Texte intégral
Lundi 9 novembre 1998
FRANCE INTER
S. Paoli
L’opposition doit être aujourd’hui résolument critique pour être l’opposition, car vous êtes très critique ?
É. Balladur
- « Elle doit être résolument critique, mais pas seulement. Elle doit surtout faire des propositions pour les grands problèmes qui préoccupent nos concitoyens. Et ces grands problèmes, tout le monde les connaît : c’est le chômage, c’est l’école, et c’est l’avenir de la nation au sein de l’Europe. Voilà trois grands problèmes sur lesquels il faut que nous nous prononcions ».
S. Paoli
C’est un programme de gouvernement, votre petit essai. Dans l’opposition, comment souhaitez-vous qu’on perçoive cet essai aujourd’hui ?
É. Balladur
- « C’est une contribution à la réflexion collective. Quel est le problème de l’opposition ? C’est que, jusqu’à aujourd’hui, elle n’est pas en mesure de proposer aux Français un autre avenir que celui que leur préparent le Gouvernement et la majorité socialiste. Dans une démocratie, il ne faut pas faire proposer autre chose pour le plaisir de se différencier. S’il y a des décisions du Gouvernement actuel qui vont dans la bonne direction, eh bien il faut le dire sans l’ombre d’un complexe ».
S. Paoli
Vous n’en trouvez pas beaucoup.
É. Balladur
- « Pas énormément, je dois le dire. Je crois qu’essentiellement, le Gouvernement profite de la bonne situation générale qu’il a trouvée, qu’il n’a pas fait les réformes - en tout cas pas jusqu’à aujourd’hui-, les réformes indispensables ».
S. Paoli
Mais dites-vous que cette cohabitation a entretenu une sorte de confusion politique dont il faut sortir aujourd’hui ? Faut-il radicaliser le débat politique ?
É. Balladur
- « Je ne pose pas le problème comme ça. Je ne suis pas pour la radicalisation nécessaire du débat politique. Je suis pour la clarté, pour que les citoyens choisissent entre deux vues de l’avenir. Il y a la vue socialiste. Elle est ce qu’elle est, elle a peut-être ses mérites, elle a sans doute ses lacunes et ses défauts également. Vous me dites que j’insiste davantage sur ses lacunes et ses défauts que ses mérites, c’est peut-être vrai. Et puis, il faut qu’il y ait une autre voie. C’est pourquoi j’ai appelé mon petit opuscule une « voie nouvelle ». C’est-à-dire des propositions qui résolvent les problèmes de la France. Je le répète : le problème de la France, c’est qu’elle a plus de chômage que les autres ; qu’elle est plus centralisée que les autres, et qu’elle a donc plus de mal à résoudre les multiples problèmes qui se posent à elle pour la formation des jeunes, pour l’exclusion, etc. Or nous avons des échéances devant nous. Il y a eu des mouvement lycéens - je ne sais pas s’ils vont continuer, s’il y aura d’autres mouvements. Il y a le problème du statut de la formation en France. Comment doit-on former les jeunes et qui doit les former ? Est-ce que ça doit rester centralisé au niveau de l’État à Paris, ou est-ce qu’il faut, comme je le propose très largement, passer aux régions ? »
S. Paoli
C’est ce que dit un peu C. Allègre.
É. Balladur
- « Pas tout à fait. Il parle de déconcentration. N’entrons pas dans la technique, mais la déconcentration, ça consiste à passer des pouvoirs aux représentants de l’État dans les provinces. Moi, je propose de passer les pouvoirs aux représentants élus qui sont ceux qui gèrent les villes, les départements, les régions. Voilà un grand problème. Autre grand problème, le chômage. Le chômage a diminué ce mois-ci - tant mieux ! Qui ne peut en être heureux ? Mais qu’est-ce qu’on constate ? S’il a diminué d’abord parce que la croissance est active - tant mieux également ! -, parce qu’on a multiplié les emplois-jeunes, qui sont quand même des emplois fictifs, et parce qu’on a procédé à de très nombreuses radiations des chômeurs sur les listes, plus de 35% de plus que l’année précédente ».
S. Paoli
Le débat sur les chiffres du chômage dure depuis que la question du chômage se pose.
É. Balladur
- « Mais, je ne fais pas de débat sur les chiffres du chômage. Je dis que les chiffres sont exacts. Mais j’essaie de vous expliquer les causes ».
S. Paoli
Voyons vos propositions. Vous dites, par exemple, qu’un des bons moyens de lutter contre le chômage, c’est de diminuer les charges sur les bas salaires. C’est un peu ce qu’a proposé M. Aubry, il n’y a pas si longtemps.
É. Balladur
- « Les propositions, c’est très bien, l’action c’est mieux. Les charges sur les bas salaires, je les ai abaissées en 1993 ; et après moi, le gouvernement qui a suivi - qui était celui d’A. Juppé - les a abaissées aussi. On a commencé par mettre fin à cette politique. Et puis dix ans après on dit : ah ben, il faudrait peut-être baisser les charges sur les bas salaires. Faisons-le ! Pourquoi attendre ? Autre exemple : je développe la thèse selon laquelle il faudrait faire un impôt négatif. Qu’est-ce que c’est l’impôt négatif ? Ça veut dire que ceux qui se mettent au travail et qui sont au chômage, parfois n’y ont pas suffisamment avantage parce que la différence entre les allocations qu’ils reçoivent et le salaire nouveau qu’ils reçoivent est trop faible. Mais qu’est-ce qu’il faut faire pour ça ? Il faut qu’ils aient davantage intérêt à se mettre au travail. Et pour ça - c’est ce qu’on appelle l’impôt négatif, qui n’est d’ailleurs pas un très bon mot -, leur maintenir pendant un certain temps et de façon dégressive, les allocations publiques qu’ils ont, qu’ils peuvent cumuler avec le nouveau salaire qu’ils vont avoir, pour qu’ils se réinsèrent dans la vie active et fassent face à toutes les dépenses qu’ils peuvent avoir. Et puis il y a un certain nombre de propositions de ce genre ».
S. Paoli
Il y en a beaucoup. Mais ces propositions vous les faites dans l’opposition, au moment où précisément elle donne d’elle-même une image assez divisée. Comment procéder, justement, pour que l’opposition se retrouve en tant que telle et unie ?
É. Balladur
- « Le problème de l’opposition est double. Il faut d’abord qu’elle offre, je le répète , un autre avenir à la France. Et, pour cela, il faut des propositions nouvelles. J’en fais, d’autres en font. Il va y avoir une dizaine de propositions nouvelles qui vont être organisées sur l’école, sur l’État, sur la justice, etc . Je souhaite que ce soit fait le plus vite possible. Premier point. Et deuxième point, le deuxième problème de l’opposition, c’est qu’elle donne le sentiment de ne pas être suffisamment unie. Eh bien, raison de plus pour se mettre au travail tout de suite, et pour examiner tout de suite les problèmes importants. Et je le répète que les problèmes qui me paraissent les plus importants aujourd’hui c’est l’école d’une part, et c’est l’Europe de l’autre. On va voter pour l’Europe l’année prochaine ».
S. Paoli
Quel est le programme de l’opposition ?
É. Balladur
- « Justement, il faut se mettre à élaborer. On va voter dans moins de huit mois maintenant. Et avant de dire qui va être tête de liste de la liste commune, et est-ce qu’il faut une liste commune, commençons par savoir ce que nous voulons pour l’Europe, et ce que nous proposons. Je me suis rendu il y a quelques jours à Francfort où j’ai justement rencontré le président de la Banque centrale européenne et le président de la Bundesbank pour mieux comprendre leur état d’esprit et l’avenir qui se prépare pour nous en Europe. Donc l’opposition, un : elle doit avoir un message - et un message novateur si possible -, et deux : elle doit être unie. Et puis troisièmement, je souhaite qu’elle fasse valider son projet par les Français en leur demandant de se prononcer ».
S. Paoli
Sous quelle forme ?
É. Balladur
- « Sous la forme d’une vaste consultation avec tous les élus locaux qui se reconnaissent dans l’opposition, plus tous les Français qui voudraient voter pour cela »
S. Paoli
Est-ce que vous pensez au questionnaire que vous avez mis en œuvre dans les lycées ?
É. Balladur
- « Oui, par exemple ».
S. Paoli
Le questionnaire Balladur-bis ?
É. Balladur
- « C’est cela. Nous avions eu presque deux millions de réponses pour les problèmes des jeunes à la suite de la crise du CIP et, mon Dieu ! Nous en avions retenus un certain nombre de propositions. Je crois que le temps où les Français, où les citoyens de façon générale, recevaient en quelque sorte d’en haut - et on leur demandait de répondre par oui ou par non : est-ce que vous approuvez ? - c’est un peu fini. Il faut maintenant que les Français participent à l’élaboration du projet politique, et notamment de celui de l’opposition. Et c’est ce que je souhaite ».
S. Paoli
Est-ce que vous êtes en train de nous dire aussi, ce matin, que jusqu’ici, à vos yeux, l’opposition ne fait pas son travail ou pas suffisamment ?
É. Balladur
- « Non ».
S. Paoli
Un peu !
É. Balladur
- « C’est très difficile de diriger l’opposition en ce moment après la défaite inattendue - il faut dire - aux élections législatives qui ont suivi la dissolution, et le fait qu’on s’est aperçu que la situation de notre pays était finalement meilleure qu’on ne la croyait et que, dans ces conditions, d’autres en retiraient le fruit. Tout cela est assez frustrant, il faut le reconnaître. À partir de là, l’opposition doit faire tout ce qu’il faut pour reprendre un message clair qui soit un message de nouveauté et un message d’union. Alors, à ce moment-là, les Français l’entendront davantage. Ce n’est pas encore le cas, - je le reconnais bien volontiers - et c’est pourquoi il faut se mettre au travail le plus vite possible ».
R. Dumas : considérez-vous qu’il doive démissionner ? Le débat est ouvert.
É. Balladur
- « Je pense que c’est à lui à prendre sa décision. R. Dumas est un homme de gauche, je suis un homme de droite. Si je disais qu’il doit faire ceci ou qu’il doit faire cela, je serai immédiatement suspecté de le faire pour des raisons politiques. Ce que je ne veux pas. J’ai du respect pour le Conseil constitutionnel, eh bien que le Conseil constitutionnel prenne ses décisions lui-même ! »
S. Paoli
Faut-il, selon vous, réintégrer dans la mémoire collective les mutins de 1917 ?
É. Balladur
- « Ils y étaient. J’approuve ce qu’a été la réaction de M. Chirac. Je trouve que le moment était mal choisi pour en parler. Cela étant, dans notre histoire, il y a eu des pages glorieuses, il y a eu des pages douloureuses, et je ne veux pas en parler davantage. Et qui ne peut pas avoir un immense sentiment de compensation pour les souffrances de tous les Français qui se sont battus en 1914-1918 ? Je ne trouve pas que le moment que le moment était bien choisi ».
LE PROGRÈS
12 novembre 1998
Gérard Angel
En Île-de-France, vous avez laissé la région à la gauche. Charles Million a choisi une autre stratégie. N’avez-vous pas l’impression que la gestion de l’Île-de-France est encore plus chaotique que celle de Rhône-Alpes ?
É. Balladur
- « Laissé n’est pas le bon terme. Ce sont les électeurs qui ont décidé.
Cinq mois avant les régionales, j’avais prévenu que si les listes que je conduisais n’obtenaient pas la majorité relative, je ne serais pas candidat à la présidence. C’est ce que j’ai fait. Je ne voulais pas dépendre du soutien aléatoire des groupes défendant des idées qui n’étaient pas les miennes. En politique, il faut défendre ses convictions. Or, lorsque l’on n’a pas la majorité, on dépend forcément des autres et l’on ne peut agir efficacement.
Je constate que l’absence de majorité rend bien des régions quasi ingouvernables. Le fonctionnement tant de l’Île-de-France que de Rhône-Alpes est loin d’être satisfaisant. C’est pourquoi je suis favorable à une réforme du mode de scrutin qui devrait être organisée à l’échelle de la région avec une prime à la liste arrivée en tête. Je regrette qu’on n’y ait pas procédé en temps utile. «
Gérard Angel
En réunissant plus de 5 000 personnes ce week-end, Charles Pasqua n’a-t-il pas montré que son mouvement La Droite séduit une partie de l’électorat UD et RPR ?
É. Balladur
- « L’opposition est actuellement affaiblie, elle cherche une issue à ses difficultés. Elle ne la trouvera ni dans l’incohérence, ni dans la division supplémentaire. Nous devons rester nous-mêmes et nous garder de passer des accords avec qui que ce soit au détriment de nos convictions. A ce prix, les électeurs reviendront vers nous, si nous savons leur proposer un projet correspondant à leurs aspirations et faire taire les querelles dépassées. »
Gérard Angel
Ne faut-il pas aller vers un grand parti unique de l’opposition ?
É. Balladur
- « Nos électeurs souhaitent une cohésion plus grande de l’opposition, certains parlent même de fusion. Ce qui importe c’est que nous ayons un projet commun, une organisation commune et une stratégie électorale commune. Ce n’est certainement pas en divisant encore davantage l’opposition qu’on l’aidera à résoudre ses problèmes. »
Gérard Angel
L’alliance est-elle une bonne réponse aux problèmes de l’opposition ?
É. Balladur
- « C’est un premier pas dans la bonne direction. Il faut qu’elle permette l’élaboration d’un projet commun. Dix conventions sont prévues à cet effet, nous devons les tenir. Il faut lancer le débat sur l’Europe sans avoir peur de nos différences, qui existent à l’intérieur même des partis de l’opposition.
Une fois que nous aurons défini un projet européen commun, nous pourrons établir une liste commune, ce qui est souhaitable.
Si l’Alliance devait échouer, il ne resterait plus qu’une solution, la fusion, sauf à rester éternellement désunis et dans l’opposition. »
Gérard Angel
Partagez-vous le sentiment de Philippe Seguin lorsqu’il estime « qu’un second septennat permettrait à Jacques Chirac de retrouver les moyens politiques de mettre en œuvre les ambitions qu’il a développé en 95 ?
É. Balladur
- « Le monde de 2002 ne sera pas le monde de 1995. Le projet de 2002, fut-il défendu par le même candidat, ne pourra pas être celui de 95. »
Gérard Angel
Vous publiez un livre dans lequel vous proposez un projet, notamment pour lutter contre le chômage. Lionel Jospin n’obtient-il pas en ce domaine de meilleurs résultats que tous ses prédécesseurs à Matignon ?
É. Balladur
- « Non, je ne le crois pas : nous avons-nous-mêmes obtenus de bons résultats, et en 1988 et en 1994. C’est l’impression que tente de créer le Gouvernement qui tire argument du début de la baisse du chômage en oubliant de préciser qu’elle est essentiellement due à la croissance qu’il a trouvée bien engagée, aux emplois-jeunes qui permettent une hausse artificielle de l’emploi, et à la radiation de plus de 100 000 demandeurs d’emplois de plus l’année dernière. Même s’il y a une embellie, le Gouvernement actuel est en train de gaspiller les chances de mener une action efficace à terme, comme les socialistes les avaient déjà gaspillées en 1988-1991. Le Gouvernement actuel pratique une politique d’immobilisme et de facilité. »
Gérard Angel
Le chômage n’est-il pas finalement moins dépendant de l’action politique que de la situation économique ?
É. Balladur
- « Non, le niveau élevé du chômage constitue bien une spécificité française, puisque nous détenons presqu’un record parmi les pays les plus évolués. Il existe nombre de pays qui n’ont pas une croissance supérieure à la nôtre mais où le chômage est moins élevé. Nous sommes victimes de la rigidité du marché du travail et du poids des charges sociales et des impôts. Le chômage important est dû à l’absence d réformes courageuses. D’une certaine manière, il a donc une cause politique. »
Gérard Angel
Quelles sont les plus grandes mesures que vous proposez aujourd’hui ?
É. Balladur
- « Le plan que je développe dans le petit livre que j’ai intitulé » « Pour une voie nouvelle » prévoit en premier lieu de réduire les cotisations patronales sur les bas salaires, afin de réduire le chômage des salariés les moins qualifiés. C’est ce que nous avions entrepris en 1993, nous avons été critiqués mais aujourd’hui on constate que tout le monde y revient. »
Gérard Angel
Ne risque-t-on pas de déséquilibrer les comptes sociaux ?
É. Balladur
- « L’objectif est, grâce à cela, de créer 600 000 emplois. Ainsi les prélèvements fiscaux et sociaux rapporteraient-ils des sommes plus importantes. En outre, et comme ce fut le cas en 1993, ce sera à l’État de compenser la perte des recettes sociales due à la baisse des cotisations. Ce sera une dépense autrement plus efficace que les emplois-jeunes et l’incitation aux 35 heures, qui coûtent tellement cher aux contribuables. »
Gérard Angel
Parmi les autres mesures que vous préconisez figure ce qui semble s’apparenter à une remise en cause du Smic ?
É. Balladur
- « Ce n’est pas du tout le cas. Je prône le développement des négociations sociales qui sont aujourd’hui beaucoup trop centralisées. Pour le Smic, je reste partisan de la fixation au minimum obligatoire par la loi au niveau national ; je propose en revanche que tout « coup de pouce » soit décidé de façon contractuelle par branche, éventuellement au niveau régional. »
Notre société souffre d’une insuffisance de dialogue et de contrat. Le champ des décisions autoritaires doit être restreint, celui de la liberté contractuelle augmenté. La liberté, le droit à l’expérience, la décentralisation sont la meilleure garantie du dynamisme et de l’adaptation. C’est ce dont la France a besoin pour assurer son avenir. »