Interview de M. Hervé de Charette, ministre des affaires étrangères, à "La Vanguardia" le 24 novembre 1995, sur la politique méditerranéenne de la France, le pacte de stabilité avec les pays méditerranéens et la préparation de la conférence euro-méditerranéenne.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : La Vanguardia - Presse étrangère

Texte intégral

Q. : Quels sont les traits de ce que vous avez appelé la « nouvelle politique méditerranéenne » de la France ?

R. : La nouvelle politique méditerranéenne de la France repose sur une conviction forte. Nous voulons stimuler, par l’échange et le dialogue, l’émergence d’une zone de prospérité et de sécurité partagées dans le bassin méditerranéen. Nous ne croyons pas à la fatalité de la violence et de la misère. Nous croyons possible, au contraire, une approche commune, alliant ouverture à la modernité et respect des identités nationales. Tel est notre dessein. Tel est aussi le dessein qu’avec quelques autres, dont l’Espagne, nous avons proposé à l’Union européenne dans son ensemble.

Q. : Pouvez-vous préciser le sens du « Pacte de stabilité » que la France veut mettre sur la table à la conférence de Barcelone ?

R. : La proposition de pacte pour la Méditerranée, formulée par le président de la République il y a quelques semaines, vise à prolonger, dans le domaine de la sécurité, l’élan de Barcelone. La déclaration que nous allons adopter définit déjà, pour la première fois, une série de principes communs aux 27 pays participants, principes qui concourent à l’Etat de droit, aux libertés et aux relations de bon voisinage. Le pacte, dont je présenterai le projet le 28 novembre à Barcelone et que nous espérons préciser dans les mois à venir, vise à créer des mécanismes et des engagements collectifs de nature à prévenir l’apparition de nouveaux conflits.

Q. : Le Maghreb est l’un des enjeux de l’avenir de l’Europe du Sud et même de l’Europe tout court.

R. : Vous avez tout à fait raison de souligner l’importance stratégique du Maghreb pour l’Europe dans son ensemble. Aussi bien le nouveau partenariat euro-méditerranéen n’a-t-il pas pour effet d’ignorer la spécificité de nos réactions avec les pays du Maghreb. Au contraire, le succès des négociations d’association qui viennent d’être conclues avec la Tunisie puis avec le Maroc, grâce à une étroite coopération entre les présidences française et espagnole, confirme-t-il que des liens très étroits vont désormais unir ces pays et d’Union européenne. Il doit en être de même avec l’Algérie le moment venu.

Q. : Comment jugez-vous les résultats de l’élection présidentielle en Algérie ? Conditionnera-t-elle l’aide économique de la France – 6 milliards de francs en 1995 – à la poursuite du changement démocratique ?

R. : Nous formons des vœux pour que l’Algérie aussi puisse un jour nouer des relations plus étroites avec l’Union européenne. Elle sera présente à Barcelone et a d’ailleurs joué un rôle très actif dans la préparation de la conférence. Quant aux récentes élections algériennes, la France et l’Union européenne ont déjà eu l’occasion d’exprimer l’espoir qu’elles ouvriraient la voie à un nouveau processus démocratique, favorisant le dialogue entre tous ceux qui récusent la violence. La coopération économique de la France et de l’Union européenne avec l’Algérie sera d’autant plus vivante et efficace que ce processus interne de réformes progressera : en le disant, nous ne faisons que rappeler l’attitude que nous avons à l’égard de tous nos partenaires dans le monde. Nous n’avons nulle intention de nous ingérer dans les affaires intérieures de l’Algérie.

Q. : Qu’attendez-vous du prochain sommet européen de Madrid dans le triple volet de l’Union économique et monétaire, la mise en place d’une politique d’emploi commune et la préparation de la conférence intergouvernementale de 1996 ?

R. : Le prochain Conseil européen de Madrid revêtira une importance exceptionnelle pour l’avenir de l’Union européenne, dans trois domaines : la concertation de nos politiques de l’emploi dont nous espérons de réels progrès dans la lutte contre le chômage ; la mise au point du scénario de passage à la monnaie unique ; la définition d’un mandat pour la conférence intergouvernementale de 1996. La présidence espagnole a réalisé un excellent travail dans ces domaines à partir des conclusions du Conseil européen de Cannes.

Q. : La reprise des essais nucléaires vient d’affronter, à l’ONU, la France à dix de ses partenaires. Le résultat d’une crise européenne, notamment dans la définition d’une politique étrangère et de sécurité commune…

R. : Je ne souhaite pas parler dans ce contexte de crise européenne. Que s’est-il passé en réalité ? Nous avions fait savoir à nos partenaires européens que la reprise d’une série très limitée d’essais nucléaires, destinée pour l’essentiel à la mise au point des techniques de simulation et précédant la signature par la France d’une traité d’interdiction totale des essais, représentait pour notre pays un intérêt supérieur, dans le cadre de notre défense nationale. Ceci étant dit, nous ne contestons pas que d’autres pays puissent avoir en matière de dissuasion nucléaire d’autres avais que le nôtre. Mais nous pensons que la solidarité entre membres de l’Union européenne est un concept important. Et nous avons été très déçus du vote de dix à quatorze de nos partenaires aux Nations Unies, s’agissant surtout de certains pays membres de l’OTAN et de l’UEO. Notre message, sur ce point, a été clair. Nous espérons qu’il sera pris en compte lors du prochain vote aux Nations Unies. Et nous remercions le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Allemagne et la Grèce de nous avoir témoigné leur solidarité.

Q. : L’offre faite par le président Jacques Chirac d’une « discussion concertée » est-elle une réponse stratégique de la France ou une offre tactique devant les critiques de ses partenaires ?

R. : L’idée de dissuasion concertée n’est absolument pas une offre tactique destinée à écarter les critiques de nos partenaires. C’est une ouverture à la réflexion à laquelle nous invitons ceux-ci, dans la mesure où ils y sont prêts. Nous voyons bien que certains Etats membres de l’Union européenne ne souhaitent pas une telle réflexion. D’autres pourraient être davantage intéressés à un dialogue sur la dissuasion, à commencer par le Royaume-Uni, qui est l’autre puissance nucléaire européenne. Quant à la France, elle considère comme une priorité essentielle la définition progressive d’une identité européenne de sécurité et de défense, dans laquelle le concept de dissuasion aura nécessairement sa place.

Q. : Peut-on conclure que Paris met en place une Europe à la carte, selon ses besoins : un cercle économique avec l’Allemagne, un contrepoids militaire avec le Royaume-Uni, un axe méditerranéen avec l’Espagne ?

R. : La France, je l’affirme avec force, est contre l’Europe à la carte. Elle entend au contraire renforcer l’Union européenne, préalablement à son élargissement. Nous souhaiterions, naturellement, que chacun des quinze membres actuels partage notre ambition dans les différents domaines où une plus grande intégration nous paraît nécessaire. Nous n’avons aucune inquiétude, à cet égard, en ce qui concerne nos amis espagnols, avec lesquels nous partagerons les mêmes ambitions pour l’Europe. Mais d’autres, je l’ai dit dans le cas de la défense, sont plus hésitants. Aussi, si nous voulons aller de l’avant, devrons-nous sans doute imaginer des mécanismes permettant des solidarités renforcées entre quelques-uns, tout en restant dans un unique schéma institutionnel pour l’Union. Là est l’un des défis de la prochaine conférence intergouvernementale.

Q. : La France teindra-t-elle ses engagements vis-à-vis des accords de Schengen (suppression des frontières intérieures dans sept pays de l’UE) ou demandera-t-elle un nouveau délai à la fin de l’année ?

R. : La France respectera les engagements qui lui incombent en vertu de la convention de Schengen. Elle l’applique déjà largement, même si elle a dû recourir à la clause de sauvegarde pour des raisons que ses partenaires ont d’ailleurs bien comprises. Le travail engagé à notre initiative pour améliorer les conditions de la sécurité des citoyens de l’espace Schengen est en cours. Nous aviserons en décembre sur ce qu’il convient de faire. La coopération franco-espagnole, exemplaire dans les domaines de la justice et de la police, nous montre déjà l’exemple.

Q. : L’accord de paix sur la Bosnie a été conclu aux Etats-Unis. Craignez-vous un excès de protagonisme américain ou, par contre, pensez-vous que cela traduit un constat d’échec des Européens tout au long du conflit ?

R. : Les présidences successives de l’Union européenne, y compris celle de l’Espagne, ont fait tout ce qu’elles pouvaient dans les contraintes du moment. Leur travail a été à la base de la négociation de Dayton. L’expérience acquise à propos de l’ex-Yougoslavie doit nous conduire à renforcer notre politique étrangère et de sécurité commune. Quant au rôle des Etats-Unis, comment le regretter, alors qu’il a bien servi la paix ? Il ne tient qu’aux Européens de tenir à l’avenir une place plus importante, s’ils le veulent. N’oublions pas, enfin, la contribution individuelle, forte, que plusieurs pays européens, dont l’Espagne et la France, ont apportée.

Q. : Quel sera le rôle de l’Europe et de la France dans la mise en place des accords de paix. Peut-on tirer des leçons pour l’avenir de la défense et la politique étrangères commune ?

R. : Le rôle de l’Union européenne sera important dans la mise en œuvre des accords de paix, j’en suis convaincu. Cela, toutefois, ne signifie pas qu’elle devrait supporter une part excessive du fardeau financier de la reconstruction. La France, pour sa part, accueillera prochainement la conférence de paix à Paris et a prévu un nouvel engagement important de ses troupes, sur le terrain. Par ailleurs, il me paraît essentiel de tirer les leçons européennes de l’expérience yougoslave à l’occasion de la CIG, la France fera des propositions en ce sens.

Q. : Le nom du ministre espagnol des Affaires étrangères est davantage cité pour le poste de nouveau secrétaire général de l’OTAN. Soutiendrez-vous une éventuelle candidature de Javier Solana ?

R. : J’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour Javier Solana. Mais ce n’est pas le moment de faire des commentaires publics sur l’OTAN qui relèvent, pour l’heure d’une concertation étroite mais discrète entre les gouvernements de l’Alliance.