Texte intégral
Cher Pierre Mazeaud, l’homme de culture classique et de vision moderne, que vous êtes est sensible, je crois, à tout ce qui guidait la vie des anciens romains.
Disant cela, je ne pense pas évidemment pas à l’empereur Auguste contre lequel vous vous seriez élevé, ni aux tyrans qui précipitèrent la chute de Rome, mais par exemple à Cincinnatus retourné à sa charrue après avoir si bien servi la République ou à Mucius Scaevola qui mit sa main sur un vase incandescent, par fidélité à ses idées. Soldats laboureurs, généraux dormant le soir au bivouac des légions, il existe entre eux et vous comme un air de famille.
Ami de Platon, vous l’êtes encore plus de la vérité. Gaulliste viscéral et à jamais fidèle à l’homme de Colombey, à sa conception de la Nation et de l’État, vous êtes d’abord un légiste, un amoureux de la justice et de la liberté, un défenseur de la démocratie, auquel ses prises de position humanistes ont valu – ce que vous avez justement considéré comme un honneur – de figurer sur la liste des « proscrits » de l’intolérance.
Il est vrai que ces mérites, dans leur diversité, sont en vous un joyeux mélange d’acquis et d’inné. Votre caractère vous destinait à tirer l’épée, mais la tradition familiale vous portait vers la robe. Votre grand-père fut premier président de la Cour de Cassation. Vos deux oncles sont les auteurs d’un traité de droit civil sur lesquels ont souffert, pour les en remercier ensuite, des générations d’étudiants. Votre formation personnelle est à l’origine celle d’un magistrat judiciaire et la Martinique se souvient, au Lamentin, de ce jeune juge les pieds sur terre et le code sous la main. Plus tard vous avez fréquenté les arcanes du conseil d’État que, par la loi du 31 décembre 1987, vous avez soulagé, ainsi que les justiciables, en réformant le contentieux administratif et en créant les cours administratives d’appel. Il n’est pas jusqu’à ceux qui vous ont initié à la vie politique, Michel Debré et Jean Foyer, aux cabinets desquels vous avez appartenu, qui n’aient été d’éminents juristes.
A l’Assemblée nationale, vous avis mis tout naturellement en pratique cette fidélité en étant membre d’une seule commission tout au long de vos mandats, celle des « lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République », que vous avez présidée sous deux législatures. A l’orée de celle-ci, vous y avez reçu l’hommage justifié de votre successeur, président devenu présidente, Catherine Tasca, de ceux que vous avez écoutés alors qu’ils étaient en minorité, je songe notamment à mes amis Jacques Floch, Bernard Derosier, Frédérique Bredin, et même, c’est donner la mesure de votre vertu rassembleuse, de Julien Dray.
Quoi de plus logique, vous êtes un passionné de législation. La seule idole devant laquelle vous ayez accepté de vous incliner, c’est la déesse de la loi, celle qui « ne peut mal faire », celle qui est « l’expression de la volonté générale », qui vous a dicté votre religion, celle de la raison, et vous a offert un sacerdoce, sans soutane, mais avec une écharpe tricolore. Ennemi de cet usage qui veut que l’on donne aux textes le nom de celui qui en a été le promoteur, vous aimez rappeler « qu’il n’y a pas de loi untel ou machin, mais uniquement des lois de la République ». Avec une dilection particulière pour le droit civil, vous aurez eu de nombreux enfants juridiques qui se sont vus imprimer votre marque de fabrique : concision, précision, normativité. Bref, Pierre Mazeaud, vous êtes un premier de cordée dans le massif des lois…
Dès la première législature à laquelle vous avez appartenu (1968/1973), vous favorisez des avancées importantes de l’état de droit : reconnaissance des enfants naturels, paiement direct des pensions alimentaires, discussion du projet instituant l’autorité parentale. En 1993, vous êtes de nouveau le rapporteur – et plus que cela – de la proposition de loi modifiant le droit de la nationalité qui reprenait sous forme législative les suggestions de la commission Marceau Long et vous avez réintégré, en abrogeant le code particulier qui la régissait, ainsi que cela vous tenais à cœur, cette matière dans le code civil lui-même.
Vous avez également participé à l’éclosion d’un nouveau rameau du droit public, la législation relative au financement des campagnes électorales et des activités politiques.
L’une de vos fiertés est, je le sais, à l’occasion de la discussion du projet de loi constitutionnel préalable à la ratification du traité de Maastricht, d’avoir été l’auteur d’un des amendements qui ont abouti à l’insertion dans la Constitution, si ce n’est d’un article 88-5 permettant aux juridictions nationales de juger le droit dérivé, du moins d’un article 88-4 instituant une certaine participation du Parlement à l’élaboration du droit communautaire. En examinant le texte du traité d’Amsterdam, il nous faudra bientôt aller sans doute plus loin dans cette voie.
Faire la loi, mais ne la faire « que d’une main tremblante », selon la formule de Portalis que vous aimez à citer : vous vous êtes efforcé de mener la lutte contre un foisonnement législatif qui tend à rendre le droit instable et hermétique. Je partage votre point de vue. Ce n’est pas réhabiliter la loi que de légiférer comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. L’inflation législative s’exerce toujours au détriment de la sécurité juridique. Celui qui a fait la loi, l’a votée et aujourd’hui l’a contrôle peut dire cela à bon droit. Celui qui préside l’Assemblée se joint à lui.
Tant de cohérence dans un parcours, tant de fougue dans l’amour, ne pouvait s’arrêter en si bon chemin. Le Conseil Constitutionnel, prestigieux aréopage que je salue et dont vous avez contribué à former la jurisprudence par nombre d’exceptions d’irrecevabilité et de recours, a su vous attirer. Mais le Parlement ne vous oublie pas. Le 12 février, vous présidiez une séance pour la dernière fois. Ce n’est pas sans regrets que vous avez quitté ce Palais Bourbon. Sachez que vous y avez laissé autant de regrets. Aussi ai-je souhaité que par ce geste d’amitié nous vous le disions.
Il y a donc du Romain en vous, mais également du Gaulois. Du Gaulois aussi brave à Gergovie, dans la victoire historique, que digne à Alésia lors de la dissolution des tribus. Du Gaulois et de l’insolite. On ne sait jamais véritablement, au moment où on vous croise, si vous allez dans quelques instants, comme l’Everest que vous fûtes en 1978 le premier français à gravir, grimper au sommet d’une montagne en y entraînant la moitié du Conseil d’État. Ou bien si vous allez entreprendre l’ascension du mont Dalloz par la face nord de la tribune et la paroi abrupte des sous-amendements.
Parfois vous mêlez ce faisant l’utile à l’agréable et la légende prétend – vous savez qu’elle n’accompagne que les fortes personnalités – que rapporteur, en 1971, de la loi qui a créé l’organisation communale de la Polynésie française, vous auriez suivi l’évolution de ce territoire de fort près dans l’espoir d’escalader la montagne de Bora-Bora bien que la roche volcanique et trop friable de ce paradis ne se prête guère à l’ascension. Quoi qu’il en soit un journaliste vous a percé à jour, en vous attribuant un blason : « sur fond de jurisclasseur mouché d’hermine, deux piolets de montagne en croix ». Le trait est juste, symbolisant deux des visages sous lesquels vous êtes devenu ce que vous êtes.
Car, il est vrai, ainsi que Truffaut dans ses films le faisait dire à ses héroïnes et, dans sa propre vie, à ses conquêtes : « il y a deux hommes en vous ». Deux hommes, ou plutôt trois, comme une sorte de charade.
Mon premier, nous le connaissons, c’est l’homme civil et courtois, tolérant et sans ostracisme, passant le pied à l’étrier des jeunes députés fraîchement élus. J’ai vu du perchoir avec quelle élégance vous laissiez parler pour mieux l’approuver tel jeune collègue en certaines circonstances où l’expérience et la renommée auraient pu vous conduire à ne point lui laisser une minute de micro. La jeunesse ? On raconte, dans le cours de votre carrière qui vous a vu porter les couleurs de votre parti dans quatre départements, Hauts-de-Seine, où vous avez été élu en 1968 et réélu en 1973, avant de devenir membre du Gouvernement, Var en 1978, Haute-Savoie, où – jacobin montagnard – vous avez été élu et réélu sans discontinuer depuis 1986, que c’est dans la Haute-Vienne, en 1967, alors que vous faisiez partie de la meute de « jeunes loups » que Georges Pompidou avait lancée, sans succès, à l’assaut électoral du Limousin, que vous auriez décidé un certain Jacques Chirac à se porter candidat en Corrèze. De même, indocile, souple comme une barre de fer, et parfaitement droit, c’est sur vous, pompier volant de votre formation, dans les passages délicats, que votre majorité a pu souvent compter.
Votre magnanimité rencontre cependant des limites que je ne m’explique que difficilement avec le nom du Luxembourg : c’est pour vous, tout au plus, un pays, petit, ou un jardin, où il fait bon très jeune, très vieux, ou très amoureux, de se promener : mais rien d’autre.
Mon second, c’est le tribun déchaîné, capable, à lui seul de faire durer une discussion pendant des jours, et surtout des nuits. Suivi de deux grognards que vous aimiez entre tous, Robert André-Vivien et Robert Pandraud, il est vrai que vous trôniez à mi-hauteur, dans l’hémicycle, à une portée de voix de l’orateur et il est peu de discours que vous n’ayez ponctués de sonores rappels au règlement, brandissant ce petit volume qui vous doit tant, d’interpellations vigoureuses ou d’approbations musclées.
Dans un milieu souvent marqué par la prudence de l’expression et le souci de ne pas heurter les souhaits supposés de l’opinion, vous avez su trancher par un « parler dru » qui a fait les délices des quatre colonnes, de l’hémicycle, de la presse, et qui au Palais-Royal rencontre sans doute des marges de prosélytisme inexplorées.
Cette franchise vous a parfois mis en difficulté vis-à-vis de vos électeurs, de formations politiques alliées de la vôtre ou de personnalités, que vous preniez pour cibles de flèches rarement émoussées. Beaucoup, après vous avoir détesté, ont appris à vous aimer. Fidèle à vos engagements sur les questions fondamentales, vous ne vous êtes jamais considéré comme lié par un devoir d’obéissance lorsque se trouvaient mis en cause des principes auxquels vous teniez. Nombre de ministres ont pu mesurer en vous un adversaire coriace, sur le statut de la Corse ou l’entrée et le séjour des étrangers, un partenaire ombrageux sur la délinquance dans les stades, sur la réforme de la Cour de cassation, sur le délit de grand excès de vitesse ou à droite, comme à gauche, sur les réformes de la Justice. En un mot vous n’êtes pas vraiment l’exemple du godillot.
Entre 1981 et 1986, entre 1988 et 1993, et pour l’année 1997, les majorités auxquelles j’ai appartenu ont toujours su que, parmi tous ceux qui l’animent également avec intelligence et talent, l’opposition au Parlement avait notamment votre visage, votre logique, votre présence et votre voix. A la manière de Vauban, on a pu dire ou on aurait pu dire du député Mazeaud : « texte par lui fortifié, texte adopté ; texte par lui attaqué, texte rejeté ».
Député ! Vous avez toujours préféré le titre de député à l’Assemblée nationale à celui de député de Chatenay-Malabry ou de Thonon-les-Bains. Assez peu convaincu les mérites de la décentralisation, vous avez longtemps affiché dans votre bureau les résultats d’un certain scrutin public sur un amendement demandant la suppression des départements qualifiés d’obsolètes, où, mobilisant toute votre éloquence, vous aviez obtenu deux suffrages, ceux de ses auteurs. « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre » ou « c’est encore plus beau quand c’est inutile », je ne sais laquelle de ces maximes correspond le plus à votre goût du panache. J’ajoute que quelques mandats locaux détenus pour gagner, maire de Saint-Julien en Genevois, conseiller régional de Rhône-Alpes, ne sont pas ceux sous lesquels vous avez spécialement voulu vous illustrer, et que adversaire déterminé du cumul des mandats, vous trouvez sans doute là une des très rares raisons qui vous auraient poussé à être socialiste.
Et puis il y a mon troisième, ce troisième homme, gardien de nos règles et de nos traditions, juriste engagé dans l’action publique, aimé des administrateurs de la séance et des lois, attentif au perchoir ou en conférence des présidents à ce que le principe de séparation entre législatif et exécutif ne soit pas seulement respecté, mais honoré, donnant, reprenant, partageant la parole, guidant le troupeau des amendements vers la bergerie de l’adoption, écartant d’un revers de la main ce qui est irrecevable, acquiesçant d’un mouvement de lunettes ce qui est correctement écrit et, de surplus, bien dit. Vous avez mené les débats de l’Assemblée en qualité de vice-président avec une impartialité et une célérité appréciées. Si nombre de vos prises de position ont pu irriter vos collègues, vos amis politiques, vos adversaires, vous ne les avez puisées qu’à une source : votre haute conception de ce que le Parlement doit être, votre indignation quand il ne l’est pas.
Cher Pierre Mazeaud, depuis les temps enfiévrés où vous fréquentiez les milieux estudiantins anarchistes, dansiez au Tabou et fréquentiez au Select, tout en roulant en voiture de sport, jusqu’au millénaire prochain que vous aborderez en sage palatin, en passant par les années difficiles de la guerre d’Algérie et votre statut de mousquetaire du Parlement, votre action publique coïncide avec l’histoire de la Cinquième République. De tout cela nous vous sommes redevables et pour beaucoup plus longtemps qu’une simple fin d’après-midi.
Il y a 20 ans, le 15 octobre 1978, vous étiez sur la pointe de l’Everest, et on m’indique que vous comptez repartir dans l’Himalaya. Merci de vous êtes arrêté quelques moments parmi nous. Ni Docteur Hyde donc, encore moins Mister Jekyll, pas Don Quichotte mais « homme de la séance », rien de la fragilité d’un Cyrano hors le goût des tirades, mais simplement Pierre Mazeaud, serviteur de l’État, du Parlement et de la Loi, député ou ministre, adversaire ou ami passionné et chevaleresque. C’est ainsi qu’autour de vous, je souhaitais que nous fussions ce soir.