Article de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, dans "Le Journal du dimanche" du 19 novembre 1995, sur l'oeuvre de Julien Gracq, intitulé "Sur le rivage de Julien Gracq".

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

C’est le hasard qui m’a fait découvrir, il y a bien longtemps « Le rivage des Syrtes » dans une très belle édition de José Corti. Quand j’ai commencé la lecture époustouflante de ce roman sur l’attente, dont l’auteur avait refusé le prix Goncourt, j’étais loin d’imaginer que, des années plus tard, je me retrouverais maire de Saint-Florent-le-Vieil où est né Julien Gracq et où il vit encore, retiré du monde.

Depuis cette première lecture, l’œuvre de Gracq ne m’a jamais quitté. Ses romans, ses essais, ses fragments, n’ont cessé de me servir de grille de lecture, sorte de prisme de la réalité et de la littérature. Ce poète inspiré n’a pas son pareil pour vous entraîner dans les méandres de ses phrases ciselées à l’or fin, pour vous piéger d’une écriture faite de trouble et, souvent, d’étrangeté. Par sa plume à la fois tendre et acérée, Gracq parvient à vous faire aimer tous ceux qu’il aime : Nerval, Baudelaire, Poe… Mais lui, l’auteur, qui est-il ?

Julien Gracq est le nom d’emprunt de Louis Poirier. Gracq, Poirier, qui est qui ? L’homme se cache derrière l’auteur comme d’autres ont une double vie. Voilà des années que je fréquente Louis Poirier mais le mystère reste entier. Il m’arrive de croiser son regard, vif et curieux, toujours aux aguets ; ou de le trouver attablé chez nous, à Saint-Florent, au restaurant de « la Gabelle », tout occupé par une conversation animée. J’ai proposé un jour à Louis Poirier de luis présenter Julien Gracq. Il a refusé obstinément, prétextant avec humour qu’un modeste retraité n’avait pas lieu de fréquenter un si grand auteur. J’ai alors demandé à Julien Gracq de me parler de Louis Poirier : il a souri, d’un air énigmatique, trop subtil pour être sincère et, hochant la tête, m’a répondu de me débrouiller.

J’ai dû me contenter des quelques textes où Julien Gracq parle de Louis Poirier. J’ai commencé par « La forme d’une ville » où il parle de Nantes, cette métropole dans laquelle je me rends souvent puisqu’elle est celle de ma région. Ce texte est construit comme une sorte de journal de bord où l’écrivain mêle ses souvenirs de jeunesse et les images d’aujourd’hui. Chaque fois que je me retrouve à Nantes, je ne peux m’empêcher d’évoquer l’éclatante sobriété avec laquelle Gracq décrit le Petit-Port, les vieux tramways jaunes devant l’aubette de la place du Commerce, ses promenades dans les ruelles étroites avec sa tante, et se croisent alors mes souvenirs avec les siens, la place Louis-XVI où vivait ma grand-mère et où ma jeunesse a connu des jours étranges.

« Le cœur d’une ville change plus vite que le cœur d’un mortel », écrit-il, car le souvenir n’appelle pas forcément la nostalgie et le passé n’est pas associé aux regrets. La description des bouleversements urbains de Nantes n’exprime chez lui aucune complaisance du souvenir, elle témoigne de l’influence réciproque entre l’homme et sa ville. Nantes, où fleurissent ses premières rêveries, l’aide à se construire comme il n’a lui-même de cesse de la remodeler par son imagination.

Il m’arrive d’imaginer le jeune Louis Poirier à Saint-Florent-le-Vieil, contemplant du haut du mont Glonne le vaste panorama de la Loire, l’île Batailleuse avec les milliers de rêveries et de souvenirs de jeux qui lui sont attachés. Cette prédilection pour les « hauts lieux » n’a rien d’étonnant pour ce professeur d’histoire-géo du lycée Claude-Bernard de Paris, qui exprime dans sa double vie littéraire son amour pour les cartes et la topographie !

Sa jeunesse, Gracq ne la quitte jamais. Et ses textes de souvenirs, publiés dans cette nouvelle édition, témoignent de cet incessant aller-retour entre ses souvenirs et ses sensations. Dans « Les eaux étroites », par exemple, la remontée de l’Evre a valeur d’un rituel initiatique où il vient chercher le sentiment de sécurité que lui inspirent les bords de Loire de son enfance afin de mieux libérer son imagination. « Lettrines 2 », où il parle de la vie de ses parents, est l’occasion de révéler la fonction créatrice du souvenir.

Il n’y a dans sa démarche aucune intention introspective mais peut-être la volonté de montrer comment le souvenir outre la voie au rêve, telle une tension, une sorte de « circulation stimulée » qui n’a rien de commun avec un laisser-aller. Ce sont principalement les promenades dans les lieux familiers, le contact avec la nature ou encore la contemplation de paysages qui provoquent ses associations libres d’idées, ces correspondances qu’il appelle, dans « Les eaux étroites », « les agrégats de rencontre », ces parcelles de la pensée qui s’ajoutent à une image : le vers d’un poème, les couleurs d’un tableau, les fragments d’une musique…

L’ermite de Saint-Florent-le-Vieil est soucieux de ne jamais se laisser rattraper par sa propre stature. Tel est, sans doute, l’objectif de « Lettrines 1 et 2 ». Cette mosaïque de notes de lecture et de souvenirs révèle la fonction sélective de la mémoire comme source de la création littéraire.

Dans « Lettrines 2 », Gracq décrit la vie quotidienne de ses parents filassiers qui tenaient une « mercerie en gros » à Saint-Florent-le-Vieil mais ne parle absolument pas de l’activité commerçante jadis rassemblée dans la Grand-Rue, ni de l’animation qui régnait sur l’esplanade de l’abbatiale. Il sépare dans ses souvenirs, comme le fait Orsenna, la ville où se déroule l’action du « Rivage des Syrtes », la ville haute avec sa « cathédrale » et son « sévère palais féodal », de la ville basse où se déroule le négoce.

Le Saint-Florent-le-Vieil dont il aime se souvenir se situe exclusivement sur les bords de Loire, sur l’île Batailleuse qu’il aperçoit de la maison familiale, le fleuve et ses étroits affluents. Ce qui compte c’est l’eau, cette eau couleur d’encre à la fois lisse et opaque, qu’il décrit dans « Les eaux étroites », ce paysage de marécages qui lui fait penser à « une espèce d’Orénoque ou de Sénégal, gris ou bleu, selon le moment » (Lettrines). L’eau, mer ou fleuve, est toujours l’éternelle promesse d’un voyage, d’un départ ou d’une arrivée, elle est une tension. Elle présage une approche menaçante comme la fin des vacances ou la guerre dans les zones frontalières, elle symbolise cette sorte de désertion si bien racontée dans « Un balcon en Forêt ».

Je puise dans les œuvres de Gracq un bonheur désormais familier sans avoir jamais percé le secret de cet artiste solitaire. Au fil des années, le mystère est resté entier. J’en suis là. Et vous ?

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