Texte intégral
Q. : La France a eu un rôle pas du tout secondaire, plutôt de protagoniste, dans la solution du conflit récent entre Israël et le Liban. Il y en a qui ont défini votre mission dans la région comme un chaleureux cadeau de la part du Président Chirac à l'ami Hariri, très encouragé par cet appui de l'Élysée. Il y en a, en revanche, qui ont vu dans votre intervention diplomatique le désir de la France de récupérer un rôle primaire au Levant et en particulier dans le Moyen-Orient, peut-être avec le but de remplir l'espace vide laissé par l'ex-Union Soviétique hier et par la Russie aujourd'hui. Est-ce comme cela ?
R. : Vous avez raison de dire que la France a joué un rôle important dans la négociation qui a permis d'enrayer la crise entre Israël et le Liban. Cela en a surpris plus d'un. Beaucoup n'avaient pas pris la mesure de notre engagement aux côtés du Liban et ne s'attendaient pas à voir la France joindre l'acte à la parole. Quand le Président de la République est allé au Liban pour manifester l'attachement de la France à l'indépendance et à la souveraineté de ce pays, les sceptiques n'y ont pas cru. Ils ont eu tort. À la demande du Président, je suis allé sur place, dès le début de la crise. J'ai annoncé que je resterais jusqu'à ce qu'un cessez-le-feu soit conclu. J'ai tenu parole. Une bonne partie des idées qui figurent dans l'arrangement du 26 avril sont reprises de nos propositions. La France fait partie du groupe de surveillance et du groupe consultatif pour la reconstruction du Liban. Ceux qui ricanaient au début ont bien dû reconnaître qu'on ne pouvait pas faire bon marché de la France.
Pourquoi sommes-nous intervenus ? Il ne s'agissait pas, pour reprendre votre expression, de « faire un cadeau à l'ami Hariri ». C'est vrai que M. Hariri est un ami de la France. C'est vrai aussi qu'il a manifesté, dans cette crise, une hauteur de vues et un sens de l'intérêt national tout à fait exceptionnels. Je dois dire d'ailleurs que tous les dirigeants libanais, de même que la population, ont montré une cohésion et une dignité impressionnantes. Mais il ne s'agissait pas que des dirigeants libanais. La France pensait d'abord aux populations civiles victimes des violences et des bombardements, au Liban et aussi, il ne faut pas l'oublier, en Israël. C'était notre première préoccupation. Chaque soir, je me disais : « il y a eu encore des morts et des blessés aujourd'hui ». Je pensais aussi à la France. Elle a un rôle à jouer dans cette région avec laquelle elle a tant de liens. Pas seule, bien sûr. Il ne s'agit pas de remplacer tel ou tel. La France ne prétend pas agir seule. Mais elle est là et bien là. Il faut en tenir compte.
Q. : Ne croyez-vous pas que la mission française ait affaibli le rôle et l'image de l'Union européenne et de sa présidence actuelle ?
R. : Pas du tout. Dès le début de ma mission j'ai été en contact étroit avec nos partenaires et particulièrement avec Mme Agnelli. Nous avons constamment tenu nos partenaires au courant de nos efforts. L'Union européenne a d'ailleurs apporté à l'initiative française un soutien sans équivoque au conseil affaires générales de Luxembourg. Tous ont très bien compris qu'il y avait urgence. Tout retard dans l'action diplomatique signifiait davantage de morts et de blessés. La France est très reconnaissante aux autres pays membres de l'Union européenne de la compréhension qu'ils ont manifestée. À présent, il faut penser à l'avenir. Notre initiative a montré que l'Europe peut être présente et ne pas laisser le monopole de la recherche de la paix à un seul pays, à condition d'agir avec promptitude et détermination. L'Union européenne fera partie du groupe consultatif pour la reconstruction du Liban. Elle y apportera certainement une contribution importante. Plus généralement, elle a un rôle essentiel à jouer au Proche-Orient. Le Président de la République a dit nettement, dans son discours à l'université du Caire, que l'Europe devait devenir le troisième co-parrain du processus de paix au Proche-Orient. Nous devons agir ensemble en ce sens.
Q. : Pendant la crise, vous avez rencontré le ministre iranien M. Velayati, tenant ainsi ouvert le canal avec les inspirateurs du Hezbollah et restituant une certaine crédibilité internationale au régime de Téhéran. La diplomatie américaine en a été gênée ou a-t-elle tiré profit de votre canal privilégié ? Croyez-vous que le soi-disant « dialogue critique » avec Téhéran peut vraiment aboutir à quelque chose ? Les Américains pensent que non.
R. : J'ai vu M. Velayati deux fois. Je n'ai pas été le seul : il a été en contact répété avec les autorités syriennes. J'ai dit nettement à M. Velayati que la crédibilité du dialogue critique dépendait de l'attitude qu'observait l'Iran dans cette crise. Le Hezbollah, comme chacun sait, entretien des relations étroites avec l'Iran. Nous avions donc une bonne occasion de tester le comportement de Téhéran. Or je constate que l'Iran et le Hezbollah ont accepté l'arrangement du 26 avril. Je constate que nos contacts ont eu des résultats. D'ailleurs, depuis lors, j'entends beaucoup moins de critiques sur notre dialogue avec l'Iran. Je vous laisse tirer vous-même les conclusions.
Q. : Israël désirait un seul intermédiaire, les États-Unis. Ensuite, avec une certaine gêne, M. Peres a accepté, dans quelque mesure, le rôle français. Pourquoi, selon votre avis ?
R. : Permettez-moi de vous corriger. M. Peres ne voulait pas un seul intermédiaire. Il préférait une seule médiation, une médiation concertée. Ce n'est pas la même chose. Je suis allé voir M. Peres dès le 15 avril. M. Christopher était à ce moment-là encore en Extrême-Orient. M. Peres m'a encouragé d'emblée à agir de concert avec les États-Unis. C'est ce que, dès le début, nous avons essayé de faire. Vous connaissez la suite. Je ne souhaite pas épiloguer sur ce qui a été fait ou pas fait. En tout cas, une fois l'arrangement conclu, M. Peres a reconnu l'utilité de notre contribution. Je suis retourné le voir le 27 avril, le lendemain de l'accord. Il m'a reçu chez lui. Il m'a félicité pour le succès de la France. À son retour de Washington, il s'est arrêté à Paris. Il a redit au Président Chirac qu'il attendait beaucoup de l'action de la France. Il n'a pas changé d'attitude. Elle est tout à fait cohérente. Quand on a des amis, on les encourage et on souhaite qu'ils agissent ensemble. C'est ce que nous souhaitons aussi.
Q. : Selon nos informations, il y a eu, à ce sujet, un sérieux désaccord entre vous, la France, et les Américains ; aussi quelques divergences au sein de l'Union européenne. Nous le confirmez-vous ?
R. : Pour l'Union européenne, je crois vous avoir déjà répondu. J'ajoute que Mme Agnelli, que j'ai rencontrée plusieurs fois au cours de ma mission, avec qui j'ai vu M. Christopher, puis M. Primakov, m'a fortement encouragé. M. Rifkind m'a envoyé un message de félicitations chaleureux. Voilà ce que je retiens. Pour ce qui est des Américains, je crois qu'ils ont été, au début, un peu surpris de notre intervention. Ils n'en avaient plus tellement l'habitude. Mais ils ont fini par se faire à cette idée. Depuis la conclusion de l'arrangement, le 26 avril, notre concertation a été intense et, je crois, dénuée d'arrière-pensées. Nous avons échangé beaucoup d'idées, par l'intermédiaire de nos ambassades. Il ne s'agit pas de positions tranchées. Nous avons le même souci de parfaire l'accord. Nous nous livrons donc ensemble à une sorte de « brain storming » transatlantique. Les cinq pays membres du groupe de surveillance vont se retrouver vendredi à Washington. Nous allons certainement faire du travail utile.
Q. : Il semble qu'en ce qui concerne le « monitoring » du cessez-le-feu les disputes continuent. Les Américains voudraient une commission du monitoring plutôt politique basée à Washington. La France, apparemment, pense à Genève. Mais le Liban, et surtout la Syrie, voudraient une commission à un niveau inférieur, plutôt militaire, à côté de la frontière. Qu'en pensez-vous ?
R. : Il ne s'agit pas de disputes. C'est vrai, plusieurs projets ont été avancés. Il faut bien voir que ces choses ne sont pas simples et qu'entre Israël d'un côté, la Syrie et le Liban de l'autre, il subsiste encore beaucoup de défiance. C'est normal. Il faut essayer de surmonter ces divergences. Je ne vais pas vous parler des projets des autres. Je peux seulement vous dire ce que nous recherchons quant à nous. C'est très simple. L'arrangement du 26 avril a prévu un groupe de surveillance. Pour quoi faire ? Pour éviter tout dérapage. Pour substituer une logique du contrôle des incidents à la logique de la violence et des représailles. Il faut aussi tenir compte des exigences des uns et des autres : les uns mettent plutôt l'accent sur le contrôle politique ; ils tiennent aussi à pouvoir se défendre, tout en respectant l'arrangement. Les autres veulent des garanties solides, sur le terrain, et en même temps ne veulent pas avoir l'air d'entamer déjà des négociations de paix. Nous allons soumettre des propositions qui intègrent ces préoccupations. Notre seul souci à nous, c'est que le groupe soit mis en place le plus rapidement possible et qu'il soit en mesure de fonctionner efficacement.
Q. : Tous ont des idées sur le nouveau Moyen-Orient. Quelle est l'idée de la France à ce sujet ?
R. : C'est une région de vieille histoire et d'antique culture. Elle a aussi un potentiel extraordinaire. Elle peut devenir un des centres de la nouvelle modernité méditerranéenne. En même temps, cette région est le lieu de contradictions intenses. Elle est le berceau des trois religions monothéistes. Ces religions qui se réclament toutes trois d'Abraham n'ont pas encore appris à bien vivre ensemble. Le Moyen-Orient aspire à l'unité. Pourtant, les pays qui la composent sont passionnément, parfois même violemment, attachés à leur spécificité et à leur position propre. Pour compliquer encore le tableau, ces pays sont souvent composites et leur unité est de temps à autre menacée. Il va falloir concilier tout cela. Je crois que l'on n'y parviendra que si l'on prend en compte, là encore plus qu'ailleurs, la dimension affective de tout ce qui touche à la vie collective. C'est une des leçons que je retire de mes déplacements dans la région, du voyage du Président Chirac en Égypte et au Liban, et du drame qui vient d'opposer le Liban et Israël. Nous devons construire avec ces pays un partenariat méditerranéen, un pont entre les rives de notre mer commune. Mais il faudra dépasser les accords entre gouvernements. Il faudra tisser des liens de l'esprit et du cœur : L'Europe a beaucoup à apporter dans ce domaine, et pas seulement dans celui du commerce et des échanges. C'est quelque chose que, vous Italiens et nous Français, nous pouvons particulièrement bien comprendre.
Q. : La France semble être très active en Iraq. Quelles sont vos intentions en ce qui concerne une solution réaliste du problème iraquien ?
R. : La France souhaite l'application pure et simple de toutes les résolutions des Nations unies. Tel est le cas de la résolution 687. L'Iraq doit en toute transparence démanteler son arsenal d'armes de destruction massive et coopérer avec la Commission spéciale des Nations unies en charge de cette affaire. Tel est le cas également de la résolution 986 qui a un aspect exclusivement humanitaire et qui vise à permettre à l'Iraq, en exportant des quantités limitées de pétrole, d'assurer un approvisionnement minimum de sa population en produits alimentaires et en médicaments. Un accord était intervenu entre le secrétaire général des Nations unies et les autorités iraquiennes. Je regrette que certaines difficultés de dernière minute aient été suscitées de l'extérieur. J'espère qu'elles seront résolues dans un réel esprit de coopération de part et d'autre, compte tenu de l'objectif strictement humanitaire de ce texte.
Q. : Quelles sont les intentions de la France en ce qui concerne les développements de la crise algérienne ? Au Moyen-Orient, même avec beaucoup de fatigue, il y a eu quelques résultats positifs. En Algérie, apparemment rien.
R. : S'agissant de l'Algérie, la France n'a pas l'intention, n'a jamais eu l'intention de s'immiscer dans les affaires intérieures de ce pays. Ce qui se passe en Algérie est du ressort des autorités et de la population algérienne et d'elles seules. Il n'y a pas, comme au Moyen-Orient que vous évoquez, de conflits impliquant plusieurs pays. Les Algériens ont élu en novembre dernier un Président de la République au terme d'un scrutin dont la validité a été reconnue par tous. Le Président Zeroual a annoncé dimanche dernier (5 mai) un calendrier politique chargé d'ici l'année prochaine et je m'en réjouis : notamment un référendum constitutionnel, des élections législatives et des élections locales. Tout ce que la France peut souhaiter, et l'Union européenne avec elle, c'est que ces différentes échéances importantes permettent de ramener en Algérie le calme, la stabilité et la prospérité. C'est, du point de vue de la France, la meilleure assurance que ses relations avec l'Algérie retrouveront rapidement confiance, sérénité et densité. C'est, pour notre part, ce que nous souhaitons le plus ardemment.
Q. : La Méditerranée, sujet de la conférence de Ravello : est-ce que vous pensez qu'il y aura un rôle européen commun, ou chaque pays agira-t-il plutôt selon ses propres intérêts ?
R. : À Ravello, le sujet principal sera effectivement la Méditerranée, dans le cadre de ce Forum méditerranéen qui réunit, depuis deux ans environ, 11 pays riverains du Nord et du Sud de la Méditerranée, dont 5 pays de l'Union européenne. Comme vous le savez, dans le cadre de ce Forum - et c'est l'un des aspects qui le distingue par exemple de la Conférence de Barcelone et de son suivi -, les discussions sont totalement informelles : il n'y a pas d'ordre du jour, pas de communiqué final et pas de décision, notamment financière. C'est l'une des originalités de ce Forum, de permettre aux ministres présents d'échanger des idées, de faire part de leurs préoccupations selon leurs propres sensibilités et priorités.
Dans un tel contexte, on ne peut parler de rôle ou d'intérêt de l'Union européenne en tant que tels, pas plus que de ceux des pays du nord de l'Afrique, par exemple au sein de l'UMA. Notre objectif est d'échanger des réflexions et des idées, d'expliquer des positions, de dialoguer. C'est très important.