Texte intégral
L’Événement :
Comptez-vous siéger à Bruxelles et à Strasbourg ?
Alain Krivine : Nous n'avons pas l'habitude de nous moquer de ceux qui votent pour nous. Même si les institutions européennes ne sont pas notre tasse de thé, nous y siégerons. Pour moi, qui n'ai jamais eu de mandat électif, cela constituera une heureuse nouveauté. Bien entendu, il ne faut pas entretenir d'illusions : le Parlement européen, seule institution élue de la Communauté européenne, n'a paradoxalement que très peu de pouvoirs.
L’Événement :
Il ne sert donc à rien ?
Alain Krivine
Je n'ai pas dit cela. Nous comptons y agir dans trois directions. La première, c'est de nous emparer des dossiers qui touchent à la vie des gens et aux mouvements sociaux. Nous devons abattre la chape de plomb qui entoure aujourd'hui la construction européenne. Celle-ci est totalement opaque, comme l'est le secret bancaire. Après tout, l'Europe officielle n'est-elle pas d'abord celle des banques ? De ce point de vue, nous pouvons jouer un rôle de découvreurs, de déchiffreurs en rendant public tout ce qui peut l'être. Notre deuxième axe d'action sera d'être une force de proposition pour une harmonisation sociale de l'Europe « par le haut ». Enfin, nous devons être, au sein du Parlement, les porte-parole du mouvement social pour faire entendre la voix des salariés, des chômeurs et des exclus.
L’Événement :
Vous faites liste commune avec Arlette Laguiller et Lutte ouvrière. La mise au point de la plate-forme de campagne a-t-elle été difficile ?
Alain Krivine
Nettement moins dur que prévu. Avec LO, nous partageons de longue date la même condamnation de l'Europe de la finance, en même temps que le refus de tout repli nationaliste. Mais nous avions eu des divergences dans le passé. En 1992, nous avions voté « non » au traité de Maastricht, alors que LO avait appelé à l'abstention. Ces désaccords ont été surmontés. Franchement, de part et d'autre, nous ne pensions pas déboucher si vite sur une plate-forme unitaire aussi complète.
L’Événement :
Les sondages créditent votre liste de 7 % d'intentions de vote. Qu'en pensez-vous ?
Alain Krivine
La prudence s'impose. Les instituts de sondage sont les premiers à dire qu'il est encore trop tôt pour que les estimations soient fiables. Cela dit, c'est la première fois dans l'histoire politique française que l'extrême gauche démarre une campagne avec un tel étiage. A l'évidence, c'est un mouvement puissamment ancré dans l'opinion publique, jugé utile et crédible y compris électoralement. Visiblement, une forte proportion des électeurs de gauche souhaitent sanctionner une politique qui ne répond pas à leurs attentes ni aux espoirs mis dans le gouvernement actuel.
L’Événement :
Dans ces 7 %, quelle part revient à Arlette et quelle part revient à Alain ?
Alain Krivine
Vous me posez une question difficile. « Arlette » a depuis longtemps un électorat fidèle. Elle est devenue un personnage politique reconnu ; mieux, un personnage populaire au bon sens du terme. C'est la seule personnalité politique qu'on appelle par son prénom. En ce qui me concerne, je suis mal placé pour jauger de mon poids électoral réel. Toujours est-il qu'une véritable dynamique se crée, dans laquelle la LCR a toute sa place. La liste LO-LCR prend. Nous avons déjà tenu dix meetings en commun et les salles sont pleines. A quatre mois du scrutin, il y avait plus de 3 000 personnes dans la salle de la Mutualité, un lieu où les autres partis s'abstiennent aujourd'hui de tenir des réunions !
L’Événement :
Vous sortez enfin de la seule mouvance trotskiste...
Alain Krivine
La liste LO-LCR n'apparaît pas ainsi aux yeux de l'opinion publique. Les anciennes réticences à l'égard de nos formations sont gommées. C'est un phénomène qui touche de larges milieux, y compris ceux qui pouvaient avoir des hésitations à l'égard de nos formations : tous ceux qui veulent voter le plus à gauche possible. Qu'ils aient voté socialiste, communiste, écologiste ou qu'ils se soient réfugiés dans l'abstention.
L’Événement :
Vous pariez de réticences envers LO et la LCR. La Ligue n'a jamais vraiment fait peur à gauche.
Alain Krivine
Peut-être parce que nous faisons un peu partie de l'adolescence ou du jeune âge de beaucoup de nos électeurs potentiels. Mais, surtout, parce que nous sommes immergés au sein du mouvement social et y côtoyons tous les jours des milliers de militants associatifs et syndicaux. Ils connaissent nos pratiques unitaires et notre refus de les instrumentaliser à des fins électorales. Quand on voit comment est composée la liste du PC, on se dit que tout le monde ne peut en dire autant...
L’Événement :
En revanche, LO traîne derrière elle un fort parfum de « secte »...
Alain Krivine
Cela me parait bien exagéré et cette campagne concorde curieusement avec le poids électoral pris par notre partenaire ces dernières années. Personne ne se penchait sur LO voilà cinq ou dix ans ! Cela dit, LO a ses propres formes d'organisation que nous ne partageons pas. Elles s'apparentent un peu à celles des partis communistes à un moment de leur histoire. Ce n'est pas infamant. LO a choisi d'être présente principalement dans les entreprises, notamment celles du secteur privé, où la répression patronale peut être plus forte. Nous, nous avons choisi d'intervenir aussi dans le mouvement social : lutte des femmes, sans-papiers, mobilisation antifasciste... Ces choix font que nous n'avons pas la même image dans le public. Au-delà de ces différences, pointer LO comme une secte alors que sa porte-parole est extrêmement populaire et que se sont présentés au grand jour des centaines de militants de cette organisation lors des législatives relève d'une certaine extravagance.
L’Événement :
Et vous, faites-vous peur à quelqu'un ?
Alain Krivine
Sans doute dans l'extrême droite ou dans le grand patronat, mais ce n'est pas mon problème.
L’Événement :
A qui vous adressez-vous en priorité ?
Alain Krivine
Arlette dirait : aux travailleuses et aux travailleurs (rire). En fait, à tous ceux qui sont victimes du fonctionnement absurde de notre société : les femmes au temps partiel imposé, les jeunes précarisés, les enseignants insultés, les chômeurs rejetés... La liste serait longue de tous ceux qui vivent une souffrance sociale. Ce ne sont pas seulement ceux qui manifestent. En décembre 1995, ils étaient des centaines de milliers et ils exprimaient les aspirations de millions de gens. On a parlé, à l'époque, de grève par procuration, il y a du vrai. Alors que les inégalités grandissent, que le malaise social s'étend, le poids du chômage fait que les salariés hésitent à entrer en conflit, notamment dans le privé où l'on vous fait sentir que, « si vous n'êtes pas content, il y a des chômeurs disposés à prendre votre place ». Dans le secret des isoloirs, tous ceux qui sont victimes de ce véritable harcèlement social pourront dire « ça suffit ! » et se prononcer pour une gauche 100 % à gauche. Car une autre politique est possible.
L’Événement :
Vous me pardonnerez de plagier un individu que vous n'aimez pas à juste raison : la LCR, combien de divisions ?
Alain Krivine
La Ligue, cartes sur table, c'est plus de 2 000 militants, sans compter sur les JCR - l'organisation de jeunesse, indépendante, qui intervient principalement en milieu lycéen et étudiant. C'est donc une petite formation, mais, depuis 1995, nous progressons avec une forte accélération depuis un an.
L’Événement :
On à l'impression qu'un double duel se déroule à gauche, entre vous et Daniel Cohn-Bendit, puis entre vous et Robert Hue.
Alain Krivine
Ils ont un point commun que je ne partage pas : tous deux appartiennent à la gauche gouvernementale. Cohn-Bendit aura beau dire et faire, il est l'un des porte-parole du pouvoir en place. Quant au PC, il est confronté à une contradiction quasiment insoluble : avoir des ministres qui appliquent une politique de recul social en bien des points et des militants qui participent, avec nous, à des luttes contre la politique sociale de « leur» gouvernement. C'est une position intenable. De fait, la liste du PCF, c'est la liste « ni pour ni contre » Maastricht. Du coup, pour établir sa liste Robert Hue n'a pas sorti son programme mais son carnet d'adresses mondaines, en faisant appel à une forte proportion de rescapés de la Mitterrandie.
L’Événement :
Parlons de Cohn-Bendit, qui fut jadis votre camarade de combat. Comment jugez-vous son itinéraire politique et les positions qu'il défend aujourd'hui ?
Alain Krivine
Les Verts l'ont choisi pour faire des voix. Soyons clairs : quand il est attaqué comme juif ou comme étranger par certains chasseurs — heureusement bien minoritaires —, moi je suis du côté du gibier. Il m'arrive d'être d'accord avec lui, sur le nucléaire, les sans-papiers ou la dépénalisation des drogues douces. Pour toutes les autres questions de fond, notre désaccord est total, y compris sur la notion de « développement durable » et de l'écologie qui ne peuvent être défendus dans le cadre de l'actuelle économie de profit dévastatrice pour notre environnement. Son programme, c'est celui de Jospin mâtiné de Madelin qui, d'ailleurs, lui fait des œillades complices. Désormais, son truc c'est de se dire « médiateur » Mais entre qui et qui ? Entre la Banque centrale européenne et les millions de chômeurs et d'exclus ? 1l faut choisir qui l'on veut représenter...
L’Événement :
Jean-Pierre Chevènement a choisi de ne pas présenter de liste aux élections européennes. Cela vous surprend-il ?
Alain Krivine
Il a choisi de faire liste commune avec le PS. Ainsi, pour deux strapontins européens, le sauvageon anti-maastrichtien rentre au bercail social libéral, quitte à anesthésier son Mouvement des citoyens (MDC). La crédibilité du MDC en prend un coup. Songeons au spectacle qu'offre la gauche gouvernementale. On voit le PC avaler les couleuvres des privatisations ; le MDC, déguster le boa maastrichtien ; les Verts, digérer l'anaconda nucléaire, et tout cela au nom d'un prétendu réalisme. C'est ce type d'attitude qui détourne les citoyens de la politique et peut faire le jeu des fascistes. désormais embusqués en doublette... Nous ne nous trompons pas d'adversaires. C'est la droite et l'extrême droite qu'il faut battre. Mais, pour cela, il faut aussi changer la gauche.
L’Événement :
Admettons que vous fassiez un score proche de celui du PC. Cela peut conduire à une recomposition du paysage politique à gauche.
Alain Krivine
Nous verrons bien quels seront les scores respectifs. Ce que je souhaite vivement, c'est que les résultats montrent un espace, le plus grand possible, à la gauche du social libéralisme et que cette donne inédite permette de constituer une nouvelle force résolument anticapitaliste, répondant à l'attente de tous les acteurs, du mouvement social, aux espoirs de tous ceux qui désespèrent d'une gauche de conviction susceptible de mettre en œuvre un programme radical de transformation sociale.
L’Événement :
Vous voulez incarner la gauche de la gauche et vous ne parlez plus beaucoup de trotskisme,comme on le faisait dans les années 70. Qu'est-ce qu'être trotskiste aujourd'hui ?
Alain Krivine
Posée ainsi, la question semble bizarre. Le trotskisme a été un moment du combat de révolutionnaires, de communistes qui, au nom de leur idéal, refusaient l'horreur stalinienne. Je crois que cela a été à leur honneur que de montrer combien le stalinisme était l'exacte négation du communiste. A l'époque, il fallait bien un certain courage pour le dire. Aujourd'hui, c'est devenu un lieu commun. A l'aube du XXI siècle, se réclamer de cette tradition, c'est avant tout aider à rendre possible, de nouveau, la grande espérance révolutionnaire de l'émancipation humaine. C'est se consacrer à mettre sur pied un puissant mouvement anticapitaliste ouvert à tous les courants : ceux issus du mouvement ouvrier comme ceux se réclamant du féminisme, de l'écologie par exemple, mais également aux dizaines de milliers de femmes et d'hommes s'étant radicalisés dans les secteurs associatifs : défense des chômeurs, des exclus, des sans-papiers, mouvements antiracistes et antifascistes... Nous y travaillons. Nous y travaillerons d'autant mieux si la liste LO-LCR fait la percée attendue car cela sera un encouragement à toutes celles et à tous ceux pour qui le capitalisme ne constitue pas le seul horizon.
L’Événement :
Vous militez depuis le début des années 60, d'abord au sein du Parti communiste puis à la JCR devenue Ligue communiste et, après sa dissolution, Ligue communiste révolutionnaire. On peut dire de vous que vous êtes un homme de convictions. Pourtant, n'avez-vous jamais été tenté par le doute ?
Alain Krivine
J'ai horreur des gens qui pensent posséder la vérité avec un grand « V ». Nous avons pu commettre des erreurs de tactique, des fautes politiques, je l'admets et il faut en discuter. Cela dit, je n'ai jamais douté de la nécessité absolue de refuser, une société qui est de plus en plus intolérable. Quand j'entends, le matin, à la radio, les bulletins sur les hausses boursières en fonction du nombre de licenciements, cela me révulse. Je ne pourrai jamais me résoudre à accepter la déliquescence de cette société, qui aboutit, dans certaines régions du monde, au retour de la barbarie à l'état pur.
L’Événement :
Vous dénoncez la personnalisation excessive de la vie politique française. On peut donc vous demander s'il y a un après Krivine possible à la LCR ?
Alain Krivine
La question ne se pose même pas. Si je fais l'objet d'une certaine personnalisation. c'est à l'extérieur du mouvement, pas à l'intérieur. Bon, cela ne veut pas dire que les militants m'ignorent. Il y a un certain respect envers moi, mais nous sommes totalement sur un pied d'égalité et il n'y a aucun culte du chef. Notre direction est très collégiale avec une moyenne d'âge de 39 ans et il m'est arrivé d'être mis en minorité sur tel ou tel aspect de notre politique, A l'extérieur. la personnalisation joue un rôle, On le voit d'ailleurs bien dans toutes les organisations. C'est une situation que je ne trouve pas saine. même si nous devons composer avec.
L’Événement :
Si vous aviez un seul regret à formuler, quel serait-il ?
Alain Krivine
Un seul, c'est peu ! Peut-être que Mai 68 n'ait pu se traduire, aussi vite et aussi fort qu'il me le semblait souhaitable, sur le plan politique. Je déteste jouer à l'ancien combattant, mais un mouvement de ce type ne se rencontre pas tous les ans. Il a contribué à l'émancipation de toute une génération, mais n'a pas eu la postérité qu'il méritait au niveau politique et, surtout, électoral. Nous avons peut-être raté le coche à l'époque. Il faut s'interroger à ce propos. Pourquoi a-t-il fallu attendre trente ans pour assister à une véritable percée de l'extrême gauche ? La question n'est pas simplement théorique.
L’Événement :
Nul n'étant infaillible, quelle est votre principale faute politique ?
Alain Krivine
Il y en a eu, c'est évident. La plus sérieuse, c'est le fait de n'avoir pas pris immédiatement position quand les troupes soviétiques ont envahi l'Afghanistan sous prétexte du caractère moyenâgeux des opposants. Nous aurions dû condamner immédiatement cette invasion, comme nous l'avions fait pour la Tchécoslovaquie et toutes les autres. En politique, il est essentiel de ne pas faire d'erreur de principe ou de morale. Heureusement, c'est la seule de ce type que nous ayons commise. Pas si mal pour un mouvement déjà trentenaire !