Interview de M. Robert Hue, secrétaire national du PCF, dans "Le Monde" le 12 avril 1996, sur le "retour à Marx" des intellectuels français.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Y a-t-il selon vous, depuis quelques années, un « retour à Marx » des intellectuels français, et en sentez-vous les effets au Parti communiste ?

Robert Hue : À en juger par la production éditoriale, de Jacques Derrida à Daniel Bensaïd, assurément. Marx avait disparu ou bien était tenu pour mort, suite à l’effondrement des régimes qui se sont réclamés de lui jusqu’à la caricature. Mais la « vieille taupe » de l’histoire, comme le dit Marx lui-même, a continué à creuser ses galeries, et la chute de l’Est n’a pas rendu le capitalisme meilleur. Dire de Marx qu’il est bien vivant c’est parler d’un Marx libéré du carcan dogmatique, lui restituer sa force de critique de l’ordre existant. Le Marx dont de plus en plus d’hommes et de femmes prennent conscience est un Marx qui n’est plus pris selon la lettre mais selon l’esprit, un esprit d’irrévérence par rapport à la pensée unique. On éprouve toujours une vive émotion quand on lit Le Capital, ce missile envoyé à la tête de la bourgeoisie !

Le Monde : Ce « retour à Marx » ne rejoint-il pas un souci qui serait celui PCF, souci de retrouver des racines antérieures au léninisme ?

Robert Hue : Même dans l’épisode léniniste, la NEP (la renonciation au communisme de guerre de 1921 à 1928) ne s’apparente pas à ce que Staline a enfermé plus tard dans le dogme léniniste, et le léninisme – même si je ne suis pas favorable aux « ismes » précédés d’un nom propre – c’est aussi la NEP ! N’oublions pas, également, que les mots « socialisme » et « communisme » ont été forgés en France ; que le drapeau rouge et l’Internationale sont des réalités françaises.

Pour nous, cela signifie faire réapparaître, à côté de 1917, des gens qui avaient disparu de la photo stalinienne : Jaurès, par exemple.

Cela signifie continuer avec Marx, certes, mais avec beaucoup d’autres, et le PC est preneur de tous les apports. Le beau mot de « communisme », auquel je suis pour ma part très attaché, ne saurait tout résumer. Le processus de libération humaine est pluriel.

Le Monde : Mais ce marxisme toujours vivant, que représente-t-il pour vous, en dehors de ce « nouvel humanisme » que vous évoquez souvent ?

Robert Hue : Encore une fois je me méfie des « ismes », qui conduisent souvent à un système élaboré de toutes pièces par son auteur. Marx lui-même a été confronté à ce problème. On connaît l’histoire. Un jour, Engels parle à Marx d’un texte que Lafargue vient d’écrire, et dans lequel il se réclame de sa pensée. L’auteur du Manifeste s’exclame : « Si cela c’est du Marx, alors il est certain que je ne suis pas marxiste ! »

Il y a dans Marx un effort de critique rationnelle du capitalisme, et une élaboration de la lutte nécessaire à son dépassement, qui est en même temps une espérance. L’universalisme démocratique y est, sans doute, mais le marxisme ne s’y réduit pas, car il contient aussi, outre le rêve et l’idéal, le combat engagé pour la transformation sociale. Cette approche de Marx est en rupture avec la théorie du « grand soir ». Pour moi, le mot « révolution » a le sens de mouvement déterminé et concret au sein même du capitalisme, sans attendre que les conditions d’un « grand soir » soient réunies. Si l’histoire de ce siècle nous a d’ailleurs appris quelque chose sur le capitalisme, c’est sa solidité.

Le Monde : À quoi attribuez-vous l’attrait ou en tout cas la fascination que le Parti communiste semble exercer de façon privilégiée – et aux dépens du Parti socialiste – sur les intellectuels français ?

Robert Hue : Il faudrait le leur demander ! Il y a, c’est vrai, une longue tradition qui lie ces intellectuels au peuple et au combat politique : qu’on pense à Voltaire, Hugo, Zola… Pourquoi spécialement le PCF ? Parce que celui-ci n’est pas seulement un parti de pouvoir, mais aussi un parti qui attire par sa radicalité. C’est un parti de transformation social qui – comment dirais-je, pour ne choquer personne ? –, au nom d’un prétendu réalisme, ne renonce pas à cette volonté de changement de la société. Il partage, en somme, l’exigence de radicalité des intellectuels. Enfin, il me semble que les communistes vont directement à la contradiction essentielle de la société. Nous nous opposons au pouvoir de l’argent, à tout ce qui fait barrage à l’épanouissement de la personne et de la pensée humaines.

Le Monde : À quels intellectuels contemporains le Parti communiste peut-il aujourd’hui se référer ?

Robert Hue : Je ne veux pas citer d’intellectuels qui seraient des références.

Le Monde : Desquels, alors, appréciez-vous tout particulièrement le « compagnonnage » ?

Robert Hue : Fort heureusement, le temps n’est plus où le Parti désignait les « bons » intellectuels et la formule de compagnonnage ne me convient pas. Elle ne correspond pas en tout cas à l’idée des relations que nous voulons entretenir avec eux. Au rebours des années 30, le Parti communiste ne recherche pas l’instrumentalisation des intellectuels qui se rapprochent de lui, ni leur « alliance » – c’est-à-dire le ralliement à la classe ouvrière. Nous vivons une époque marquée par la faillite des modèles « communistes » de type soviétique, sociaux-démocrates et ultra-capitalistes. L’heure est à l’invention de neuf avec une double dimension : critique de l’ordre existant, utopie concrète. La mutation en cours fait apparaître une nouvelle culture communiste. Le retour aux racines qui n’est pas un retour à ce qu’il y a d’archaïque. Il faut prendre la mesure de « la trace de l’histoire », comme dit l’historien Georges Duby, de l’action de la « taupe ».