La Croix : Pensez-vous qu'en France un référendum pour l'éducation soit nécessaire ?

Edouard Balladur : Un référendum pourrait consacrer un large accord national, pas le précéder, faute de quoi ce serait un élément de conflit de plus. Il faut donner la parole à tous les acteurs, enseignants, parents et élèves. C'est à partir de leur expression que l'on pourra aller plus loin. François Bayrou a déjà largement engagé la réforme avec le nouveau contrat pour l'école.

Le problème, c'est le premier cycle universitaire. Regardez cette affaire d'IUT et cette circulaire imbécile, tout à fait contraire à ce que je pense. Elle enfermait les gens dans une filière alors que je crois aux passerelles. Il faudrait discuter avec les gens, éviter de faire des rapports ou des référendums préalables qui mettent le feu aux poudres !

La Croix : Et pour le service national ?

Edouard Balladur : Je ne crois pas qu'il soit inadapté, mais des efforts doivent être accomplis. Le service national est un facteur essentiel d'insertion sociale. Il est possible d'aller encore plus loin en ce sens en favorisant le développement de la formation professionnelle, de la lutte contre l'illettrisme et de la prévention en matière sanitaire.

Le service civil doit voir sa place accrue, j'ai prévu un quasi-doublement des places (45 000 places), et surtout je souhaite qu'un même nombre de places soit ouvert pour les jeunes filles.

Si j'ai pris cette position sur le service national, c'est par horreur de la démagogie qui consisterait à le supprimer ou à le réduire à six mois, ce qui reviendrait au même. Si, comme je le propose, on crée en Europe une force d'intervention humanitaire, les jeunes ne diront plus : « Je ne veux pas faire de service national. » Moi je crois qu'en politique on se trompe toujours quand on ne fait appel qu'aux intérêts des gens et jamais à leur idéal.

La Croix : Justement, la jeunesse a besoin d'idéal. Quels sont les rôles respectifs de la famille, du corps enseignant, des responsables politiques pour les aider à se construire un projet ?

Edouard Balladur : - Il me semble évident – et c'est bien l'opinion des jeunes eux-mêmes – que c'est d'abord à la famille de jouer un rôle central dans la construction d'un projet pour la vie. C'est – en principe – chez elle que l'on puise des ressources, que l'on trouve affection, soutien et aide dans l'orientation que l'on souhaite donner à son existence. Mais les instituteurs et les professeurs jouent aussi un rôle en ce domaine : combien d'adultes se souviennent avec émotion de tel ou tel enseignant qu'ils ont jadis pris pour modèle, admiré, souhaité imiter, ou dont les conseils ont été déterminants.

S'agissant des responsables politiques et si l'on feint d'ignorer à quel point leur discrédit, après des années de comportement hasardeux, est grand auprès des jeunes, je vois que leur rôle devrait tout simplement être le suivant : montrer que les affaires du pays peuvent être gérées avec sérieux et honnêteté, proposer au pas, et en particulier aux jeunes, des objectifs clairs, ambitieux, mais pas irréalistes. Le projet que je développe depuis quelques semaines répond, je l'espère, à cette définition.

La Croix : Les jeunes ont souvent le sentiment que la vie sera moins facile pour eux que pour leurs parents. Etes-vous d'accord avec ce constat ? Quel était votre sentiment à 20 ans ?

Edouard Balladur : Il n'est pas facile d'avoir 20 ans en 1995, parce que l'on entre dans l'âge adulte conscient d'être entouré de menaces, sur la santé avec le sida, sur son activité professionnelle… Pour ma part, à 20 ans, j'étais comme la plupart des jeunes gens de mon âge, raisonnablement confiant en l'avenir. La maladie a interrompu mes études et quand je les ai reprises j'étais plus conscient encore du prix de la vie.

La Croix : Quand vous étiez jeune, contestiez-vous ?

Edouard Balladur : Ah, tout à fait. Il est normal qu'un jeune conteste la société dans laquelle il entre. Sinon, ce n'est pas la peine d'être jeune ! Et d'ailleurs, je conteste toujours. Je suis plus non conformiste que conformiste malgré l'image que l'on a de moi !

La Croix : Est-ce que vous aimeriez avoir 20 ans aujourd'hui ?

Edouard Balladur : C'est une question que je me suis déjà posée. Comme tous les gens de ma génération, j'ai eu une jeunesse plus heureuse que les jeunes d'aujourd'hui. Mais… on a toujours envie d'avoir 20 ans.

La Croix : Les jeunes semblent encore très indécis à l'approche du scrutin présidentiel. Comment pouvez-vous les inviter à voter ? Et à voter pour vous ?

Edouard Balladur : Avant tout, j'invite les jeunes à voter : parce que, pour certains, c'est la première fois qu'ils ont l'occasion de le faire, parce que, pour chacun, c'est l'occasion de prendre sa part de responsabilités dans notre démocratie.

S'ils votent pour moi en grand nombre, j'en serai très heureux et fier. J'en serai aussi d'autant plus conscient de mes responsabilités : celle de ne pas les décevoir, celle de construire avec eux une France meilleure, dans un environnement plus sain, une société plus ouverte, plus rassemblée. A ces jeunes j'ai envie de dire une fois encore : mon principal souci est de faire en sorte que la société française, au moment où notre pays va toucher au XXIème siècle, soit plus fraternelle et plus juste.

La Croix : Est-ce que cette ligne que vous avez choisie est adaptée aux impatiences de la jeunesse ?

Edouard Balladur : Est-ce que ceux qui en choisissent une autre sont conscients des risques qu'ils prennent pour la jeunesse ? Je préfère ne pas en prendre pour la jeunesse et en prendre pour moi.


(1) Sondage CSA-La Croix les 24 et 25 mars 1995, 1 001 personnes âgées de 18 ans et plus.