Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie d’être présents, aujourd’hui, pour ce point de presse que j’ai souhaité consacrer au premier forum de l’écrit, qui se tiendra à l’Odéon le vendredi 31 mai et le samedi 1er juin. Dès mon arrivée au ministère de la Culture, j’ai conçu le projet de ce forum. Je remercie tous ceux qui ont concouru à son organisation, en premier lieu le comité de la chaîne graphique, qui regroupe toutes les professions de l’écrit, ainsi naturellement que les nombreux intervenants des six tables rondes du forum. Certains ont pu être présents parmi nous et je les salue très chaleureusement.
Je tiens aussi à remercier Radio France, partenaire du ministère pour cette opération, ainsi que France Télévision, qui a souhaité s’y associer.
Pourquoi, en 1996, un grand forum sur l’écrit, c’est-à-dire sur le livre, sur la presse, sur le multimédia ? Pourquoi ce besoin, voire cette urgence de réfléchir sur l’écrit, sur les métamorphoses qu’il affronte, sur les défis qu’il doit relever, sur les valeurs sociales, intellectuelles et morales qui sont les siennes ?
Il y a trente ans, à l’époque où naissait l’ORTF, on ne ressentait sans doute pas cette urgence. L’écrit comme instrument du savoir, comme expression de toute pensée, comme élément essentiel de la démocratie et du droit, cela allait de soi.
Je ne crois pas que ces choses soient moins vraies aujourd’hui qu’il y a trente ans. Je crois, en revanche, que notre société en est moins consciente. Qu’elle a tendance à perdre de vue les enjeux de l’écrit.
Depuis que je suis arrivé au ministère de la Culture, je n’ai cessé de faire, de l’écrit, une de mes priorités. C’est dans cet esprit que j’ai lancé, en octobre dernier, un plan pour le livre et la lecture, dont le Temps des Livres 1996, en octobre prochain, sera l’occasion de faire un premier bilan. C’est dans cet esprit que j’ai mis en œuvre le plan d’aide à la presse défini par mon prédécesseur.
S’il y a un temps pour l’action, il doit y avoir un temps pour la réflexion. Nous ne devons pas seulement agir pour l’écrit. Nous devons savoir pourquoi nous agissons pour lui. Nous devons savoir ce que nous voulons conserver et promouvoir, en conservant et en promouvant une certaine forme, un certain régime, une certaine spécificité de l’écrit.
Lirons-nous en 2050 ? Sans doute. Que lirons-nous ? Comment lirons-nous ? Il y a là une question qualitative d’une extrême importance. Nous sommes dans un monde qui a soif d’images ; qui demande beaucoup d’images : qui demande beaucoup à l’image. Plus, sans doute, qu’elle ne peut donner, notamment en matière de savoir et d’information.
Je n’ai pas à vous dire, ici et maintenant, que je ne suis pas un ennemi des médias audiovisuels. Ma position n’est pas celle d’un repli nostalgique, sur une culture qui ferait abstraction de la réalité sociale et technique. Je suis, en revanche, opposé à la domination de l’image, parce que si l’image règne sans partage, nous sommes dans le règne de l’immédiat.
Dans le livre qu’il vient de faire paraître, Paul Virilio dit que le monde de la communication est pris dans une course vertigineuse à la vitesse.
Les nouvelles technologies de l’information tendent à faire circuler de plus en plus d’images, de plus en plus rapidement. Dans cet univers, seul l’écrit demeure, en quelque sorte, le garant et le lieu d’un temps différent, d’un temps qui donne sa chance à la durée, à la permanence, à la réflexion.
Il y a un rythme de l’image, qui tend à s’emballer. Il y a un temps de l’écrit, qui s’enracine dans la durée et dans la régularité. Votre quotidien, votre hebdomadaire, paraissent à tel moment, et même à telle heure. « La lecture du journal, ma prière quotidienne… », disait le philosophe Hegel.
Nous sommes à la croisée des chemins. L’image va-t-elle revenir sur elle-même et retrouver le temps de l’écrit, ou bien l’écrit va-t-il s’emballer à son tour et se livrer au rythme frénétique qui est, parfois, celui de l’image ?
Il y a des livres écrits trop vite, et qui paraissent trop vite, parce qu’ils poursuivent l’événement au lieu de le méditer.
Il y a, avec Internet, une pratique de l’écrit où celui-ci n’est plus destiné à servir de référence, mais seulement à circuler, aussi vite qu’une image, et à être chassé par une autre image.
Nous devons apprendre, à nouveau, à structurer nos images par l’écrit et par là-même nous sauver du risque de voir l’écrit imiter ce qu’il y a de pire dans l’image.
Les nouvelles techniques doivent nous permettre de donner de nouvelles chances à l’écrit. Elles ne doivent pas l’asservir à l’image.
Que s’agit-il, dès lors, de préserver et de promouvoir ? Une civilisation et une culture fondées sur les valeurs de permanence, de référence, de partage de l’écrit. Ce qui est écrit, chacun peut s’y référer, chacun peut s’en réclamer, chacun peu l’invoquer.
Ce qui est écrit est disponible. La communauté politique, la démocratie, l’État de droit, ne peuvent pas exister sans l’écrit. La démocratie est née en Grèce, au VIe siècle avant notre ère, avec la rédaction des lois par Solon. De Solon à Jules Ferry et jusqu’à nos jours, c’est le même enjeu d’égalité et de liberté.
C’est pourquoi l’écrit est au cœur des droits de l’homme. Témoin, l’article 11 de la Déclaration du 26 août 1789, qui nous dit que, je le cite : « …la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».
L’écrit, c’est donc la liberté. C’est aussi la responsabilité. Un article de presse, un livre, se signent ; ils ont un auteur ; ils ont un éditeur, qui prennent leurs responsabilités. Avec Internet, ne voyons-nous pas apparaître une forme d’écrit sans règle, livrée telle quelle dans les réseaux, circulant sans personne qui en réponde et qui en assume la responsabilité ? Ne voyons-nous pas apparaître, contre l’écrit portant signature, une forme inassignable de l’écrit ?
L’écrit, c’est aussi la communauté : l’écrit réunit une communauté de lecteurs, la communauté de ceux qui lisent le même journal, la communauté d’un auteur et de ses lecteurs. Même lorsque vous lisez seuls, vous n’êtes pas seuls, vous êtes reliés par un texte – référence à toute une communauté.
Avec Internet, apparaît peut-être un écrit qui ne vous fait rencontrer personne. Lorsque vous rencontrez un écrit sans durée, sans point fixe, sans auteur, vous ne rencontrez en effet personne. Vous êtes seuls.
Il existe donc une forme de l’écrit qui fait la communauté politique, qui fait la démocratie ; il y a une perte de l’écrit, qui perd la communauté politique et la démocratie, en isolant les citoyens les uns des autres faces à leur écran. Tocqueville n’écrit-il pas dans « De la mémoire en Amérique » que, je le cite : le « …despotisme… voit, dans l’isolement des hommes, le gage le plus certain de sa propre durée » ?
Ne nous berçons pas d’illusions. Nous ne serons pas une démocratie de l’image. Nous ne serons pas une démocratie sans l’écrit, sous toutes ses formes : livres, presse, multimédia. De même que l’image ne doit pas écraser l’écrit, une forme de l’écrit ne doit pas prendre le pas sur les autres.
C’est pourquoi j’ai voulu que tous les partenaires de l’écrit et, avec eux, des responsables de l’audiovisuel et des responsables politiques se réunissent, pour réfléchir ensemble, pour confronter leur point de vue, pour débattre de problèmes concrets : prix du papier, investissement dans le multimédia, aide aux auteurs et à la création, lutte contre l’illettrisme.
Je veux mener une politique pour l’écrit. J’ai besoin de la réflexion et des propositions des acteurs de l’écrit, c’est-à-dire de ceux qui sont les premiers concernés.
Je les remercie d’avoir répondu à mon appel, bibliothécaires, historiens comme Jean Favier, éditeurs comme Serge Eyrolles, ou Pierre Raiman, philosophes comme Alain Finkielkraut et Luc Ferry, écrivains comme Yves Berger, Hector Bianciotti, Philippe Sollers, Paul Fournel, journalistes comme Jean Miot, Franz-Olivier Giesbert et Jean-Marie Colombani.
Je crois qu’ils feront, de ce premier forum de l’écrit, une étape essentielle de la politique que nous voulons mener.