Article de M. Bernard Stasi, vice-président de FD, dans "Libération" du 25 juin 1997, sur les conséquences d'une éventuelle alliance de l'UDF et du RPR avec le front national, intitulé "Alliée au FN, le droite perdra encore plus".

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Malgré les démentis embarrassés de ses principaux lieutenants, un peu gênés par la franchise brutale de leur chef, il est incontestable que le leader du Front national n’avait pas de plus grande ambition, lors des récentes élections législatives, que de faire mordre la poussière à la coalition UDF – RPR. Et nul ne peut nier que la stratégie mise en œuvre par son parti a activement contribué à la victoire de l’opposition de gauche.

Le calcul est facile à faire. Si l’on fait le compte des candidats du FN maintenus au second tour, à seule fin que leurs voix ne se reportent sur le représentant de la majorité sortante, et des candidats UDF ou RPR nommément désignés par M. Le Pen comme devant être éliminés à tout prix, on s’aperçoit que, dans une cinquantaine de cas au moins, le Front national a fait pencher la balance, de façon délibérée et décisive, en faveur de la gauche.

Si la majorité sortante avait gagné ces cinquante sièges, elle serait restée la majorité. Cette évidence arithmétique n’enlève rien à la légitimité de la victoire de la gauche. Et ce serait faire preuve de mauvaise foi que de l’accuser, en cette circonstance, de complicité avec le Front national.

On peut tout de même s’étonner de voir que les vainqueurs des élections législatives ont accepté, sans la moindre gêne, de bénéficier de faveurs qu’ils n’auraient pas manqué de dénoncer avec une vertueuse indignation si leurs adversaires en avaient profité. Peut-être est-ce tout simplement parce que la gauche, à ses propres yeux, ne saurait, pas nature, être soupçonnée en matière de vertu républicaine.

Quoi qu’il en soit, si le traitement de faveur dont elle a été l’objet de la part du FN ne saurait justifier que l’on reproche à la gauche de s’être livrée à des turpitudes électoralistes, la majorité sortante peut légitimement, quant à elle, revendiquer comme un honneur d’avoir été la cible privilégiée de M. Le Pen et de ses amis. Ce n’est pas vraiment une consolation, mais cela doit être un motif de fierté.

À la lumière de ces récentes péripéties électorales, combien excessives, sinon dérisoires, apparaissent aujourd’hui, rétrospectivement, les procès en « lepénisation » dont le Gouvernement et la majorité d’hier avaient été souvent l’objet, de la part de l’opposition de gauche et de nombreux intellectuels, et notamment lors du débat sur les textes visant à lutter contre l’immigration clandestine !

Certes, à l’occasion de ce débat, certains dérapages avaient eu lieu, justifiant la vigilance et les avertissements de ceux qui, dans la majorité alors au pouvoir, avaient toujours considéré qu’un mur devait la séparer, dans le domaine politique comme dans le domaine idéologique, du Front national. Mais le gouvernement d’Alain Juppé avait plutôt bien résisté à l’offensive de quelques parlementaires de la majorité qui voulaient faire adopter des amendements directement inspirés par les théories du Front national, en s’appuyant sur cet argument fallacieux selon lequel la façon la plus efficace de contrer ce parti serait de s’aligner sur ses positions.

Par ailleurs, faut-il rappeler, jamais, depuis que le FN a fait irruption dans la vie politique de notre pays, un président de la République et un Premier ministre n’avaient condamné avec une telle vigueur les théories du FN et manifesté avec une telle constance la volonté de les combattre que ne le firent Jacques Chirac et Alain Juppé. Jamais le centre et la droite républicaine n’avaient, dans leur ensemble, marqué aussi clairement leurs distances vis-à-vis de l’extrême droite. Oui, la majorité sortante avait bien mérité la hargne de M. Le Pen. Puisse-t-elle, devenue l’opposition, continuer à la mériter !

Or, le danger existe aujourd’hui, qu’après avoir analysé les raisons de l’échec, certains, dans les rangs de la nouvelle opposition, ne cherchent à s’attirer les bonnes grâces du Front national, en s’appuyant sur le raisonnement simpliste selon lequel le FN nous ayant fait perdre les élections, nous ne pouvons pas, à l’avenir, les gagner sans lui. Oui, on peut redouter que l’appel à la « discipline nationale » que M. Mégret vient de lancer trouve des oreilles complaisantes.

Ce serait pourtant, pour l’UDF, et le RPR, faire une erreur de calcul que d’entrer dans le jeu qui leur est proposé par le lieutenant de M. Le Pen.

En additionnant les voix respectivement recueillies, lors des récentes élections législatives, par l’ancienne majorité et par le Front national, on obtient certes un score supérieur à celui réalisé par la gauche. Mais cette addition ne correspond à aucune réalité politique et ne saurait nullement fonder l’espoir de constituer une majorité nouvelle. En effet, si une alliance quelconque était nouée, voire esquissée, entre la droite et l’extrême droite, les nombreux électeurs du Front national, qui détestent la droite autant, sinon plus, que la gauche, porteraient leurs suffrages ailleurs ou se réfugieraient dans l’abstention.

De leur côté, ceux des électeurs traditionnels du centre et de la droite modérée qui répugnent à tout compromis politique comme à la moindre compromission idéologique avec le Front national tireraient aussi les conséquences de ce qu’ils considéraient comme une trahison. Et n’oublions pas que si, au cours de ces dernières années, le Front national a vu augmenter régulièrement le nombre de ses électeurs, s’est accru aussi, dans une plus forte proportion, le nombre de Français, aux sensibilités politiques diverses, qui éprouvent un sentiment de rejet à l’égard du Front national. Ce qui, en passant, témoigne de la bonne santé républicaine de notre nation.

Au-delà de ces considérations arithmétiques, si les formations politiques de l’ancienne majorité décidaient de chercher le salut en s’alliant, insidieusement ou ouvertement, à un parti dont elles n’ont cessé de dénoncer les valeurs comme étant radicalement opposées à celles de notre humanisme républicain, elles signeraient aux yeux des Français, après leur échec politique, une capitulation morale dont elles auraient du mal à se remettre. Et elles contribueraient à aggraver encore le discrédit dont souffre la politique dans notre pays. Ne perdons pas le respect des Français après avoir perdu leur confiance. Et faisons-en sorte que le temps de l’opposition soit aussi celui de la réflexion.

Cherchons donc à comprendre, mieux que nous n’avons su le faire jusqu’ici, pour quelles raisons, pour exprimer quel désarroi, pour crier quelle colère, pour lancer quel appel au secours, tant de nos concitoyens, au cours de ces dernières années, ont fait le choix de voter pour un parti dont l’image, aux yeux de la grande majorité des Français, est si mauvaise.

Chercher à mieux comprendre les peurs, les souffrances et les humiliations qui ont amené tant d’électeurs à faire ce choix électoral, ce n’est pas vouloir, si peu que ce soit, justifier une plus grande complaisance à l’égard des théories du FN. La compréhension et aussi le respect dus à ses électeurs (du moins à la plupart d’entre eux) ne sauraient rendre plus acceptable les funestes théorie qui risquent d’empoisonner de plus en plus la conscience nationale. Les inquiétudes justifiées et les sentiments respectables que veulent exprimer certains des électeurs du Front national n’enlèvent rien à la perversité intrinsèque de l’idéologue de ce parti.

En tout cas, par cet effort de réflexion, non seulement la nouvelle opposition se préparera à assumer à nouveau un jour la responsabilité de gouverner notre pays, mais elle contribuera à rétablir dès maintenant, entre les citoyens et les responsables politiques, un climat de dialogue, de compréhension et de confiance dont l’absence, aujourd’hui, est lourde de tous les dangers.