Texte intégral
Danger ! Le capitalisme redevient fou et la droite ne le sait pas. Il faut l’arrêter avant qu’il ne soit trop tard.
L’économie administrée ne marche pas, nous le savons tous. Dans sa version intensive, elle devient totalitaire et implose. Dans sa version extensive, elle accumule dysfonctionnements, sous-productivité et retards de croissance. Il faut choisir l’économie de marché. Je fus l’un des premiers, parmi les socialistes français, à la soutenir.
Mais laquelle ? L’ultralibérale à dominante financière, celle du capitalisme sans entraves ? Ou l’économie sociale de marché décrite par Michel Albert sous le nom de « capitalisme rhénan » et dans laquelle des combinaisons à doses variables de partenariat, de contractualisation et de législation garantissent à la fois une protection sociale significative et une part convenable de la richesse nationale à la partie de la population, majoritaire, qui n’est pas en état de se l’assurer elle-même ?
La première de ces variantes, l’ultralibérale, correspond à la logique profonde de ce combiné d’économie de marché et de contrôle absolu des entreprises par leurs seuls propriétaires qu’on appelle le capitalisme. La seconde apporte à la première de fortes corrections produites par l’histoire, les luttes sociales, le poids des syndicats et de la gauche politique, et aussi par les progrès de la pensée théorique. La logique de la première variante, souvent dite anglo-saxonne, est terrible. Poussant constamment à la concentration monopolistique des entreprises, elle aggrave tout aussi constamment l’inégalité dans la répartition des biens, enrichissant les riches et appauvrissant les pauvres. Les tensions qu’elle crée par-là sont énormes. Observant la chose, Marx prévoyait l’effondrement du système – qui a d’ailleurs bien failli se produire. La violence des tensions sociales qu’il crée s’est fait pleinement sentir dans sa première grande phase d’essor, à la fin du XIXe siècle et dans les premières années du XXe. Et ces tensions n’ont pas été pour rien dans le prix de la stabilisation : deux guerres mondiales et une méga-crise au milieu.
Le sauvetage du système a été conçu et entrepris entre les deux guerres par trois concepteurs géniaux. Mais leur influence s’est fait sentir trop tard pour empêcher la Seconde guerre mondiale, legs à la fois de la première à travers la révolution russe et de la crise à travers le nazisme. On cite souvent deux de ces concepteurs, Keynes et Beveridge, penseurs l’un de l’équilibre économique et financier, l’autre de l’harmonisation sociale du système. On oublie trop le troisième, Henry Ford, qui a été le plus fondamental non pas avec des livres mais avec une phrase : « Je paie mes salariés pour qu’ils m’achètent mes voitures ». Tout cela a permis la restructuration du système après la Seconde guerre mondiale dans une dynamique de croissance harmonieuse permettant une grande stabilité institutionnelle.
« Tout le monde admet que la source principale de nos difficultés est l’insuffisance du rythme de la croissance. Mais comment ne voit-on pas que la reprise de la croissance est conditionnée par celle de la demande globale ? »
Mais on n’arrête pas le « progrès ». L’unification mondiale des techniques a permis celle des marchés. La liberté totale des échanges, autrefois réalisée exclusivement entre pays de niveaux de développement comparables, l’est maintenant entre toutes les nations du monde, dont entre pays comportant d’énormes inégalités de développement. Or le marché totalement libre est le règne des forts. Qui plus est, la technique permet maintenant – c’est la mondialisation – de transporter à une vitesse proche de celle de la lumière tout ce qui n’a pas de poids : information, certificats de propriété, ordres financiers. On déménage infiniment plus vite aujourd’hui les capitaux que les machines ou les hommes.
De ce fait, il s’est produit depuis vingt ans, dans l’économie de libre entreprise, un bouleversement qu’on n’a pas vu venir : le pouvoir a changé de mains. Il est passé des producteurs aux financiers. Et cela entraîne un changement radical des critères de décision.
Même le plus rapace, le plus exploiteur des producteurs sait qu’il ne peut produire qu’avec des hommes, et que la source de sa richesse est un combiné de techniques et de savoirs qu’il lui faut préserver dans le temps. Le financier, lui, oublie tout cela, qu’il ne connaît même pas. Son horizon se limite au dividende annuel, qu’il espère augmenter d’intérêts, de commissions, de plus-values, qui sont autant de prélèvements parasitaires sur la production. Les charges de main-d’œuvre sont trop lourdes ? Automatisations ! La recherche coût cher ? Amputons ses budgets ! La préservation de l’avenir sous la forme du potentiel humain qui le garantit n’entre pas dans les critères du financier. Quant à l’idée que l’appauvrissement relatif des consommateurs menace ses propres marchés, elle est trop lointaine et trop globale pour lui être accessible.
Le cas des États-Unis est éclairant. Leurs dernières statistiques affichent 42 millions d’Américains ne bénéficiant d’aucune assurance maladie et, surtout, 40 millions de pauvres, qui sont largement les mêmes. Par rapport à ces immenses cohortes de marginalisés et de galériens des petits boulots, leurs 7 millions de chômeurs déclarés et indemnisés sont presque les mieux lotis. Et l’on construit de plus en plus de résidences pour riches, qui sont des îlots entourés de barbelés, protégés par des milices et des chiens policiers.
Nous-mêmes en France devons ajouter à nos 3,5 millions de chômeurs officiels 4 millions de précaires : Rmistes, contrats emploi-solidarité, CIE, SIVP, contrats à durée déterminée, temps partiel non choisi et très mal payé : en tout, 7,5 millions, 30 % de la population active.
La Grande-Bretagne dénombre chez elle 14 millions de pauvres. Mesuré à cette aune-là, le Japon ne va guère mieux. Même si l’Allemagne a résisté plus longtemps que nous, elle a décroché depuis deux ou trois ans. Son patronat a retiré sa signature – six mois après l’avoir donnée – au bas d’un accord national interprofessionnel sur les salaires, l’emploi et la durée du travail, qui était un bon outil de préservation de l’équilibre social. Les délocalisations s’accélèrent, la précarisation monte à une vitesse vertigineuse. Il faut lire l’étourdissant libre de deux journalistes du « Spiegel », « Le piège de la mondialisation », par Hans Peter Martin et Harold Schumann (Édition Solin-Actes Sud), dont la partie la plus nouvelle est justement celle qui concerne l’Allemagne.
Pourtant tout le monde admet que la source principale de nos difficultés est l’insuffisance du rythme de la croissance. Mais comment ne voit-on pas que la reprise de la croissance est conditionnée par celle de la demande globale et que celle-ci est impossible si 25 à 30 % de la population sont marginalisés, hors d’état de bénéficier d’une embellie conjoncturelle ?
Le capitalisme de cette fin de siècle est en train d’oublier Henry Ford et de scier par-là la branche sur laquelle il est assis. Et de nouveau le pronostic devient infaillible : de telles tensions portent avec elles en tout cas la violence et peut-être la guerre. J’ai longtemps pensé et dit que la belle phrase de Jaurès : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage », était à classer parmi les vieilleries dépassées. Je croyais le progrès capable de se traduire durablement dans l’organisation sociale et la conscience des hommes. Alerte. Il faut déchanter. L’Europe a seule la taille de pouvoir changer les choses. Ça se joue en Europe et avec les Anglais.
Il n’y a pas aujourd’hui d’urgence plus grande que de défendre la protection sociale, de corriger les inégalités, de relancer la croissance du pouvoir d’achat, y compris et d’abord celui des marginalisés. Il s’agit là d’éthique, bien sûr, mais pas seulement. Il s’agit plus encore de rééquilibrer le système, de préserver son harmonie sociale et ses possibilités de croissance et, surtout, de limiter les tensions et les violences.
La gauche ne serait pas tout a faite prête ? Nous aurions, si la croissance reste insuffisante, quelques difficultés à financer la partie publique (350 000 emplois) de notre programme prioritaire pour les jeunes ? Étudiez notre système de baisse massive de la durée du travail à salaires pour l’essentiel préservés. Comment ? Grâce à l’indexation de la baisse des charges sur celle de la durée du travail, pour financer la compensation des salaires par les économies faites sur les allocations de chômage. Ne se décidera-t-on à tester ce système que lorsqu’il aura déjà été essayé ailleurs ?
Franchement, citoyens, peut-on faire plus mal que la droite qui nous gouverne ? En quatre ans : 400 000 chômeurs de plus, 200 milliards d’impôts ou de taxes supplémentaires, et, surtout, pas la moindre idée pour l’avenir. Nous ne sommes pas parfaits ? Bien sûr. Il y a des contradictions dans la gauche ? Évidemment. Mais les contradictions internes à la droite ne sont-elles pas autrement plus paralysantes, donc plus dangereuses ?
Vous voudriez voter pour une coalition stable, paisible, sans contradictions internes. Cela n’existe pas. Ne rêvez pas. Le système qu’ils nous préparent est dramatiquement porteur de crises et de violence.
Même si, avec nous, tout ne sera pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, l’assurance vie est à gauche !