Interview de M. Bernard Debré, ministre de la coopération, dans "Le Journal du dimanche" du 19 février 1995, sur le discours de Jacques Chirac, candidat et l'élection présidentielle, intitulé "Chirac se trompe d'adversaire".

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Média : Le Journal du Dimanche

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JDD : Quelle impression vous a laissé le discours-projet de Jacques Chirac, vendredi soir ?

Bernard Debré : En tant que gaulliste j'étais très malheureux, attristé par un discours qui ne s'adressait pas aux Français mais aux électeurs. Ma famille, mon éducation politique m'ont habitué à professer la vérité et non pas à supporter un tel déferlement d'incantations et de promesses à caractère démagogique. Avant-hier Chirac a trahi Chaban, Hier Giscard, aujourd'hui le gaullisme, ça fait beaucoup.

JDD : Pour lui il ne s'agit pas de trahison mais de la présentation d'un autre projet de société.

Bernard Debré : Chirac oublie que l'autre projet de société c'est celui des socialistes que nous avons en face de nous. Il s'imagine même qu'il n'y a plus de socialistes et aimerait passer pour un homme de gauche. Je pense qu'il se trompe d'adversaire. Lorsqu'il prétend par exemple qu'il est plus important de se préoccuper des hommes que des déficits, c'est de la pure démagogie.

JDD : Pas une seule fois le maire de Paris n'a prononcé le nom d'Édouard Balladur.

Bernard Debré : Il n'empêche… Avant, les attaques très violentes contre Balladur provenaient des lieutenants de Chirac. Maintenant, c'est lui qui les porte. Je constate aussi que ses supporters hurlaient lorsque le nom de Balladur était simplement suggéré. Une telle hargne accumulée est très dangereuse. Je suis terrifié par la dramatisation outrancière, la méchanceté et l'agressivité qui se dégageait de ce meeting. Si nous voulons gouverner ensemble, nous devons à tout prix éviter les fractures irrémédiables.

JDD : Aujourd'hui, vous craignez la défaite ?

Bernard Debré : Il y a une question que j'aurais aimé poser vendredi : « Jacques, est-ce que oui ou non tu accepteras d'appeler à voter Balladur au second tour ? » Aujourd'hui j'ai en effet peur que Chirac joue la radicalisation. Souvenez-vous de 1981, à titre personnel il avait appelé à voter Giscard d'Estaing ; mais beaucoup savent que certaines consignes ont bénéficié à François Mitterrand.

JDD : Sur le fond, Jacques Chirac prétend que la fracture sociale qu'Édouard Balladur veut éviter est déjà là.

Bernard Debré : Dire qu'il y a une fracture sociale qui s'aggrave, c'est un procès d'intention. Tout le monde sait cela. La combler, c'est d'abord donner du travail aux Français. En 1994, le chômage a pratiquement été stabilisé, il faut le rappeler. Comme les résultats déjà obtenus sur le Gatt, les retraites ou la santé. Lorsque Jacques Chirac laisse entendre que la progression des dépenses de santé n'est pas une dérive importante, il me fait frémir. Là encore, il passe de la pommade aux médecins, comme il le fait avec tout le monde. De la naissance à la mort, de la femme enceinte aux vieillards, des étudiants aux salariés, il y avait dans son discours des promesses pour tous. Tout juste s'il ne s'est pas engagé à interdire le redoublement pour plaire aux enfants. Mais ces promesses accumulées, qui val es financer ?