Texte intégral
Date : vendredi 2 mai 1997
Source : France 2
Bruno Masure : Un mot sur les réactions à l’élection de Tony Blair, est-ce qu’il est de droite ou de gauche ?
Jacques Delors : Je trouve que c’est comique d’entendre Monsieur Juppé se féliciter de l’élection de Monsieur Blair. Imaginez que John Major ait été élu, que n’aurait-il dit que la social-démocratie était morte dans toute l’Europe, alors qu’actuellement elle est au pouvoir dans douze pays sur quinze. Par conséquent, je suis surtout heureux pour les Anglais parce que la contrepartie de la révolution thatchérienne, cela a été l’augmentation de la pauvreté avec ce capitalisme dur et impitoyable. Il y a actuellement, d’après les chiffres, 17 millions de personnes qui vivent au seuil de pauvreté ou en-dessous. Et précisément, le programme de
Tony Blair est là pour essayer de lutter contre ce qu’on appellerait en France la fracture sociale.
Bruno Masure : Certains disent que les socialistes anglais sont plus modernes que les Français. Ils ont essayé de trouver une gauche « light », comme on dit maintenant.
Jacques Delors : Oui, mais la modernité dépend de chaque pays. Chez eux, ils ont des éléments de l’évolution de ces vingt dernières années sur lesquelles ils ne veulent pas revenir. D’autre part, vous savez, les classes moyennes sont conservatrices ; par conséquent, Tony Blair, pour gagner, devait faire différemment de ses prédécesseurs. C’est ce qu’il a fait. Mais le modernisme s’apprécie sur ce qui est possible dans chaque pays.
Bruno Masure : Vous l’avez déjà rencontré ?
Jacques Delors : Plusieurs fois. C’est un homme qui a beaucoup de charisme. Et un point sur lequel je voudrais insister : pour lui la solidarité nécessaire dans une société ne va pas sans la responsabilité individuelle de chacun. C’est en cela qu’il apporte un trait nouveau au socialisme contemporain.
Bruno Masure : À la suite d’une réaction, le Premier ministre, Alain Juppé, évoque le plan de rigueur du début des années 80. En 1982-83, vous étiez ministre des finances et vous avez dû plaider pour une rigueur après la relance.
Jacques Delors : Mais ce qu’oublie de dire le Premier ministre, c’est lorsque nous sommes venus au pouvoir, l’inflation était de 14 % par an et elle pesait notamment sur les plus défavorisés. Par conséquent, qui a lutté contre l’inflation ? Qui a changé littéralement la situation ? Ce sont les socialistes. Cela n’a pas été facile, mais nous l’avons fait. Par conséquent, nous n’avons pas de leçon à recevoir sur ce point.
Bruno Masure : Vous n’avez aucune réserve à faire dans le programme qui a été rendu public aujourd’hui par Lionel Jospin ?
Jacques Delors : Non, je trouve que c’est un bon programme, et en plus il est fait pour être proposé aux Français et pour qu’ils en discutent. À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures. Donc les Français pourront juger sur pièces, sur les propositions qui ressemblent étrangement dans leurs priorités à celles de Tony Blair. Je pense à l’éducation, la santé et l’emploi des jeunes notamment.
Arlette Chabot : Quand même Monsieur Delors, est-ce qu’on peut dire à la fois qu’on va réduire le temps de travail – 35 heures payées 39 –, qu’on va baisser les impôts, qu’on va créer 700 000 emplois. Est-ce que tout cela, c’est crédible, ou est-ce que ce n’est pas « trop charger la barque », comme disait un responsable socialiste autrefois ?
Jacques Delors : En ce qui concerne tout d’abord la réduction du temps de travail, cela sera discuté – pour une fois – entre le nouveau Gouvernement, le patronat et les syndicats. Et il est possible sur quatre ans, grâce aux gains de productivité de diminuer la durée du travail, de créer des emplois nouveaux sans baisser les salaires actuels. Il suffit de faire le calcul des gains de productivité et de leur répartition. C’est un problème classique. Comment répartir les gains de productivité ? En ce qui concerne les 700 000 jeunes, c’est la mesure la plus audacieuse, et c’est la mesure que je soutiens le plus. Pourquoi ? Parce que nous vivons depuis quinze ans, en France comme ailleurs, sans nous occuper de notre jeunesse. Et celle-ci a besoin d’un geste fort. Bien sûr que c’est risqué que de vouloir créer des emplois pour répondre à de nouveaux besoins, mais c’est nécessaire. Aujourd’hui, les jeunes qui sortent de l’école, neuf mois après en être sortis, pour 40 % d’entre eux, sont encore au chômage, dont 60 % sans diplôme. Il est donc absolument urgent d’offrir à ces jeunes une chance dans la vie professionnelle, tout en leur indiquant que, bien sûr, il y aura un long parcours. Je crois que c’est moralement un point essentiel.
Arlette Chabot : Mais comment on peut obliger ou inciter très fortement les entreprises à embaucher 350 000 jeunes ? Est-ce que c’est encore crédible de dire cela ?
Jacques Delors : On ne va pas les obliger. Qu’est-ce qu’elles font actuellement ? Elles promettent 200 000 stages diplômants à ceux qui sont à l’université, donc il doit être possible d’offrir des stages ou des emplois à mi-temps en alternance avec des études à des jeunes de 16 à 19 ans. Ce sont eux qui en ont le plus besoin. Alors ce que les entreprises peuvent faire pour des jeunes de 22 à 24 ans, pourquoi est-ce qu’elles ne le feraient pas pour des jeunes de 16 à 19 ans ?
Bruno Masure : Le problème c’est que les Français, surtout les jeunes, ne croient plus aux promesses électorales, d’où qu’elles viennent.
Jacques Delors : Mais bien sûr, je suis d’accord avec vous, que la distance s’est creusée entre ceux qui gouvernent, ou aspirent à gouverner, d’un côté et les gouvernants de l’autre. Précisément, cette campagne électorale est courte, mais elle doit être l’occasion pour les Françaises et les Français de faire connaître leurs aspirations, leurs inquiétudes et leurs espoirs et de voir – car c’est cela la démocratie – si ce que nous proposons n’est pas plus solide que ce que propose en quarante jours un gouvernement qui n’a pas pu réaliser ce qu’il propose dans les 1 500 jours depuis que la droite est au pouvoir.
Arlette Chabot : Qu’en est-il de la position du Parti socialiste vis-à-vis de l’Europe ? Sont-ils devenus eurosceptiques ?
Jacques Delors : Il faut bien distinguer entre la Grande-Bretagne où il y a une majorité de la population allergique à la construction européenne, et la France où la majorité de la population a toujours été pour l’Europe, et pour une Europe politique. Partager notre souveraineté pour être plus puissants, et pour faire « rayonner la France sans défaire la France », comme dit Lionel Jospin. Alors prenons la rampe de lancement de l’union politique, le couronnement de l’intégration économique qu’est l’Union économique et monétaire. Que demande Lionel Jospin ? C’est qu’on fasse l’Union économique et monétaire et non pas seulement la monnaie unique. Le traité – et j’en sais quelque chose puisque j’ai présidé le comité qui a servi de base pour le traité – prévoit le pôle économique. Que diriez-vous si, en France, il y avait la Banque centrale indépendante, et en face, à la place du Premier ministre à Matignon, un haut fonctionnaire ? Or, c’est cela qu’on nous propose actuellement. Ce n’est pas le traité. Lionel Jospin et les socialistes exigent que l’on applique tout le traité. Et en le disant fortement, ils renforcent la main de la France dans les négociations et les discussions qui ont lieu régulièrement.
Arlette Chabot : Mais si les socialistes arrivent au pouvoir, l’euro se fera à la date prévue ?
Jacques Delors : Oui, c’est mon pronostic.
Arlette Chabot : Comment fera-t-on avec un déficit qui est au-delà des 3 % ?
Jacques Delors : Là aussi, il faut lire le traité ! Moi je demande – les socialistes demandent – : le traité, tout le traité, rien que le traité. Si vous prenez le traité et notamment pour l’Union économique, c’est l’article 103 ; pour l’Union monétaire, ce sont les articles 109 et 104. Si on lit le traité, en ce qui concerne les critères : on les examinera en tendance. Le plus important, c’est que l’assainissement financier soit durable. Si on est à 3,2 % et que l’on vient de 3,5 % et qu’on va à 3 %, c’est bon.
Arlette Chabot : Philippe Séguin disait, l’autre jour, que les socialistes commencent à se rendre compte de tous les méfaits du traité de Maastricht et, à cette occasion, disait que vous aviez tout bradé ?
Jacques Delors : Tout bradé ?
Arlette Chabot : C’est l’expression de Philippe Séguin.
Jacques Delors : Ce n’est plus du dialogue, c’est quasiment une injure. Qu’est-ce qu’il aurait demandé lui ? Qui c’est qui a proposé le chapitre social, sinon moi ? Qui a obtenu la charte sociale sous présidence française en 89 ? Qui l’a proposée, sinon la Commission, pour ne pas parler de moi ? Donc n’exagérons pas. Regardons la réalité de l’Europe en face.
Bruno Masure : L’Europe sociale reste un peu du vocabulaire. On voit qu’on ferme une usine comme Vilvorde d’un trait de plume.
Jacques Delors : Bien sûr, mais on l’aurait fermée sans Europe non plus. Mais n’oubliez pas, quand même, tout ce qui a déjà été fait : l’égalité entre l’homme et la femme grâce au traité de base – le Traité de Rome – ; les politiques régionales, notamment dont bénéficient 46 % du territoire français ; l’amélioration des conditions de sécurité et de santé sur les lieux de travail ; l’information des travailleurs dans les sociétés multinationales – un texte qui traînait depuis quinze ans et qui va nous servir de base pour éviter que se reproduise ce qui s’est passé chez Renault, c’est-à-dire une fermeture sans consultation préalable des travailleurs. Car c’est dans le texte et dans l’esprit de ce texte. Alors ne disons pas qu’il n’y a pas d’Europe sociale. Regardons les faits. Bien sûr, il faut aller plus loin, mais Paris ne s’est pas fait en un jour.
Bruno Masure : Imaginons que vous ayez une fille, que cette fille ne s’intéresse pas du tout à la politique et qu’elle vous dise : « Papa, la gauche, la droite c’est pareil, il n’y a pas de différences. » Alors donnez-nous un argument que vous donneriez à cet enfant pour la convaincre que la gauche et la droite ce n’est pas pareil.
Jacques Delors : Quand je visite les quartiers défavorisés – comme le fait d’ailleurs ma fille – quand je vois des enfants qui ont des caries dentaires, quand je vois des parents qui n’envoient plus leurs enfants dans les cantines scolaires, je dis qu’il y a, pour un pays aussi riche que la France – un des vingt plus riches dans le monde – il y a quand même là une vraie lacune et un vrai combat à mener. Aujourd’hui encore le social doit être là, et le social ne va pas contre l’économique. Une bonne politique sociale renforce l’économie. La preuve c’est que les deux pays qui ont une politique sociale, et qui sont dirigés par des sociaux-démocrates – les Pays-Bas et le Danemark – ont réussi à faire reculer le chômage et la pauvreté. Donc c’est possible.
Arlette Chabot : Tout à l’heure, Bruno Masure faisait allusion au scepticisme des Français. C’est vrai qu’il y a un problème de crédibilité pour les uns et les autres. Les Français, à chaque campagne, entendent des promesses. Les sondages les disent sceptiques. À votre avis, ils ont raison d’être sceptiques ?
Jacques Delors : J’en suis conscient, et je pense qu’il faut essayer de déclencher chez eux une discussion. Il faut qu’ils discutent de cela, et il faut qu’ils disent s’ils sont d’accord sur telle ou telle mesure. Il faut se rapprocher des gens ; et pour se rapprocher des gens il faut appliquer la décentralisation. Il faut, par exemple – ce qui n’est pas dans le programme de la droite alors qu’elle l’avait promis – une réelle indépendance de la justice et du parquet. Bref qu’ils sentent que ça change sur certains points essentiels. La priorité, je le répète, c’est de reprendre l’action menée par Lionel Jospin, Jack Lang et Jean Glavany dans les domaines de l’éducation et de la formation. Ça c’est essentiel. Je le répète, pour moi, la mesure sur les 700 000 jeunes est celle qui m’a le plus frappée. C’est la plus risquée, c’est la plus difficile à mettre en œuvre. Mais enfin, quand on a 22 % d’une génération de jeunes qui sont au chômage, quand on voit ces jeunes qui sont inquiets, eh bien, je crois que c’est la mesure essentielle. Il faut le tenter ! Ce qui fait la différence entre la gauche et la droite, c’est que la gauche ne dit pas aux Français : nous nous occupons de vos affaires, détendez-vous, regardez la télévision. Elle leur dit : mobilisez-vous, prenez-vous en charge, redevenez des citoyens actifs et la société s’améliorera.
Date : jeudi 22 mai 1997
Source : France Inter
Annette Ardisson : L’Europe est devenue un argument électoral en cette fin de campagne, et même un instrument de polémique à l’intérieur de la gauche, entre la droite et la gauche, et même au sommet de l’État quand il s’agit de contrer d’éventuelles tentations cohabitationnistes. Finalement, est-ce une bonne chose pour cette Europe et pour la démocratie ?
Jacques Delors : Je crois que, compte tenu des déclarations entendues depuis deux jours, ce que retiennent nos partenaires, c’est que les trois grands partis français, le Parti socialiste, l’UDF et le RPR, sont d’accord pour appliquer le traité de Maastricht solennellement ratifié par les Français. Le reste, ce sont des excès verbaux, des polémiques liées à la campagne électorale ou plus simplement de la langue de bois. Cela, c’est encourageant pour la France. Cela veut dire que s’il y a cohabitation, les personnes qui représenteront, avec Monsieur Chirac, la France au Conseil européen, dans les réunions de chefs de gouvernement, représenteront 75 % environ des votes des Français, ce qui donnera une force considérable aux propositions de la France.
Annette Ardisson : Pour qu’il y ait cohabitation, il faut qu’il y ait une majorité de gauche. Pour cela, comme l’a dit hier Monsieur Juppé, il faut que les communistes soient avec les socialistes. Dans ces 75 %, que faites-vous des communistes ?
Jacques Delors : Sur ce plan, Lionel Jospin a dit qu’il appliquerait le traité, dans quel esprit il l’appliquerait. Je l’ai soutenu depuis le début. J’ai pris cette responsabilité parce que le traité n’est pas renégociable. Il faut que les partenaires du Parti socialiste le sachent. Si, au lendemain du deuxième tour, il y a une majorité de gauche, ce sera aux partenaires du Parti socialiste à faire le pas et non pas au Parti socialiste.
Annette Ardisson : Quand vous parlez des partenaires du Parti socialiste, vous parlez de ceux à l’intérieur de la France. Mais il y a aussi les autres, à l’étranger, qui nous regardent.
Jacques Delors : Oui, mais dans les autres, à l’étranger, je vous ferais observer que douze pays sur quinze ont des sociaux-démocrates ou des socialistes au gouvernement et que huit socialistes ou sociaux-démocrates dirigent des pays membres de l’Union européenne. Alors, nous ne sommes pas le canard dans une couvée de poussins ! Cela existe déjà. D’ailleurs, le congrès des partis socialistes européens aura lieu à Malmö début juin, et j’y présenterai un rapport sur un nouveau modèle de développement pour essayer de lutter mieux contre le chômage. Là, il y aura quand même ceux qui représentent la majorité en Europe.
Annette Ardisson : L’un des arguments de campagne utilisés à l’encontre des positions du Parti socialiste sur la question européenne, a été de dire : « Ils sont tout de même gonflés ! C’est eux qui ont négocié le traité de Maastricht. Maintenant, c’est eux qui mettent des conditions à l’entrée de la France dans l’euro. »
Jacques Delors : Non. Le Parti socialiste et Lionel Jospin demandent l’application du traité, rien que le traité, mais tout le traité. Or, dans le traité, il est prévu, à l’article 103 explicitement, qu’il y aura, en face de la Banque centrale européenne indépendante, une sorte de pouvoir politico-économique qui fixera les grandes orientations de la politique économique. C’est cet équilibre qui est dans le traité. D’ailleurs, je n’aurais pas accepté de rester à mon poste à la Commission s’il n’y avait pas eu cet équilibre. Donc, il s’agit, pour la France, de demander l’application de tout le traité. Mais jamais les socialistes n’ont demandé de renégocier le traité. Ils demandent d’autre part un pacte de croissance. Je vous rappelle qu’en décembre 1993, j’ai proposé un livre blanc sur « Croissance, compétitivité, emploi », approuvé du bout des lèvres par certains membres du Conseil européen, soutenu par Monsieur Mitterrand et Monsieur Balladur sans fausse note entre les deux et que ce livre blanc n’a pas été appliqué au niveau européen. S’il l’avait été, aujourd’hui, nous serions mieux à même d’expliquer l’utilité de l’Europe, car il y aurait plus de croissance et moins de chômage.
Annette Ardisson : Quel jeu jouent les Allemands dans cette affaire, et tout particulièrement le chancelier Kohl ?
Jacques Delors : C’est un ami personnel.
Annette Ardisson : Justement, vous le savez !
Jacques Delors : Au-delà des frontières politiques, il a fait beaucoup pour l’Europe. Mais lui aussi doit faire face à une opinion publique pour qui le deutschemark est le symbole de la nouvelle Allemagne. Il doit donc prendre des précautions. Devait-il venir en France il y a deux jours ? Cela, c’est une question que je laisse à sa conscience.
Annette Ardisson : Il y a d’autres dossiers sur la table : il y a celui de l’évolution des institutions européennes – c’est le sujet de la conférence intergouvernementale ; il y a celui de l’élargissement ; il y a cette réunion qui va se tenir dans deux jours.
Jacques Delors : Demain.
Annette Ardisson : Samedi.
Jacques Delors : Vendredi.
Annette Ardisson : Bon, d’accord ! Je ne vous contredirai pas. Toujours est-il qu’on n’en parle pas. On a l’impression que cette conférence intergouvernementale s’enlise, qu’elle n’avance pas, que personne ne veut céder, notamment sur la démocratisation des institutions.
Jacques Delors : Cette conférence intergouvernementale a été décidée pour ouvrir la maison Europe à onze pays candidats. On n’a jamais vu cela ! On a eu deux pays candidats, l’Espagne et le Portugal, puis on en a eu trois, la Suède, la Finlande et l’Autriche. Mais on n’a jamais eu onze pays ! C’est donc un changement considérable. Comment faire fonctionner cette Europe à vingt-six et peut-être demain à trente membres, quand les pays de l’ex-Yougoslavie demanderont leur adhésion ? De ce point de vue, la conférence intergouvernementale ne débouchera pas. C’est pour cela que j’ai déjà dit qu’il en faudrait une nouvelle autour de l’an 2000. Mais cela n’empêche que, dans la conférence actuelle, certains progrès sont attendus : d’abord, pour mieux préciser la dimension sociale de l’Union européenne ; pour mieux assurer la coopération entre nos pays pour protéger la sécurité interne de nos citoyens ; et, je l’espère encore, un progrès en matière de politique étrangère, l’obstacle étant que l’unanimité à tous les stades de la préparation de la décision, de la décision et de l’action paralyse l’Union européenne. Voilà les progrès que l’on peut attendre dans deux semaines à Amsterdam quand ils se réuniront. La réunion informelle de cette fin de semaine, c’est une réunion destinée à un échauffement en quelque sorte. Chacun exposera ses positions, ils feront tous connaissance avec le nouveau venu, Tony Blair, et voilà. Mais il reste quinze jours – trois semaines pour concrétiser au moins les trois avancées que je viens de signaler.
Annette Ardisson : Que pensez-vous de l’arrivée de Tony Blair ?
Jacques Delors : D’abord, le besoin d’alternance, l’extension des inégalités et de la pauvreté en Grande-Bretagne. Je suis très proche de lui du point de vue de la conception de la société, mais je ne veux pas aller à la rencontre du succès. Pour le reste, j’attends.
Annette Ardisson : Mais est-ce que cela va vraiment changer la donne européenne dans les négociations ?
Jacques Delors : Prudence. Il va accepter l’intégration du protocole social dans le traité pour la Grande-Bretagne, c’est important car ce protocole social a permis quand même de développer la négociation collective que j’avais relancée en 1985 au niveau européen. Il y a eu trois accords de fait : information et consultation des travailleurs dans les sociétés multinationales ; congé parental et le dernier, modalité pour les contrats à durée dite temporaire. Alors, je trouve que c’est un progrès et si le protocole est intégré dans le traité et même un peu enrichi, les autres pays ne pourront pas se cacher derrière le vilain Anglais pour ne pas avancer sur le plan social. Donc, c’est un progrès.
Annette Ardisson : Il y a une dernière question que je voudrais vous poser à propos des élections. Jean-Pierre Chevènement dit souvent, en substance, que se sont les dernières qui se dérouleront dans un cadre démocratique national puisqu’après, monnaie unique, etc. Est-ce qu’il n’y a pas un peu de vrai dans tout cela ? Est-ce que, peu à peu, les élections législatives ne perdent pas de leur substance ?
Jacques Delors : Écoutez, s’il n’y avait pas d’Europe, les marges de manœuvre de la France, comme des autres pays, seraient limitées par l’interdépendance croissante des économies et par les phénomènes de mondialisation. L’Europe, ce n’est pas le cheval de Troie de la mondialisation ; c’est le moyen, pour nos pays qui sont menacés par le déclin depuis la guerre de 1914, de retrouver leur voix au chapitre dans le monde, de faire rayonner leurs valeurs et de mieux lutter ensemble. Mais il faut bien distinguer ce qui se fait au niveau européen et ce qui se fait au niveau national. C’est pour cela que l’approche fédérale est meilleure, n’en déplaise à certains. C’est parce qu’elle permet de dire aux citoyens qui fait quoi. Il n’est pas question de tout transférer au niveau européen.