Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "L'Evénement du jeudi" du 5 novembre 1998, sur la nomination de M. Joschka Fischer au ministère des affaires étrangères d'Allemagne, la situation au Kosovo et le refus de la France d'accorder un visa au général Pinochet.

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Média : L'évènement du jeudi

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Gérard Miller : Découvrant votre homologue allemand, Joschka Fischer, quelqu'un m'a dit : « L'Allemagne va enfin me paraître sympathique. » La gauche allemande aurait-elle accouché d'une génération vraiment différente ?

Hubert Védrine : Depuis quarante ans, il y a déjà eu plusieurs relèves de générations, et la relation franco-allemande a été enrichie par toutes les alternances et toutes les configurations politiques, Elle n'est aujourd'hui la propriété de personne, ni de la gauche, ni de la droite, ni des chrétiens-démocrates, ni du SPD. Mais ce qu'indique votre remarque, c'est qu'il y avait encore des courants de l'opinion qui, sans lui être pour autant hostiles, n'arrivaient pas à s'identifier au dialogue tel qu'il se développait entre l'Allemagne et nous. Eh bien, tant mieux si — Fischer ou Schröder aidant — on peut associer à cette aventure les derniers de nos concitoyens Qui ne l'étaient pas.

G.M. : Vous vivez désormais la relation franco-allemande comme immuable?

H.V. : Irremplaçable oui, immuable non. Elle change en profondeur. Moins lyrique, plus pragmatique, toujours intense, je pense qu'elle sera par certains côtés moins « commode ».

G.M. : Les écolos sont sympas, pourquoi Fischer vous compliquerait-il la vie ?

H.V. : Quand il dit: «Je ne suis pas un ministre Vert, je suis un ministre allemand », je suis convaincu qu'il dit vrai. Ma première impression est que Fischer est d'abord très politique, très allemand et ensuite... Vert. Il défendra vigoureusement les intérêts de son pays.

G.M. : Une Europe presque entièrement sociale-démocrate, le ministre des Affaires étrangères que vous êtes ne peut pas s'en plaindre.

H.V. : Au contraire, je suis très heureux des convergences nouvelles et prometteuses entre Paris, Berlin, Londres et Rome sur les coordinations des politiques économiques, la croissance, l'euro, etc. Mais, quand nous allons parler du financement de l'Europe dans les années 2000-2005 et de l'utilisation de ce budget, les positions nationales n'auront pas disparu : l'Allemagne estime qu'elle paie beaucoup trop, la Grande-Bretagne veut protéger le compromis de 1984, nous ne voulons pas que l'agriculture fasse les frais de cet arrangement...

G.M. : Dans l'affaire du Kosovo, l'Europe a semblé bien plus cohérente et déterminée qu'il y a quelques années, lors de la guerre en Bosnie.

H.V. : C'est certain. Il y a sept ou huit ans, une vraie divergence séparait l'Allemagne des autres nations, non pas sur ce qu'on pouvait penser de la politique de Milosevic, mais sur la façon de gérer, d'encadrer la désintégration de la Yougoslavie. Dans l'affaire du Kosovo, il y a consensus.

G.M. : Nous sommes passés très près du déclenchement des frappes aériennes ?

H.V. : Très, très près. Notre action militaire était minutieusement préparée, tant sur le plan politique qu'au niveau technique. Nous l'avions voulue crédible, proportionnée et échelonnée, avec des buts compréhensibles par tous : arrêter la répression au Kosovo, en réduisant la capacité militaire de l'armée serbe. Mais la solution est encore loin, nous restons mobilisés.

G.M. : Puisque nous parlons de dictateur... Est-il exact que Pinochet ait demandé à venir en France ?

H.V. : En effet, et mon ministère lui en a immédiatement refusé l'entrée, comme il la refuse souvent à des gens dont la présence n'est pas désirée sur notre sol.

G.M. : Vous saviez que la justice espagnole le guettait ?

H.V. : Non, et je suis convaincu que personne ne le savait, pas plus les gouvernements britannique ou espagnol que nous ! Faut-il le répéter ? La France est moteur dans les progrès du droit international. Ainsi, si nous n'avions pas eu une politique constructive à Rome, la Cour pénale internationale n'aurait sans doute pas été créée.

G.M. : Récemment, devant le conseil national du PS, Jospin a dit tout le bien qu'il pensait de votre action. Heureusement ! On avait fini par s'habituer à ce que soit Chirac qui fasse votre éloge.

H.V. : Que vous répondre ? Je crois bénéficier de la confiance du Premier ministre, qui m'a choisi, comme de celle du président de la République, dont le rôle est ce que vous savez sous la Ve République. Je m'emploie à tirer le meilleur parti possible de cette conjonction dans mon action comme chef de la diplomatie. Dans un monde aussi instable et difficile, cette cohérence est sans prix.