Texte intégral
Heureux, comme ministre de tutelle de l’école, de me retrouver parmi vous, je sais combien la passation du drapeau compte dans les traditions biséculaires des élèves de l’École polytechnique. C’est la raison pour laquelle j’ai tenu, cet après-midi, à présider cette cérémonie, mais c’est aussi pour préciser la profonde transformation que va connaître notre outil de défense. La réforme projetée vous concerne à un double titre : comme citoyens attachés à la cohésion nationale et comme élèves d’une école qui relève de la responsabilité du ministre de la défense. Vous connaissez les grandes lignes de cette réforme. C’est donc plutôt le sens et la philosophie de cette grande mutation que je souhaiterais tout d’abord évoquer.
Défense nouvelle
La réforme qui s’engage n’est pas seulement une redéfinition des missions et des moyens de nos armées : elle constitue une révolution des concepts fondateurs de notre défense. En prenant ces décisions, le président de la République tire intégralement les conséquences de la disparition du système international qui structurait le monde depuis 1945. Il prend acte du changement radical qui en résulte en ce qui concerne la posture stratégique de notre pays : pour la première fois de son histoire, la France ne connaît plus de menaces à proximité de ses frontières.
Bien entendu, cela ne signifie pas l’avènement d’un monde sans guerre et sans danger. Ni le libre-échange, ni l’intégration économique ne sont capables, à eux seuls, de produire un nouvel ordre mondial. En conséquence, la vigilance s’impose.
Menaces extérieures (armée professionnelle)
S’agissant des menaces extérieures, la première ligne de notre défense se trouvera, le plus souvent, sur des théâtres éloignés du territoire national. La loi du nombre, qui inspirait le modèle de nos forces classiques, a perdu sa pertinence. Ce qui compte aujourd’hui, c’est de pouvoir disposer de forces à très haute disponibilité, aguerries et tirant le meilleur parti des techniques les plus modernes. Fût-ce pour une action en Europe, la nouvelle donne stratégique implique la projection de forces. À l’évidence, l’armée de conscription ne répond pas aisément à ces exigences. C’est pourquoi, la France sera dotée, dans six ans, d’une armée professionnelle.
Sécurité intérieure
S’agissant de la protection du territoire national, il n’y a plus conjonction entre menace extérieure forte à proximité de nos frontières et menace à l’intérieur. Ce sont, désormais, celles qui posent sur la sécurité publique qui deviennent prééminentes : terrorisme, mafias, drogue, manipulations financières… Pour la protection du territoire national, la notion de sécurité se conjugue donc naturellement avec celle de défense. C’est à la gendarmerie nationale qu’il appartiendra d’assumer cette mission.
Défense nouvelle (coût moindre)
Ce renouvellement des concepts de notre défense s’accompagne d’une préoccupation financière. Notre défense ne doit pas seulement être plus efficace et plus moderne : elle doit également être moins coûteuse. La France est le pays d’Europe qui consacre le plus de moyens financiers et humains à sa défense. De 1985 à 1994, les « dépenses de défense » de la France ont progressé de 2 % en valeur réelle alors qu’elles baissaient de 17 % aux États-Unis, de 20 % au Royaume-Uni, de 21 % en Allemagne… Dans ces conditions, n’est-il pas paradoxal que la guerre du Golfe, mais aussi la Bosnie, aient révélé les limites de notre système actuel ?
Réforme globale des armées
Pour relever ce double défi stratégique et financier, il était nécessaire de définir une méthode. Le président de la République et le gouvernement ont choisi délibérément d’engager une démarche cohérente et d’aborder simultanément, pour mieux les harmoniser, la question de la doctrine de défense, celle des effectifs, celle des équipements et celle de la politique industrielle. En effet, en matière de défense, l’approche, pour être cohérente, doit être globale. Concevoir l’impératif de défense indépendamment de toute autre considération, et particulièrement de celle des ressources financières ne peut qu’aboutir à une politique en trompe-l’œil. Ensuite, s’attaquer aux problèmes de façon fragmentée, sans plan d’ensemble, empêcherait la définition d’un nouvel équilibre de notre système. Les bouleversements du monde affectent, ne l’oublions pas, tous les domaines de la défense.
Industrie de défense (restructurations)
Une fois définie la méthode, il fallait une ligne directrice. Ce fut celle du réalisme et de l’ouverture. Dans le domaine industriel, l’impératif d’autonomie stratégique ne peut plus se traduire par une présence active dans tous les secteurs de l’armement. Compte tenu de la contraction du marché mondial de l’armement et d’une concurrence internationale accrue, notre industrie de défense doit impérativement atteindre une taille critique, réduire ses coûts et conquérir de nouveaux marchés. C’est pourquoi, elle doit se concentrer autour de ses pôles d’excellence et jouer la carte de l’Europe.
Prévention des crises (coopération européenne)
Dans la même logique européenne s’inscrit la priorité que nous accordons, en coopération avec nos partenaires, à la prévention des crises, au développement du renseignement et de l’observation spatiale.
Dissuasion nucléaire française
Notre dissuasion, elle-même, passe d’une ère à une autre. Assurée, grâce à l’ultime campagne d’essais nucléaires, de sa fiabilité et sa crédibilité futures, articulée en deux composantes modernisées, elle demeure une garantie essentielle pour notre indépendance et devient un atout stratégique majeur pour l’Europe qui se construit.
Service national obligatoire ou volontaire
Parallèlement à ces réformes essentielles pour notre défense, s’ouvre un débat qui concerne la nature même du pacte républicain. Alors que le choix de l’armée professionnelle implique la disparition du service militaire dans sa forme actuelle, y a-t-il un avenir pour un service national rénové ? La République appelle-t-elle une obligation de servir avant l’entrée dans la vie active ou doit-on s’en remettre au volontariat ? Peut-on, à travers un service réorganisé autour de trois pôles de sécurité, de solidarité, de coopération internationale et humanitaire, restaurer le terme le plus idéal mais le plus nécessaire de la devise républicaine, la fraternité ? Ces questions sont ouvertes.
Débat (conséquences sur l’école Polytechnique)
Quels que soient les choix qu’effectuera la représentation nationale après le débat qui va se dérouler dans toute la France, ils auront nécessairement des répercussions sur l’année militaire des élèves de polytechnique, et également sur l’école elle-même. Je mesure bien l’intérêt de la « "formation humaine » que vous recevez à l’occasion de ce séjour d’un an comme officier de réserve dans les armées. Je demande donc qu’un groupe de travail étudie toutes les conséquences de la réforme sur l’école, et je donne mandat au président du conseil d’administration, Monsieur Pierre Faure, pour le réunir. Pourquoi en particulier, ne pas envisager une expérimentation à l’école Polytechnique, dès l’année prochaine, de nouvelles formes civiles de service national ? J’attends de la direction de l’école des propositions en ce sens.
École Polytechnique (recrutement)
Par ailleurs, vous savez que le nombre de postes offerts par les administrations aux élèves français à la sortie de polytechnique ne peut augmenter. Une réflexion paraît indispensable afin de préciser les adaptations nécessaires du niveau des recrutements des différents corps de l’État, en particulier ceux dont j’ai la charge : les corps d’officiers des armées et le corps de l’armement. Les armées, dont l’évolution va s’accélérer, offrent aux polytechniciens des carrières variées et des responsabilités particulièrement intéressantes à assumer.
Corps de l’armement
Quant au corps de l’armement, il a joué un rôle important dans la constitution de la base industrielle et technologique de défense sur laquelle la France a bâti son autonomie. Il conviendrait maintenant de redéfinir, outre le niveau de son recrutement, les modalités de formation complémentaire, et plus généralement de carrière.
École Polytechnique (enseignement et recrutement des élèves étrangers)
Je ne voudrais pas conclure sans évoquer la réforme de l’enseignement de l’école qui a été menée dans le cadre du schéma directeur établi par le conseil d’administration présidé par M. Faure. Elle a introduit une diversification qui, je crois, est unanimement appréciée. Je suis, par ailleurs, satisfait que l’ouverture internationale de l’école soit en cours de réalisation.
J’ai signé les textes permettant le nouveau mode de recrutement d’étudiants étrangers. Et sur la proposition de votre conseil d’administration, je viens de retenir l’effectif maximum de 80 élèves étrangers à recruter au concours de 1996.
Je vous confirme à ce sujet que les ressources en provenance de l’État et destinées au fonctionnement de l’école n’augmenteront pas dans les années qui viennent. Les évolutions prévues au schéma directeur et notamment l’accroissement du nombre d’étudiants étrangers devront être réalisées à moyens constants ou par accroissement des autres ressources.
Je vous invite aussi à profiter pleinement, dès cette année, des possibilités nouvelles de formation complémentaire à l’étranger. Vous savez que j’ai soutenu activement ce projet car je suis convaincu que c’est votre intérêt mais que c’est aussi celui de nos entreprises et plus généralement celui de la nation toute entière.
Grande école de la République, haut lieu du savoir, de l’esprit d’entreprise et du service de l’État, Polytechnique, après deux siècles, reste plus que jamais un atout national. Alors qu’aujourd’hui, une promotion passe le relais à l’autre, je voudrais dire à chacun d’entre vous qu’il est à sa manière, et quelle que soit la voie qu’il choisira, porteur de grandes espérances : celles de la France, dans une époque où la complexité appelle l’art de la synthèse, où la mondialisation exige l’audace et l’innovation, où la concurrence généralisée impose la capacité de relever les défis. À vous tous, je souhaite bonne chance.