Interview de M. François Bayrou, ancien ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche, et président de Force démocrate, à France-Inter le 2 juin 1997, sur la défaite de la droite aux élections législatives anticipées de 1997, les relations entre les divers partis de droite et du centre, et la stratégie face au Front national.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • François Bayrou - ancien ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche, et président de Force démocrate ;
  • Jean-Luc Hees - Journaliste

Circonstance : Elections législatives les 25 mai et 1° juin 1997.

Média : France Inter

Texte intégral

J.-L. Hees : Votre impression sur ce qui s’est passé hier ?

François Bayrou : Ce qui s’est passé hier, tout le monde le voit bien, c’est un sentiment de malaise critique, au moins à l’égard de la majorité. C’est un sentiment de malaise plus profond qui s’adresse à la politique en général et peut-être aux responsabilités dans la société en général, et qu’il va falloir analyser pour essayer d’apporter une réponse. Cette réponse est en deux parties : la première, c’est que nous serons l’opposition, c’est-à-dire que nous avons-nous aussi des responsabilités vis-à-vis de la France. Ces responsabilités sont doubles : des responsabilités de surveillance de ce qui va se faire pour éviter que cela ne nuise pas trop à la France ; deuxièmement : des responsabilités de ressourcement, de reconstruction de ce que sont les sensibilités qui s’expriment dans la majorité. Vigilance d’un côté ; ressourcement et reconstruction de l’autre.

J.-L. Hees : Reconstruction ou explosion ? Dès hier soir, dès 20 heures, on a entendu un certain nombre de choses qui laissaient entendre que, dans la majorité, il y aurait des comptes à régler.

François Bayrou : C’est exactement à quoi il faut faire attention. Le risque, c’est que les rivalités personnelles s’expriment maintenant, qu’elles le fassent de manière dure et que chacun se fasse une petite chapelle pour lui-même. Ce risque, je travaillerai à l’éviter. Je n’aime pas les polémiques personnelles. Je pense que cela ne résout rien. Mais on a un problème : comme vous l’avez senti, les sensibilités, les principales sensibilités qui forment la majorité ne se sont pas exprimées, n’ont pas pu s’exprimer dans leur différence et leur complémentarité, ce qui fait que nous n’avons pas ratissé, nous n’avons pas élargi notre audience sur des courants politiques très importants en France.

J.-L. Hees : Lesquels ?

François Bayrou : Il y a un courant de droite qui a un grand sens de l’autorité, un courant Pasqua : ce courant ne s’est pas exprimé, n’a pas pu s’exprimer en raison de l’architecture des forces politiques aujourd’hui.

J.-L. Hees : Il est peut-être allé faire un tour du côté du Front national.

François Bayrou : Ben oui, forcément.

P. Le Marc : Il faut la création d’une formation politique pour ce courant ?

François Bayrou : Je n’ai pas parlé de création d’une formation politique : je vous ai dit que mon idée n’était pas aussi simple, puisque je parle d’un courant Pasqua. Il y a un autre courant que je connais bien : le courant du centre. Il est social ; il est européen ; il a une idée d’un Gouvernement différent. Ce courant-là n’a pas pu non plus s’exprimer. On n’entend, du fait de l’architecture de la majorité, que des voix amputées sur la droite, amputées sur le centre. Donc, il faut repenser l’architecture de manière à ce que ces voix qui sont nécessaires et indispensables – je rappelle que ces voix sont fortes dans tous les autres pays européens – puissent se faire entendre. Il faut le faire en évitant les querelles, il faut le faire en gardant à l’ensemble une cohérence nécessaire. On n’est pas là pour faire naître des guérillas à l’intérieur de la majorité : on est là pour que les sensibilités différentes puissent s’exprimer, comme la sensibilité libérale, par exemple. Elle existe et ne s’est pas exprimée.

J.-L. Hees : Cela veut-il dire qu’il faut revoir le rapport de forces entre le RPR et l’UDF ?

François Bayrou : Le rapport de forces est ce qu’il est et il est, grosso modo, équilibré.

P. Le Marc : Avec un avantage au RPR.

François Bayrou : Oui : il y a un avantage historique au RPR qui vient de ce qu’il avait plus de candidatures dans le passé.

P. Le Marc : Cela veut-il dire que l’UDF va prendre davantage d’autonomie par rapport au RPR pour exprimer sa sensibilité ?

François Bayrou : L’UDF est une famille politique. Elle a son autonomie. Il faut que nous réfléchissions à son organisation.

A. Ardisson : Le problème que vous venez de soulever est-il un problème de démocratie interne ou bien est-ce un problème d’autonomie, pas seulement celle de l’UDF par rapport au RPR, mais aussi à l’intérieur de l’UDF entre les deux courants, l’un à vocation très libérale, l’autre centriste social ?

François Bayrou : En effet, la voix de ces deux courants n’a pas été entendue comme elle le devait.

A. Ardisson : Comment auraient-elles dû se faire entendre ?

François Bayrou : Ce n’est pas un phénomène récent : Valéry Giscard d’Estaing l’a souligné hier soir à juste titre en disant que la France manquait de centre politique. Ce centre existe. Ce qui est paradoxal, c’est que ce centre est puissant dans l’opinion. Seulement, il n’a pas pu s’exprimer et se construire. Donc, nous avons maintenant à poser la question de notre équilibre nouveau, de la manière dont la majorité, les sensibilités différentes s’organisent et s’expriment en gardant à l’ensemble la cohérence et la solidité nécessaires, parce que très vite – je ne donne pas plus de quelques mois pour que de nouveau les problèmes se posent de manière si aiguë que la France n’investisse l’opposition nouvelle d’une responsabilité importante, au moins pour témoigner, affirmer, surveiller et proposer.

A. Ardisson : Qu’est-ce que ça veut dire, « s’exprimer » ? Vous avez pu parler vous-même. Est-ce s’exprimer verbalement ou se présenter sous sa propre bannière ?

François Bayrou : Nous y réfléchirons cette semaine. On a du temps devant nous. Désormais, le verdict est acquis. Mais vous sentez bien que quelque chose a manqué à la majorité dans son organisation et dans sa manière d’être. Aujourd’hui, l’opposition a le devoir d’apporter des réponses. Il faut le faire sans manquer le moins du monde à ce dont on a besoin de manière vitale, c’est-à-dire que ses sensibilités s’entendent et se respectent.

J.-L. Hees : On a bien senti hier que les Français avaient besoin de changement, de têtes nouvelles. C’est peut-être cela aussi, le fond du problème de l’ex-majorité, non ?

François Bayrou : Oui : ils ont besoin que leurs sensibilités et leurs attentes soient exprimées comme elles le souhaitent, mieux qu’elles ne l’ont été jusqu’à maintenant.

J.-L. Hees : La cohabitation a l’air de rassurer les Français.

François Bayrou : Je souhaite profondément pour la France qu’ils ne se trompent pas. Mais je n’en crois rien.

P. Le Marc : Quel peut être le fédérateur de cette droite, sachant que le Président est très affaibli et que son autorité sur les siens est également affaiblie ?

François Bayrou : Pour l’instant, ce n’est pas de fédérateur que la droite et le centre ont besoin : ils ont besoin d’une organisation nouvelle et différente. On a besoin d’avoir une solidité et une diversité plus grandes. Aujourd’hui, on perd en diversité et on perd en solidité. On l’a bien vu. Il doit y avoir moyen de trouver des formes différentes.

P. Le Marc : Chacun sur son terrain ?

François Bayrou : Des attentes ont besoin de s’exprimer et qui jusqu’à maintenant ne se sont pas exprimées. J’ai beaucoup défendu depuis des années l’idée qu’on devait gouverner de manière différente. Ne vous trompez pas : ce n’était pas un message seulement pour la droite ! Comme on va le voir d’ici quelques mois, je le crains, on va s’apercevoir que ce message ou cette exigence sont tous azimuts. C’est la société française qui a besoin d’expression différente et de conduite différente. Quant à moi, c’est bien cela que je compte proposer dans le débat.

J.-L. Hees : Où cela va-t-il coincer dans les mois qui viennent ?

François Bayrou : D’abord, je ne le souhaite pas, parce que d’abord et avant tout, c’est de l’avenir de notre pays qu’il s’agit. Mais je crains, pour tout dire, que les promesses qui ont été faites soient tellement irréalistes ! Les Français les ont entendues.

J.-L. Hees : Il y a eu moins de promesses, dans la campagne, du côté de la gauche.

François Bayrou : Les 35 heures payées 39, les 700 000 emplois, etc., nous verrons. Pour nous, cela ne correspond pas à un programme applicable aujourd’hui et respectable par la réalité.

J.-L. Hees : Peut-être que la gauche a compris la leçon de l’élection de 1995, c’est-à-dire que quand on annonce la couleur, il faut s’y tenir, il faut respecter ses engagements ?

François Bayrou : Nous le verrons ensemble. Mais mes craintes sont que ce programme ne corresponde en rien, comme le pensent au fond d’eux-mêmes un certain nombre de leaders de gauche, aux nécessités de l’heure, et qu’il n’y ait derrière tant de promesses, beaucoup de désillusions.

A. Ardisson : Vous avez commencé en disant « nous serons l’opposition ». Serez-vous une opposition rigoureuse, intransigeante ? Je pense aux problèmes qui pourraient se poser sur l’Europe.

François Bayrou : C’est très simple : ma définition de l’opposition ne date pas d’aujourd’hui, ce n’est pas notre première expérience. Tout ce qui est bon, je le soutiendrai ; tout ce qui est mauvais, je le combattrai. Je n’hésiterai pas à dire lorsque c’est bon et à m’opposer avec fermeté lorsque cela ne le sera pas.

A. Ardisson : Et sur l’Europe ?

François Bayrou : Tout ce qui est bon, je le soutiendrai. Tout ce qui est mauvais, je le combattrai.

P. Le Marc : Vous parlez au nom de l’UDF ?

François Bayrou : Au nom de l’UDF et au nom de la famille du centre.

A. Ardisson : Force démocrate peut servir à la reconstruction de la majorité ?

François Bayrou : C’est un point de départ.

A. Ardisson : Plus que l’UDF ?

François Bayrou : Avec l’UDF. Dans l’UDF, il y a deux familles, tout le monde le voit bien : il y a la famille libérale et la famille démocrate. Il faut que ces deux familles trouvent le moyen à la fois de s’exprimer et d’apporter au débat politique français le meilleur de ce qu’elles ont. Pour l’instant, l’organisation que nous avions ne nous le permettait pas.

P. Le Marc : Quelle stratégie envers le Front national ? Les élections ont montré que le parti de Jean-Marie Le Pen avait un pouvoir de nuisance et de destruction considérable vis-à-vis de la droite. Ce parti vous condamne à l’échec électoral, dans une certaine mesure. Quelle stratégie adopter à son égard ? Que faire, face à cette menace qui devient réelle ?

François Bayrou : Nous n’en sommes pas aux stratégies contre des partis politiques ou à se définir uniquement en fonction des autres, et de manière négative. C’est probablement d’ailleurs cela que les Français reprochent souvent à l’expression politique. Désormais, nous avons le devoir de construire pour attirer le plus grand nombre possible de Français, y compris des Français aujourd’hui à gauche et j’espère aussi des Français qui se sont exprimés en votant pour l’extrême droite sans être d’extrême droite. Beaucoup de Français qui ont voté pour les candidats du Front national ne sont pas d’extrême droite. Heureusement ! Il nous reste maintenant à essayer de trouver des expressions politiques convaincantes pour tous. Ma conviction est qu’on peut entraîner bien au-delà des frontières actuelles de la majorité. Les Français qui émettent des votes marginaux, ce ne sont pas des Français marginaux : ce sont des Français qui ressentent plus que d’autres, ou avec plus de désarroi que d’autres, les difficultés de la société dans laquelle nous vivons. Je n’ai pas envie de construire des anathèmes contre eux, avant au moins d’avoir essayé de les convaincre et de les entraîner. Je m’empresse de dire, pour que mes propos prennent tout leur sens, que j’étais bien entendu sur la liste noire de M. Le Pen et que le Front national a fait voter naturellement à gauche dans ma circonscription.

J.-L. Hees : Il y a un mois, il y avait une autre température dans le pays. Quand on parle de faire de la politique autrement, est-ce que cela veut dire que les stratèges, les gens qui font de la communication devraient être écartés de la vie politique ?

François Bayrou : Vous êtes un expert en communication : vous en savez donc quelque chose.

J.-L. Hees : Vous ne répondez pas à ma question !

François Bayrou : Si j’ai des choses à dire, je le dirai de manière interne.