Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "Arabies" de novembre 1995, sur les ventes d'armes au Proche et au Moyen Orient, la coopération militaire avec le Qatar et l'Arabie Saoudite et les relations avec l'Algérie, Israël et le Liban.

Prononcé le 1er novembre 1995

Intervenant(s) : 

Média : Arabies

Texte intégral

Q. : Acquérir des systèmes d'armes est, pour le fournisseur comme pour l'acquéreur, un acte politique. Les pays du Golfe s'adressent, entre autres, à la France pour se fournir en armements. Êtes-vous en mesure de leur apporter la protection et le soutien dont ils auraient besoin dans l'avenir, alors que quelques responsables du Golfe se plaignent de votre faible contribution à la libération du Koweït ?

Ventes d'armes (nécessité d'accords de coopération politique)

R. : La France considère que les armements ne sont pas des biens et des marchandises comme les autres ! Leur échange ne peut s'envisager en dehors de liens politiques étroits et d'une coopération militaire et économique forte entre l'acquéreur et le fournisseur. Ils doivent constituer des outils de stabilité régionale. Je suis donc tout à fait d'accord avec vous quand vous placez l'acquisition de système d'armes sur le plan politique d'abord, et c'est à ce titre que j'accorde la plus grande importance aux accords bilatéraux de coopération et de défense.

Concernant le soutien et la protection que la France peut apporter aux pays du Golfe, je puis vous assurer de notre détermination à respecter nos engagements et à jouer pleinement notre rôle de membre permanent du conseil de sécurité de l'ONU. C'est avant tout une question de courage : le Président Chirac et son gouvernement n'en manqueront pas.

Libération du Koweït (participation de la France)

Pour ce qui est de la libération du Koweït, je suis certain que les pays de la région ainsi que les pays de la coalition, ont apprécié à leur juste valeur l'engagement français et le rôle joue par les forces françaises. La France a en effet, déployé plus de 15 000 hommes, près de 250 aéronefs, son groupe aéronaval et une vingtaine de bâtiments de surface.

Vente d'armes (16,8 milliards de francs)

Q. : Maintenant que votre polémique avec les Américains sur vos ventes d'armes au tiers-monde s'est apaisée, pourriez-vous nous éclairer sur la réalité de ces chiffres, tout en précisant la part qui revient aux pays arabes ?

R. : Il n'a jamais été question de polémique avec les Américains. J'avais simplement rappelé, au moment de la sortie du rapport de la commission du Congrès américain et surtout du battage médiatique qui l'avait accompagné, certains chiffres dans le but de remettre les choses au point. Je ne reviens pas sur le classement, à mon avis sans fondement, de l'Arabie Saoudite et du Qatar dans les pays du tiers-monde ; je me contente de vous rappeler ces données. Au cours de l'année 1994, le montant total des livraisons à l'exportation de matériels de défense et de services associes s'est élevé à 16,8 milliards de francs dont plus de 30 % dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb. Ce montant est en baisse par rapport à celui de 1993 qui était de 20,6 milliards de francs. Il confirme la très nette tendance à la baisse des livraisons constatée depuis 1991. Il s'agit du plus faible niveau depuis quinze ans.

Commandes d'armes (31,7 milliards de francs)

À court terme, après une année 1995 de transition, la tendance pour l'année 1996 devrait s'orienter à la hausse, compte tenu des échéanciers prévisionnels des principales commandes passées ces dernières années. Le montant total des prises de commandes de matériel de défense et de services associés pour 1994 s'est élevé à 31,7 milliards de francs dont près de 55 % au Moyen-Orient et au Maghreb. Ce résultat est en diminution par rapport à celui de 1993 (38,9 milliards de francs). Il représente le plus faible volume de prises de commande de matériels de défense et de services associés depuis 1990.

Commerce des armes (intervention de l'État)

Q. : Dans le numéro 102 d'Arabies, M. Serge Dassault, président du Gifas et de Dassault Aviation, se plaint de la mollesse du soutien du gouvernement français sur les marchés extérieurs comparé à celui dont jouissent les firmes américaines de la part des autorités fédérales. Répondrez-vous à cet appel ? Quelle est votre stratégie en la matière, alors que les coupes budgétaires en France forcent les firmes militaires à rechercher davantage de débouchés à l'extérieur ?

R. : Je crois qu'il ne faut pas mélanger les genres ! Les autorités politiques ne sont pas des représentants de commerce ! Mais c'est bien parce que l'exportation d'armement est un instrument de la politique étrangère et que les enjeux économiques sont importants, pour le fournisseur comme pour l'acheteur, que les gouvernements doivent intervenir. L'importance des marchés extérieurs n'est pas un phénomène nouveau pour l'industrie française d'armement. Certes, le rétrécissement du marché intérieur doit nous inciter à redoubler nos efforts, mais il faut avoir présent à l'esprit que la France a exporté ces vingt dernières années plus du tiers de sa production. Ce résultat a pu être obtenu grâce, bien sûr, à la qualité des matériels français et à leur compétitivité, mais également grâce au soutien des différents gouvernements qui avaient bien mesure l'enjeu. L'élément nouveau est une compétition plus âpre que par le passé. Nous devons réagir, notamment en consolidant nos accords de coopération et de défense, en améliorant sans cesse notre compétitivité et en faisant preuve de plus d'imagination dans le domaine économique, en particulier en matière de compensations.

Relations France-Quatar

Q. : À propos du changement politique intervenu au Qatar, des analystes généralement bien informés laissent entendre que le statut de « privilégié » qu'occupait la France dans ce pays sur le plan militaire pourrait être revu à la baisse. Y-a-t-il des signes indiquant que la France doit craindre pour sa position au Quatar ?

R. : Je ne sais pas si les analystes que vous citez sont si bien informés et sur quels éléments ils s'appuient pour prédire un refroidissement des relations entre la France et le Qatar qui sont des relations étroites et de longue date. Je me rends très prochainement à Doha ou j'exprimerai toute l'importance qu'attachent le Président Chirac et le gouvernement à la qualité de nos relations bilatérales. Je suis sûr d'y trouver toutes les marques de la solidité des liens entre nos deux pays.

Relations franco-saoudiennes

Q. : La coopération militaire franco-saoudienne est déjà ancienne. Quel état des lieux peut-on dresser aujourd'hui ? Quelles sont les chances de. Giat Industrie de livrer à l'Arabie Saoudite un quota important de chars Leclerc maintenant qu'essais et tests ont été e probants ?

R. : La coopération militaire avec l'Arabie Saoudite remonte effectivement à la fin des années soixante. Elle n'est que le reflet des excellentes relations que nos deux pays entretiennent et de la convergence de leur vision politique de la situation dans la région. Nous partageons en particulier le souci de la stabilité dans la région. Notre coopération militaire se caractérise par une très grande continuité, notamment dans le domaine terrestre et naval comme peut l'attester le projet Sawari II engagé à la fin de l'année 1994.

Le président et le gouvernement considèrent qu'il s'agit d'une relation essentielle pour la France dans cette partie du monde. Nous devons la consolider et la développer. Mon voyage du 14 et 15 octobre fut une occasion de le confirmer aux autorités saoudiennes. Quant aux essais du char Leclerc, je ne peux que me féliciter de leur bon déroulement. Il ne me surprend pas d'ailleurs : le Leclerc est un excellent char de combat.

Q. : La coopération militaire avec l'État des Émirats arabes unis est également très ancienne.

R. : Elle remonte en effet à l'origine des forces armées des Émirats. Elle repose sur une volonté commune de paix dans le Golfe exprimée très clairement dans les accords de défense et de coopération entre nos deux pays. Il s'agit d'une relation privilégiée qui s'est exprimée dans le domaine aéronautique et terrestre avec en particulier la commande de chars Leclerc en cours de réalisation. Je me rends très prochainement aux Émirats, porteur d'un message du Président de la République qui exprimera toute l'importance que la France attache à la consolidation et au développement de cette relation bilatérale indispensable à la sécurité et à la stabilité dans la région.

Coopération franco-algérienne non militaire

Q. : La situation en Algérie ne cesse d'inquiéter la France qui se veut à égale distance des parties en conflit. Qu'en est-il actuellement de la coopération militaire française avec ce pays ? La France livre-t-elle du matériel militaire à l'armée algérienne ?

R. : La situation dramatique de ce pays, avec lequel nous avons des liens étroits et historiques, ne peut pas nous laisser indifférents. Mais il n'est en aucun cas question pour nous d'intervenir dans ses affaires intérieures, même si elles débordent parfois et s'exportent en France sous la forme de la vague terroriste que nous connaissons. C'est pour cette raison que nous nous tenons à égale distance entre les parties en conflit. La coopération militaire avec ce pays est donc à l'état zéro et la France ne livre évidemment pas de matériel de guerre l'Algérie.

Coopération Franco-israélienne

Q : Où en est votre coopération militaire avec Israël ?

R. : L'enclenchement du processus de paix à l'issue de la conférence de Madrid et de la signature des accords d'Oslo a levé certains des obstacles au développement d'une coopération militaire entre la France et Israël. Des contacts sont en cours entre les services officiels des deux pays pour définir les modalités d'une telle coopération, qui devra, bien entendu, contribuer à la sécurité et à la stabilité dans cette région du globe.

Relations franco-libanaises

Q. : Il y a actuellement un réchauffement manifeste des relations franco arabo-libanaises ; cependant, la coopération militaire semble en titre exclue. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

R. : Les relations entre la France et le Liban sont celles de deux pays qui partagent une part de leur culture et de leur histoire. Tout le monde connaît l'attachement de beaucoup de Français à ce pays et le Président Chirac l'a lui-même exprimé à M. Hariri lors de sa visite à Paris au mois de juillet dernier. Un renforcement de la coopération entre les deux pays est à l'ordre du jour dans tous les domaines. Si les besoins prioritaires du Liban ne sont pas d'ordre militaire, ce type de coopération est également consolidé à travers notamment les échanges d'officiers stagiaires et la formation.