Texte intégral
Chères Amies, chers Compagnons,
Au coeur du débat européen deux conceptions n'ont jamais cessé de s'affronter :
- celle de l'Europe, zone de libre-échange
- celle de l'Europe, puissance politique.
Face à ces deux conceptions, que choisissons-nous ? Et en fonction de ce choix, quel projet sommes-nous disposés à proposer aux Français et à nos partenaires européens ?
1. Gaullisme et Europe
Ce choix, le général de Gaulle, l'avait fait ! Pour lui, l'Europe devait rechercher les voies d'une coopération lui permettant d'exprimer sa singularité et sa volonté politique dans le concert des nations, dominé alors par deux superpuissances.
L'impulsion et l'institutionnalisation données aux relations franco-allemandes, tout comme le plan Fouchet, symbolisèrent cette démarche. Si les résultats ne furent pas toujours à la hauteur des ambitions du général de Gaulle, ce fut moins du fait de la France que du fait des Européens eux-mêmes, trop effrayés à l'idée de contrarier le lien transatlantique.
À cet égard, on peut se demander si la politique « souverainiste » du Général ne fut pas davantage la conséquence d'un constat sur l'immobilisme européen que l'expression d'une définition préalable et intangible de la souveraineté. Je laisse le soin aux historiens de trancher cette question où s'affrontent, dans une dialectique permanente, principes politiques et circonstances historiques.
Dans notre réflexion actuelle, j'insiste cependant, à dessein, sur cette dialectique. Car elle nous porte vers une analyse dynamique et libre du gaullisme. La vérité, c'est que nul ne peut aujourd'hui prétendre parler au nom du général de Gaulle, car c'est très largement la nature des circonstances qui éclaire l'expression des principes.
Aux jeunes militants comme aux barons du gaullisme, je me permets donc de dire que ce que nous voulons et ce que nous ferons pour l'Europe devrait moins être placé sous le sceau d'un héritage - toujours discutable en l'absence du principal intéressé - que sous le sceau du présent et de l'avenir que nous estimons nécessaire de construire.
2. L'Europe politique en panne
Depuis plus d'une vingtaine d'années, l'Europe politique - et plus précisément l'Europe de la sécurité et de la défense - est en panne. Alors même qu'elle devenait progressivement un géant économique, l'Union européenne s'est résolue au rôle de nain politique.
Le traité de Maastricht, en concentrant les feux sur l'union monétaire, a amplifié ce déséquilibre fondé sur une philosophie de la construction européenne discutable et qui s'avère aujourd'hui contradictoire :
- l'économie - nous a-t-on dit - débouchera sur le politique ; et voici à présent qu'on nous explique que le politique serait bien avisé de ne pas interférer sur le champ économique.
C'est de cette contradiction que se nourrit la dérive technocratique de l'Europe et notre difficulté à résorber le déficit politique de ses institutions. Dois-je préciser que cette philosophie a littéralement gelé toute perspective en matière de PESC, reléguée au fil du temps à un rang secondaire.
C'est un fait... mais je serais incomplet, si je ne précisais pas que ce blocage nous arrangea, à des degrés divers, un peu tous !
À la vérité :
- la gauche n'a jamais voulu, au fond d'elle-même, que l'Europe s'approprie un rôle déterminant en matière de politique étrangère et de défense. À ses yeux, ce n'était - et ça n'est toujours pas ! - une priorité. Les hésitations et les craintes de François Mitterrand au moment de la chute du Mur de Berlin s'expliquent très largement par une absence de convictions réelles en la matière ;
- cette incertitude rejoignait de facto la position des partisans de l'Europe fédérale, qui ne cessèrent jamais de préférer une Europe impuissante à une Europe indépendante des États-Unis ;
- enfin (il faut bien le dire !), les gaullistes eux-mêmes se sont satisfaits d'un blocage qui justifiait assez confortablement leurs « certitudes stratégiques ».
3. Reprendre l'initiative
Alors même que les circonstances ont radicalement changé (chute du Mur de Berlin, naufrage de la Russie, émergence de la Chine, omniprésence américaine, mondialisation ...), il est clair que nous ne pouvons poursuivre notre « petit bonhomme de chemin », et qu'il faut passer à une vitesse supérieure.
N'est-il pas temps de comprendre qu'il n'y aura pas de politique étrangère et de défense européenne sans une Europe politique affirmée et forte ?
N'est-il pas temps de dire, que dans ce domaine, l'approche par petits pas, selon laquelle l'économique ouvrira la voie au politique, est désormais inopérante ?
Et, enfin, n'est-il pas temps pour les gaullistes de dépasser leurs propres hésitations pour proposer aux Français et à nos partenaires européens un sursaut politique ?
Les gaullistes ont fait la politique étrangère et de défense de la France. C'est à eux, me semble-t-il, de construire celle de l'Europe. Si nous ne la faisons pas, personne ne la fera à notre place ; ou pire, cela se fera sans que nous ayons notre mot à dire. À nous de choisir !
Nous ne reprendrons l'initiative que si nous sommes décidés à répondre à trois questions essentielles :
1/ L'Europe doit-elle être une puissance politique, une puissance d'équilibre dans le monde ?
2/ Assumera-t-elle sa vocation de façon autonome ou non ?
3/ Sommes-nous prêts en tant que gaullistes à diriger cette ambition européenne, quitte à en payer le prix ?
Voilà trois questions brûlantes, et à bien des égards embarrassants :
- elles placent notre traditionnelle politique d'indépendance au coeur d'un processus de responsabilité partagée !
- elles peuvent contrarier la politique de suppléance des Européens à l'égard des États-Unis !
Voilà le coeur du débat qui nous attend, et qui attend tous ceux, parmi les Européens, qui ne sont pas résolus à jouer le rôle de figurants.
Pour ma part, j'estime que nous devons aborder avec franchise et lucidité ces trois questions. Chacun apportera ses réponses. Mais j'insiste sur un point : si nous n'étions pas à la hauteur du défi, le scénario est déjà écrit.
Aucun coup d'arrêt ne sera porté à la dérive technocratique des institutions européennes avant l'élargissement, lequel scellera définitivement l'absence d'Europe politique :
- l'Europe sera une zone de libre-échange impuissante dans le jeu déstructurant de la mondialisation ;
- nous aurons, en définitive, accepté un monde dominé par les intérêts de la seule puissance américaine, et l'Alliance atlantique continuera de mener la danse sur le continent européen.
Voilà le scénario prévisible. Il nous place dans l'urgence. À cet égard, souvenons-nous de l'initiative prise par Jacques Chirac concernant le commandement sud de l'Otan. L'initiative était peut-être brutale, mais du moins plaçait-elle chacun devant ses responsabilités. Notre échec sur ce dossier est à la fois révélateur de la lâcheté européenne et de l'immense chemin qu'il reste accomplir.
4. Les mesures
Si nous sommes convaincus de la nécessité d'agir, alors que dire et que faire ?
Le pilotage politique de la diplomatie européenne
Tout d'abord, il faut concentrer notre réflexion sur le pilotage politique de la diplomatie européenne.
La question est aujourd'hui de savoir si nous pouvons efficacement mener une politique étrangère et de défense commune fondée sur un système intergouvernemental qui conduit au tout ou rien.
Il est évident que le processus actuel de décision apparaîtra, au fur et à mesure de l'élargissement, comme inadapté. À nous de préconiser un système original qui garantisse la rapidité, l'efficacité et la souplesse de décision. À l'appui de notre diplomatie commune, l'UEO, pour sa part, devrait être considérée comme un instrument structuré - avec des compétences intégrées - lié au Conseil européen, et non comme l'appendice européen de l'Otan.
* Stratégie de dissuasion et stratégie d'action
Il nous faut ensuite nous interroger sur la place de notre stratégie de dissuasion et de notre stratégie d'action dans le nouvel horizon politique et stratégique que nous entendons organiser.
Nous le pressentons bien, l'avenir de la dissuasion nucléaire s'inscrit dans les replis complexes de notre défi. Symbole des anciennes divisions européennes et symbole de notre singularité nationale, l'arme atomique recouvre nombre des obstacles stratégiques, politiques et psychologiques que les Européens tentent péniblement de surmonter.
Voilà près de trente ans que notre stratégie nucléaire déclaratoire demeure, à quelques nuances près, celle du sanctuaire. Ne faut-il pas, maintenant, avancer plus clairement et plus franchement sur ce dossier ?
C'est mon sentiment.
Je n'ignore pas que dans la période présente la question nucléaire est passée d'actualité. C'est d'ailleurs plutôt encourageant. Mais c'est parce que cette actualité est moins pressante qu'il nous faut mettre nos cartes sur la table. À l'occasion de la reprise de nos essais, en 1995, Jacques Chirac avait proposé à nos partenaires européens de réfléchir à la place du nucléaire en Europe. C'était un premier pas audacieux.
La France peut et doit dorénavant aborder concrètement les voies et moyens de sa contribution nucléaire à une politique étrangère et de défense commune. Il conviendrait, à mon sens, de mettre en accord notre traditionnelle indépendance nucléaire et l'européanisation croissante de notre politique étrangère. Demain, l'indépendance nucléaire de la France peut aussi être celle de l'Europe.
Réfléchissons- y !
Pour parvenir à cet objectif, nous devons comprendre que les temps ont changé : la manière de concevoir une entente européenne sur la dissuasion ne peut plus être la même qu'autrefois. Il ne devrait plus s'agir de désigner je ne sais quel ennemi ou quelles cibles, car la dissuasion est plus que jamais silencieuse et tous azimuts.
En réalité, au regard des nouvelles conditions stratégiques, il devrait moins s'agir d'une approche technique que politique de la dissuasion. L'objectif étant de parvenir à un consensus européen sur l'apport des forces nucléaires françaises et britanniques à la sécurité de l'Union.
C'est ce consensus politique qui pourrait constituer l'une des bases solides d'une politique étrangère et de sécurité commune.
Son bras armé devra être une force de projection efficace et structurée. A ce titre, il faut prendre toute la mesure de ce que signifie la professionnalisation de nos forces dans un contexte ou - fait nouveau - la stratégie d'action prime sur la stratégie de dissuasion.
La France, en disposant d'une capacité de projection sans doute inégalée dans son histoire contemporaine, aura prochainement les moyens de se placer dans le cadre d'une stratégie commune fondée sur le principe d'un espace unique de sécurité : l'espace européen.
Chères amies, Chers compagnons,
En avançant l'ensemble de ces propositions, je n'ignore pas que je vais provoquer des réactions, des interrogations, voire des doutes. Nous sommes là pour en débattre librement. Je souhaite simplement que nous ayons une chose présente à l'esprit : ce que nous proposerons et ferons pour l'Europe présente moins de risques que le statu quo actuel.