Texte intégral
Vraiment, là, tu exagères… Je sais bien que rien n’assure mieux le lancement d’un bouquin qu’une bonne vieille polémique bien médiatisée, mais quand même !
Je dois reconnaître qu’en l’occurrence tu as réussi une sorte d’exploit : alors que François Mitterrand s’était fait un point d’honneur de ne jamais porter plainte contre un auteur ou contre un journal, alors qu’il s’est toujours refusé à faire saisir ou à interdire, alors qu’il n’a jamais voulu jouer au jeu des démentis, se retranchant derrière la sacro-sainte règle de la liberté de l’auteur-qui-n’engage-que-lui, voilà que tu l’as fait sortir de ses gonds et qu’il a exprimé « les plus expresses réserves » sur tes écrits de « Verbatim III ». C’est un peu dommage pour toi, car cela fait écrouler le beau château de cartes que tu avais édifié pour crédibiliser tes propos, spéculant sur son attitude et la retournant habilement à son avantage : « il » avait eu les manuscrits et puisqu’« il » ne les avait pas interdits, c’est qu’« il » les autorisait et, donc, qu’« il » les authentifiait ! Tu parles…
Mais, j’arrête là par souci de cohérence avec moi-même : je ne vais pas te reprocher de « faire parler » le président et m’y mettre à mon tour. Je sais ce qu’il pense, mais je n’en dirai mot. Et sa mise au point me suffit : elle a soulagé beaucoup d’entre nous.
Non, ce n’est pas sur ce terrain que je voulais te dire ce que j’ai sur le cœur mais sur celui de notre communauté passagère de destin auprès de François Mitterrand.
Moi aussi, comme beaucoup d’autres, j’ai été le collaborateur de François Mitterrand pendant de longues années.
Moi aussi, comme certains autres, j’ai été « dans le cercle ».
Moi aussi, j’ai vu, entendu, beaucoup de choses.
Moi aussi, j’ai eu droit à bien des confidences.
Et tu veux que je te dise ? Moi aussi j’ai pris des tas de notes, comme ça, pour moi, parce que j’avais la sensation de vivre des choses rares et que je voulais en garder le souvenir précis.
Moi aussi, et quelques autres, j’aurais pu faire en gros tirages en déballant tout ça.
Et je voudrais d’abord t’expliquer pourquoi je m’interdis d’en faire état. Serait-ce que je me sois engagé sur un chemin différent du tien, pour toi le retour à la vie intellectuelle, à la réflexion, à l’écrit et, pour moi, la vie d’un modeste élu rural et parlementaire de la République ? Serait-ce que tu aurais le goût de l’Histoire et de la vérité et moi la volonté de garder tout secret, au nom de je ne sais quelle solidarité politique ?
Point du tout.
C’est tout simplement que je crois, moi, et beaucoup d’autres avec moi, que la participation à une aventure politique auprès d’une personnalité, de quelque importance que ce soit, crée une sorte de contrat moral, fondé sur un devoir de réserve, un engagement de confidentialité. Oui, je crois qu’il y a des règles morales à respecter aussi : une confidence est une confidence, la coulisse n’est pas la scène, toute pseudo-vérité n’est pas bonne à raconter. Et, en plus, raconter en empruntant et en déformant ! Et c’est là, Jacques, que ma divergence profonde devient divorce. Tu es fort, très fort, Jacques, pour avoir vu et vécu tout cela avec un don d’ubiquité qui épate. Mais comme nous sommes un certain nombre à avoir vécu tout ou partie de ces moments, de cette Histoire, nous sommes aussi dubitatifs sur ta capacité à avoir tout vu, tout entendu. Physiquement, c’eût été impossible. Alors, un doute profond nous envahit, que je regrette profondément d’exposer publiquement, ne voulant pas me mêler à des polémiques sur certains de tes ouvrages passés. Mais là, je crains, franchement, que ce doute sur l’utilisation de notes d’autrui ne devienne réalité cruelle pour toi…
Quant à la déformation des propos rapportés, elle est naturelle, d’abord parce que tu n’étais pas observateur neutre et objectif mais acteur engagé. Et beaucoup de tes témoignages antidatés sont imprégnés à la fois de tes convictions du moment, voire de ton affectif, et parfois même de tes convictions bien d’aujourd’hui. Que veux-tu, c’est comme cela : ceux que tu aimes bien, tu les fais un peu plus aimer par Mitterrand, et ceux que tu n’aimes pas, tu les fais un peu égratigner. C’est humain, mais ça n’est pas très historiciste.
Mais, c’est aussi déformé par ce que Laurent Fabius vient judicieusement de décrire comme « l’ambivalence » de François Mitterrand. Comment représenter un personnage aussi complexe par tant de propos à l’emporte-pièce, sans tomber dans une forme de malhonnêteté intellectuelle ? C’est impossible, je l’affirme : car, quand bien même François Mitterrand aurait-il tenu les propos que tu lui prêtes sur, par exemple, Jacques Chirac et Michel Rocard – ce qu’il conteste par ailleurs –, nous l’avons aussi entendu dire son respect profond du premier en tant qu’adversaire politique ou justifier la nomination du second comme premier ministre avec d’autres mots que ceux que tu cites.
Oui, Jacques, un économiste de formation comme toi devrait savoir que la bivalence amputée n’est pas la vérité…
Et puis, pour finir, je voudrais te dire ma dernière gêne : à quoi ça rime tout cela ? Un homme aussi intelligent que toi n’a-t-il pas mesuré le formidable sentiment de malaise que l’on ressent à la lecture de certaines pages, comme si l’exercice du pouvoir ne pouvait être que cynisme, méchanceté, univers impitoyable et choc des mépris, comme si l’homme qui avait incarné ce pouvoir pendant quatorze ans n’était que misanthrope.
J’affirme que cet homme est d’abord fidélité et générosité et je regrette que cela n’apparaisse pas dans ton livre.
J’affirme, surtout, que l’action politique est autre chose aussi que l’image que tu en donnes : une ambition collective au service de l’intérêt général, organisés autour de quelques valeurs simples, de convictions profondes.
Je sais bien que la mode n’est pas à l’admettre facilement mais, avec beaucoup d’autres, je me bats pour cela. Et je t’en veux d’avoir mêlé ta voix au concert des démolisseurs…