Article de M. Lionel Jospin, Premier secrétaire du PS, dans "Le Nouvel Observateur" du 7 mai 1997, sur la victoire de Tony Blair en Grande-Bretagne et l'orientation à gauche du Parti travailliste anglais, intitulé "Tony Blair et nous".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Elections législatives en Grande-Bretagne le 1° mai 1997 : victoire du Parti travailliste de Tony Blair. Elections legislatives en France les 25 mai et 1° juin.

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Tony Blair et nous

Nos partis n’ont pas la même histoire ni nos pays les mêmes problèmes. Mais la victoire du PS en France dans trois semaines, venant après celle du Labour, prouverait qu’il existe chez nous aussi un « gauche moderne ». Et l’avenir de l’Europe en serait changé.

J’hésite à dire tout simplement le plaisir éprouvé à la victoire des travaillistes en Grande-Bretagne, tant la bataille pour la récupération politique de cet événement en France a frisé le ridicule et fait éclater la mauvaise foi. Pour en rendre dignement compte, il faudrait toutes les ressources de l’humour britannique. À défaut, cultivons le flegme.

Je suis déjà stupéfait de voir certains commentateurs renvoyer dos à dos la droite et la gauche à cet égard. Comme s’il était aussi surprenant pour la gauche que pour la droite française de se féliciter d’une victoire de la gauche. Nous nous sommes réjouis du succès du Labour, comme nous le ferions pour celui du PSOE en Espagne ou du SPD en Allemagne, comme nous l’avons fait pour celui de L’Olivier en Italie.

Au-delà des différences qui existent depuis toujours entre les partis socialistes, sociaux-démocrates ou travaillistes d’Europe, ils appartiennent au même mouvement historique et se côtoient – leader compris – depuis des décennies dans l’Internationale socialiste. Ce qui est naturel chez nous fait donc un peu bouffon de la part de la droite. On s’étonne que cela ne soit pas davantage soulignés.

Le problème n’est naturellement pas d’assimiler le Labour et le PS. Tous deux sont nés de la montée de la classe ouvrière dans l’Europe industrielle et des premières ébauches – utopistes, pragmatistes, marxistes, religieuses – de la pensée socialiste. Mais ils sont aussi les produits de deux histoires nationales, de traditions culturelles, de systèmes politiques distincts. Il faut une certaine inculture pour sembler découvrir aujourd’hui que les deux partis ne sont pas identiques.

Le dernier cliché à la mode est de dire que le « Nouveau Labour » est moderne alors que nous ne le serions pas. Ce n’est pas manier le paradoxe que de soutenir que le Parti travailliste avait beaucoup plus besoin que nous, ces dernières années, de moderniser sa doctrine. L’appropriation collective des moyens de production, le renoncement unilatéral à la dissuasion nucléaire, la dépendance directe à l’égard des syndicats faisaient, il y a peu encore, partie de son identité. L’effet de « modernité » a semblé d’autant plus fort qu’il était récent.

On dit aussi que l’usure expliquerait pour l’essentiel le désastre électoral des conservateurs. C’est sûr, cela a joué. Mais au-delà de l’usure politique, c’est la déchirure du tissu social en Grande-Bretagne qui se manifeste. Mme Thatcher et M. Major ont donné l’exemple même d’une politique qui bâtit son succès économique – au moins relatif – sur un désastre social et désespère profondément le pays. Comment comprendre, sinon, la puissance d’un rejet qui a conduit les conservateurs à leur plus grande défaite depuis près de deux siècles !

On nous révèle également que Tony Blair est un socialiste un peu libéral. Là encore quelle surprise faut-il rappeler à certains qu’il vit dans un pays qui, avec Adam Smith et Ricardo, a inventé le libéralisme – même si plus tard, avec Keynes, il a appris à le tempérer – et à prôner le libre-échangisme. Qu’il soit un tantinet libéral ne veut pas dire qu’il soit un ultra ni un conservateur. En tout état de cause, la tradition française est toute différente : le libéralisme n’y a été jusqu’à ces dernières années qu’un doctrine économique marginale. Et l’on voit mal pourquoi il faudrait importer de façon irréfléchie le modèle Anglo-Saxon au moment où les Anglais le rejettent vigoureusement dans sa version dure. Notre problème aujourd’hui n’est pas d’emprunter un modèle, il est de rénover le nôtre.

Je crois aussi qu’on mesure mal, de notre côté de la Manche, à quel point les années Thatcher ont marqué la société et les esprits en Grande-Bretagne. Faire quelques pas de côté par rapport aux dogmes, c’est déjà faire preuve de beaucoup d’audace. Pourtant, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, prévoir à la fois l’établissement d’un salaire minimum, la signature de la charte sociale européenne, un programme de lutte contre le chômage des jeunes (financé par une taxation des entreprise privatisées), la priorité à l’éducation, un effort particulier pour la santé, ce n’est pas, en Angleterre aujourd’hui, présenter un programme de droite.

Mais c’est en même temps révélateur. On se demande comment les observateurs en France, si exigeants à notre égard – ceux qui par exemple baillent d’admiration devant le « socialisme britannique » –, réagiraient si nous limitions notre programme à ces quelques points. Nous trouveraient-ils si novateurs ? En réalité le programme travaillistes est un programme de gauche modérée, moins audacieux que le nôtre sur certains points, peut-être parce que le Royaume-Uni, s’il a plus de pauvres que nous, a moins de chômeurs.

Enfin, dans beaucoup de domaines, Tony Blair – échaudé par les défaites précédentes du Labour – a préféré s’exprimer avec prudence, est parfois rester silencieux et s’est souvent contenté de généralités. Face à l’agressivité, à l’intolérance et à la volonté d’intimidation des dirigeants conservateurs, telle attitude était sans doute politiquement et électoralement sage. C’est maintenant, et progressivement, que nous pourrons découvrir ce que sera réellement la politique du nouveau gouvernement britannique.

Elle sera sans doute moins réticente à l’égard de la construction européenne : la Grande-Bretagne cessera de faire bande à part à la queue de peloton européen, pour rejoindre le group central. Mais elle continuera sans doute à défendre ses intérêts vitaux est-ce un si mauvais exemple ? – et elle restera marquée aux réalité sociale, aux problèmes décisifs de l’éducation et de la santé. Tout cela est important.

Il est difficile, enfin, d’anticiper sur ce que seront le centre de gravité, les motivations puis les décisions de l’énorme groupe de plus de 400 députés travaillistes – dont de nombreuses femmes – qui va dominer le Chambre des Communes. Une majorité étroite peut être disciplinée par un « Whip » et, de toute façon, doit beaucoup à son leader. Mais une majorité dominante a davantage la faculté de s’émanciper et il sera intéressant de savoir quelles sensibilités traversent celle-ci.

Tony Blair est un homme nouveau. Il a conduit son parti après dix-huit ans d’attente, à la victoire. Il a contribué à la débâcle des conservateurs. Il provoque une rupture bien venue dans l’histoire récente du Royaume-Uni. Il va maintenant se révéler dans l’action de gouverner. Mes vœux l’accompagnent.

Quant à nous, au moment où les Anglais mettent fin à la phase du capitalisme dur et du libéralisme dogmatique, nous avons pris acte en France des risques d’un étatisme économique que domine la bureaucratie. Mais nous nous distinguons fondamentalement des conservateurs dits libéraux sur trois points fondamentaux, parmi d’autres.

Les services publics. Nous pensons que l’éducation, la santé, la poste, les transports, la sécurité doivent être assurés par la collectivité dans le respect de l’égalité républicaine. Ces services doivent être modernisés.

La régulation du marché. Celui-ci doit être honnête, non biaisé par les ententes, limité dans ses excès et tourné vers la satisfaction des besoins de la population.

La répartition des richesses et du travail. La machiné libère du temps. Le temps libre doit être partagé comme le travail et la richesse, sans nuire aux progrès de l’activité productive.

Par la victoire des travaillistes, le Grande-Bretagne, jeudi, semble s’être rapprochée de nous. Dans quelques semaines, à l’occasion des élections législatives en France, faisons à notre tour un pas vers elle, par la victoire de la gauche. Ces deux événements successifs et de même sens auraient un grand retentissement en Europe et orienteraient heureusement son avenir.

Lionel Jospin