Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, dans "Le Monde" du 25 juillet 1997, sur l'abandon du rendez vous citoyen et son remplacement par une "journée de préparation à la défense", la réduction des dépenses d'équipement militaire et les coopérations européenne et franco-allemande en matière d'industrie d'armement.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Par quoi allez-vous remplacer le rendez-vous citoyen de cinq jours et comment allez-vous maintenir et développer le lien armée-nation ?
 
Alain Richard : Il nous paraît indispensable, après l’alternance, de rouvrir le débat législatif, le gouvernement garde en mémoire que la conscription n’est que suspendue et doit pouvoir être reprise face à d’éventuels changements stratégiques. L’arrêt du service militaire nous impose aussi de recréer un lien concret des jeunes Français avec la défense.
Le dispositif que je proposerai au Parlement part des principes suivants, concertés avec la représentation nationale. Les jeunes devront se faire recenser à seize ans. Le programme d’instruction civique que le gouvernement a décidé de développer comportera des ouvertures importantes sur les objectifs de la défense. Avant leur dix-huitième anniversaire, les jeunes seront convoqués à un appel de préparation à la défense, limité à une journée, par groupes à taille humaine et sur des sites proches de leur résidence. Cet appel aura pour objet de les familiariser avec l’organisation de notre défense et ses principes d’activités concrètes. Il permettra de tester leur alphabétisation.
En revanche pour alléger cette formalité, nous prévoyons d’organiser un test de santé pour tous les jeunes dans un autre cadre, sans obligation. L’appel de préparation à la défense, obligatoire, sera suivi d’une formation militaire facultative de plusieurs semaines, permettant aux jeunes qui le souhaitent d’acquérir des connaissances de base auprès des armées. Ils pourront donc entrer, à terme, dans la réserve qui sera une composante essentielle du nouveau système et qui recréera une participation effective de citoyens non professionnels à notre défense.
Les modalités seules et pratiques adoptées dans ce dispositif nous permettront de l’étendre aux jeunes des deux sexes dans un délai rapproché. Le débat législatif s’ouvrira dès septembre et le gouvernement restera disponible aux propositions des parlementaires sur ce qui doit être un projet de toute la société française.

Le Monde : Les crédits d’équipement militaire seront amputés de 3,8 milliards de francs en 1997. Comment allez-vous procéder ?

Alain Richard : La situation économique et politique de 1997 a une composante exceptionnelle, qui est la volonté de la France de prendre pleinement part au projet de monnaie unique européenne : cela entraîne des mesures particulières cohérentes avec les grands objectifs de la défense. C’est moi qui proposerait au premier ministre les choix d’économies. Ils se déduiront d’une analyse attentive de ce qui est nécessaire à nos forces pour être pleinement opérationnelles. Par ailleurs, avant la fin de l’année ; le gouvernement a prévu d’ouvrir de nouveaux crédits, correspondant aux besoins des opérations militaires extérieures et à la recapitalisation du GIAT Industries, dont nous soutenons l’effort d’adaptation.

Le Monde : Dès la première année, la programmation militaire 1997-2002 n’est pas respectée. Or vous dites qu’elle est cohérente avec les grands objectifs de défense ?

Alain Richard : Cette cohérence est la raison majeure de mon adhésion à cette loi de programmation. Il s’agit de servir les engagements politiques internationaux de notre pays, auxquels le gouvernement attache la plus grande importance. Rendre nos forces plus mobiles, plus rapidement disponibles, c’est assurer notre capacité à maintenir et à rétablir la paix dans les nombreux endroits où nous jugeons en jeu les valeurs et les intérêts de la France. Notre outil de défense se professionnalise et la gamme de ses moyens concrets est définie en fonction de cet objectif.
La mobilité géographique n’a rien à voir avec l’interventionnisme. Les conflits dans lesquels nous engageons nos forces sont nés de l’agressivité de tiers. La France, or, l’a vu de façon explicite au Congo, se limite à une démarche de sécurisation.
Le respect de la programmation consiste à atteindre les objectifs en moyens effectivement disponibles pour les forces et pas simplement à dépenser les crédits. Nous devons être capables, dans ce ministère, de progresser encore dans la réduction des coûts et dans l’efficacité des programmes.
C’est le devoir élémentaire du gouvernement dans tous les domaines d’action. Quant aux crédits d’équipements dans tous les domaines d’action. Quant aux crédits d’équipement pour 1998, ils seront décidés en cohérence avec la réforme d’ensemble, dont le premier ministre a déclaré assurer le calendrier. Les adaptations de 1997 correspondent à une circonstance particulière.

Le Monde : Les programmes d’armement seront regardés un par un, avez-vous dit, dans le contexte géopolitique qui a changé. L’avion Rafale, le porte-avions « Charles-de-Gaulle », le char Leclerc, le missile stratégique M51, l’hélicoptère NH90 ont-ils encore leur place ?

Alain Richard : Le contexte géopolitique a changé au début de la décennie. Cette mutation a été prise en compte par les décisions antérieures en matière de défense. Mais nous restons vigilants. D’autres changements sont déjà en germe. C’est ce qui me fait prévoir une actualisation régulière de la programmation. Une nouvelle dimension s’est ajoutée à la gestion de nos grands programmes : c’est la coopération. Le gouvernement donne priorité à l’objectif d’une véritable Europe des équipements militaires. C’est en fonction de cette méthode que nous évaluerons le développement des différents programmes, en rappelant aux partenaires industriels que leurs coûts peuvent être allégés.

Le Monde : N’est-il pas contradictoire de reprocher au gouvernement précédent d’avoir pris du retard en matière de restructuration industrielle et, aujourd’hui, de dire qu’il faut prendre son temps et éviter la précipitation ?

Alain Richard : Critiquer le prédécesseur ne fait pas partie de ma démarche en politique. Quant au temps nécessaire pour appliquer les options originales et ambitieuse énoncées par Lionel Jospin au Bourget, je veux simplement noter que trop de gens ont parlé « d’urgence » sans s’être assez informés. Le premier ministre, Dominique Strauss-Kahn et moi-même sommes entrés dans ce dossier dès la première semaine d’activité du gouvernement et la préparation des décisions majeures n’a pas perdu de temps. Les objectifs ont été exprimés publiquement, le Parlement et l‘opinion pourront juger des résultats en temps voulu.

Le Monde : A propos de Thomson CSF, peut-on concilier une participation déterminante avec le fait que ce groupe est voué à s’ouvrir pour devenir européen ? N’existe-t-il pas un risque que d’éventuels partenaires européens assimilent Thomson CSF à une forteresse française ?

Alain Richard : Le choix du gouvernement est de ne pas vendre cette entreprise publique, forte, respectée et très présente internationalement, mais de l’élargir pour renforcer ses chances. Les partenaires européens avec lesquels cette entreprise conclura des accords, après son propre renforcement, sont beaucoup moins dogmatiques que ne le suggèrent les commentaires hâtifs, et ils savent que leur industrie est un enjeu de souveraineté. Ils discuteront en confiance avec le groupe français.

Le Monde : La fusion Dassault-Aérospatiale, qui mènerait à une privatisation des deux groupes, est-elle toujours à l’ordre du jour ?

Alain Richard : La stratégie globale s’organise autour d’une alliance européenne approfondie de toute l’aéronautique civile. Ce processus, à partir du succès d’Airbus, est bien engagé. Nos partenaires européens ont déjà acquis des synergies entre leurs aéronautiques civiles et militaires et c’est aussi un objectif utile pour la France, mais sans perdre de vue la finalité d’ensemble, qui est européenne.
Le gouvernement espère convaincre Dassault-Aviation que ce rassemblement de forces peut se réaliser en maintenant Aérospatiale dans le secteur public.

Le Monde : Les crédits de fonctionnement semblent pratiquement incompressibles durant la programmation. Est-ce le prix à payer pour professionnaliser les armées ?

Alain Richard : La professionnalisation est un projet politique du gouvernement. Les militaires et personnels concernés vont avoir à franchir des mutations exigeantes ; mon rôle est de leur éclairer le parcours, et de bien gérer les différentes étapes. Cela impose, en effet une grande stabilité des ressources affectées à la rémunération des personnels et au fonctionnement des forces, ainsi que des réponses originales aux nécessités accrues de mobilité professionnelle. J’ai la certitude que le gouvernement, solidaire de cette ambition, en prévoira durablement les moyens. C’est la manifestation de l’estime profonde dans laquelle nous tenons les femmes et les hommes qui ont choisi pour métier la défense des autres et qui assument, avec une très grande disponibilité, des missions pouvant aller jusqu’au sacrifice.

Le Monde : N’avez-vous pas le sentiment que la coopération militaire entre la France et l’Allemagne commence à s’essouffler ?

Alain Richard : Je fais partie de ceux pour qui le Traité de l’Élysée, signé en janvier 1963 par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, a été une deuxième création de l’Europe.
La profonde entente entre la France et l’Allemagne est un engagement historique qui éclaire le chemin et, face aux nombreuses difficultés du développement de l’Europe de la défense, la coopération franco-allemande est un point d’appui précieux. Volker Rühe et moi sommes résolus à travailler intensément et en confiance pour bien préparer l’avenir. A long terme, il est souhaitable que l’Allemagne et la France harmonisent entièrement leur programme d’équipement militaire. Nous avons pu faire valider cette option de principe lors du « sommet » de Poitiers. Bien sûr, la poursuite de programmes déjà engagés comporte des difficultés. La volonté politique est de les surmonter.