Texte intégral
L’éditorial d’Arlette Laguiller du 5 mars 1999
Un « plan » dirigé contre les travailleurs
Dans un récent rapport, le commissariat au plan a proposé de porter progressivement de 40 à 42,5 années la durée de cotisation nécessaire pour qu’un salarié puisse bénéficier d’une retraite à taux plein. Et si le gouvernement n’a pas encore fait connaître sa position sur ce rapport, celui-ci est manifestement destiné à préparer l’opinion publique à de nouvelles attaques contre le régime des retraites.
Ce ne serait pas la première du genre. Jusqu’en 1993, la durée de cotisation exigée n’était que de 37,5 années. C’est le gouvernement Balladur qui a décidé de la porter progressivement à 40 ans et de calculer progressivement le montant des retraites non plus sur les dix, mais sur les vingt-cinq meilleures années (ce qui était une manière hypocrite d’en diminuer le montant). Mais le gouvernement de la « gauche plurielle » qui lui a succédé a continué à appliquer les mesures préparées par Balladur.
Le commissariat au plan n’est certes pas le premier à prendre une position de ce genre. La presse publie régulièrement des déclarations d’hommes politiques ou d’économistes favorables à un tel report de l’âge de la retraite. Et tous ces gens-là présentent cette mesure comme la seule solution à un problème qui serait d’ordre démographique, lié à l’allongement de la durée de la vie, en oubliant que le principal problème qui se pose aujourd’hui est celui du chômage et de ses conséquences.
Ce pays compte officiellement plus de trois millions de travailleurs condamnés au chômage total et autant de travailleurs réduits à un chômage partiel. Dans l’industrie, le patronat réclame l’aide des pouvoirs publics (c’est-à-dire des finances publiques) pour exclure de la production, en les envoyant en « préretraite », les travailleurs de plus de cinquante-cinq ans qu’il ne juge plus assez « productifs », parce qu’ils ne parviennent plus à suivre des cadences de travail de plus en plus rapides, ou à s’accoutumer à des horaires déments. Dans ce contexte, parler de retarder encore l’âge du départ en retraite paraît complètement irrationnel.
Mais les gens qui proposent cela ne sont pas fous. Ils savent bien que si l’âge de la retraite était repoussé de quelques années, cela ne ferait qu’augmenter le nombre de chômeurs, aussi bien parmi les plus jeunes, qui trouveraient encore plus difficilement un emploi, que parmi les plus vieux, dont le plus grand nombre devrait aller s’inscrire à l’ANPE. Mais cette mesure apparemment aberrante serait un moyen de reporter une partie des dépenses des caisses de retraite sur les caisses chômage et, en même temps, d’abaisser le niveau de vie de toute une fraction de la classe ouvrière. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, quand le grand patronat, les gouvernants et les économistes à son service parlent de faire des « économies ».
Les difficultés des caisses de retraite, comme le prétendu trou de la Sécurité sociale, sont des conséquences directes de la situation actuelle : un chômage qui ne diminue pratiquement pas, un nombre de travailleurs précaires et de salariés payés en dessous du SMIC qui ne cesse d’augmenter, alors que les possédants qui vivent des revenus de leur capital (c’est-à-dire du travail des autres !) voient au contraire leur fortune s’accroître sans cesse (de 30 % pour la seule année 1998).
Alors, on ne peut pas lutter efficacement contre le chômage si on n’est pas prêt à taxer plus fortement les bénéfices des grandes sociétés, à réquisitionner les entreprises qui font des profits et qui suppriment tout de même des emplois. Il n’y a que comme cela que l’on pourrait trouver l’argent nécessaire à la création immédiate des centaines de milliers d’emplois utiles à la collectivité qui manquent dans l’enseignement, dans les hôpitaux, dans les transports, pour pouvoir assurer des services publics de qualité ; pour construire les logements et les équipements qui rendraient vivables les quartiers ouvriers.
Manifestement, les hommes qui nous gouvernent ne sont pas prêts à cela. Une fois de plus ils se préparent à faire payer au contraire cyniquement les plus pauvres. Mais si la classe ouvrière laissait éclater sa colère, cela leur inspirerait sans doute de salutaires réflexions.
L’éditorial d’Arlette Laguiller du 12 mars
Pour supprimer le chômage, prendre l’argent où il est
Il y a une semaine, le patron de Renault et celui de Peugeot-Citroën se sont succédé pour exprimer leur satisfaction devant la hausse des bénéfices de leurs entreprises respectives. Chez Renault, avec 8,8 milliards, en augmentation de 63 % pour une seule année, c’est même un bénéfice record. Chez Peugeot-Citroën, la hausse est tout aussi spectaculaire. Voilà qui témoigne de la santé éclatante de la construction automobile en France, commentait la presse. Voilà de quoi combler les actionnaires, à qui les deux entreprises ont annoncé des dividendes supplémentaires.
Mais quel est l’intérêt de cette « bonne santé » de l’entreprise pour les travailleurs, pour ceux qui font marcher les usines Renault et Peugeot-Citroën, qui produisent ces voitures dont on vante le succès commercial ? C’est à eux que la direction de l’entreprise fait payer la réduction des coûts de production, c’est à eux qu’elle impose des cadences de plus en plus dures, c’est à eux qu’on voie jusqu’aux temps de pause ou de repas. C’est à eux qu’on impose des variations d’horaires au gré des besoins du seul patron, la flexibilité croissante, les heures supplémentaires, le travail du samedi. Ce sont eux dont on détruit la vie personnelle et familiale, dont on use la santé pour que Schweitzer d’un côté, Folz de l’autre, puissent se vanter auprès des actionnaires présents et futurs des profits croissants de l’entreprise.
Les deux trusts de l’automobile ne constituent pas une exception. La plupart des grandes entreprises, dans l’industrie mais aussi dans le grand commerce, les banques et les assurances, annoncent des profits insolents, au prix de l’aggravation des conditions de leurs travailleurs.
Est-ce que ces profits servent au moins à réduire le chômage ? Mais non ! Les politiciens, relayés par les médias, ânonnent pourtant depuis des années que c’est en obtenant des profits élevés que les entreprises créeront des emplois.
Mais c’est l’inverse qui se passe : c’est en supprimant des emplois, en produisant plus avec un nombre plus faible d’ouvriers surexploités que les entreprises augmentent leurs profits. Chez Peugeot-Citroën, d’après les chiffres de la direction qui s’en vante, le nombre de voitures produites a augmenté de 7,7 % en 1998, alors que les effectifs ont baissé de 2,3 %. Et l’accord sur les 35 heures signé dans cette entreprise n’y changera rien : au lieu de créer des emplois, il officialise leur suppression ! Avec la loi Aubry, le gouvernement n’a fait qu’offrir aux patrons des armes légales pour aggraver la condition ouvrière.
Chez Renault, pendant que la production n’a cessé de s’accroître, 13 000 emplois ont été supprimés en quelques années, brutalement comme à Vilvorde ou discrètement, en ne remplaçant pas à leurs postes de travail ceux qui partent à la retraite. Pourtant, moins d’un quart du bénéfice de Renault suffirait à maintenir ces emplois. Par la même occasion le travail des autres serait allégé. Eh bien, non, le choix de Renault, dont l’Etat reste l’actionnaire majoritaire, c’est de pousser les uns vers l’inactivité forcée et l’ANPE, pendant que les autres se tuent au travail. C’est ce qui se passe aussi chez Peugeot-Citroën et dans toutes les grandes entreprises.
Voilà la cause du chômage ! Voilà pourquoi six millions de femmes et d’hommes dans ce pays sont condamnés à survivre avec des minima sociaux ou avec le salaire à peine plus élevé d’un emploi précaire. Voilà pourquoi la misère se généralise !
Patronat et gouvernement nous font la démonstration que pour sauver des emplois, il faut interdire aux grandes entreprises d’en supprimer, sous peine de réquisition. Mais aussi qu’il y a de quoi financer la création d’emplois utiles en nombre suffisant pour que chacun ait un travail et un salaire corrects : il faut prendre pour cela sur les profits des entreprises. Lorsqu’ils se sentiront en situation d’engager la lutte contre le patronat, les travailleurs sauront se souvenir de la leçon – et imposer les revendications qui en découlent.
L’éditorial d’Arlette Laguiller du 19 mars
Scandale et crise à Bruxelles
Contrôler ceux qui nous gouvernent… et ceux qui gouvernent l’économie
Avec la démission de la Commission de Bruxelles, c’est la première fois que les institutions européennes s’offrent un scandale d’un type dont les différents gouvernements nationaux sont coutumiers depuis toujours. Des membres de la Commission, au premier rang desquels l’ex-Premier ministre français Edith Cresson, ont abusé de leur position pour placer leurs amis dans les administrations bruxelloises. Les dépenses de celles-ci auraient largement favorisé un certain nombre de sociétés. Enfin, d’importantes sommes d’argent auraient disparu et on devine qu’elles n’ont pas été perdues pour tout le monde.
Tout cela est d’une affligeante banalité et ne fait que s’inscrire dans la longue liste d’affaires du même type que l’on connaît dans tous les pays et notamment en France, et qui concernent aussi bien des élus que des personnalités nommées par les autorités politiques. Tout ce beau monde, lié par un entrelacs de relations et de complicités, dominé surtout par l’avidité à se faire de l’argent à partir des positions qu’il occupe, se considère comme étant au-dessus de ces lois qu’il vote ou est chargé de faire appliquer. Roland Dumas, Edith Cresson, en passant par Tiberi ou Carignon, ne sont que les illustrations les plus récentes d’un tel comportement.
Que ce soit au niveau d’un pays comme la France ou au niveau de l’administration européenne, ces gens-là se piquent de gouverner, d’avoir un programme et des projets, font des discours. En réalité ils sont pratiquement interchangeables, et ne gouvernent que dans la mesure où ils obéissent aux impératifs dictés par d’autres.
Les grands groupes industriels et financiers et ceux qui les dirigent ne sont pas élus, mais ils ont les moyens d’imposer leurs choix, en fonction de leurs intérêts, aux gouvernements nationaux quels qu’ils soient. Le seul rôle des politiciens, qu’ils soient nationaux ou européens, est de présenter ces choix comme inévitables, comme découlant des nécessités de la société moderne ou de la concurrence et de la logique des « marchés », et l’on en passe. En fait ces choix ne répondent qu’aux intérêts, à la soif de profit immédiat d’une toute petite poignée de grands capitalistes. Et lorsque ces politiciens sont trop usés, trop discrédités, lorsqu’ils ont trop visiblement abusé de leur position pour leurs petits intérêts, cela ne coûte pas cher de les changer pour d’autres qui poursuivront la même politique.
En France, le gouvernement Jospin a pris ainsi la succession du gouvernement Juppé en poursuivant à très peu de choses près la même politique. Il l’a même dépassé en matière de privatisations, il poursuit la même politique de réductions d’effectifs dans les services publics, tout cela pour pouvoir consacrer l’argent de l’Etat à subventionner les grandes entreprises capitalistes sous prétexte de les aider à « créer des emplois ». Mais celles-ci ne créent pas d’emplois, elles continuent à en supprimer. Elles prennent même appui sur les lois mises en place par ce gouvernement, comme celle dite des 35 heures, pour augmenter la flexibilité, modifier les horaires de travail, augmenter les cadences et faire faire plus de production par moins de personnel. Elles peuvent alors afficher des profits records, étaler leur richesse dans les commentaires des journaux économiques, se consacrer à la spéculation internationale, tandis que la pauvreté, la précarité sociale, le chômage, ne cessent de gagner du terrain.
Voilà comment, voilà qui gouverne vraiment dans cette société. Inverser cette logique absurde, qui enfonce le monde dans une catastrophe économique et sociale, ne sera possible que si les travailleurs, la population pauvre dans son ensemble, réussissent à imposer leur contrôle sur toutes ces décisions qui se prennent prétendument au nom du peuple.
Cela signifierait contrôler les fonctionnaires de Bruxelles bien sûr, mais aussi d’abord ces gouvernements nationaux qui se succèdent en se disant l’un de droite, l’autre de gauche, tout en menant la même politique en faveur des possédants. Cela signifierait rendre tous ces gens-là réellement contrôlables et révocables en permanence par la population elle-même.
Et cela signifierait aussi et surtout que les travailleurs réussissent à contrôler les richesses, à imposer que les décisions en matière économique soient prises en fonction des intérêts du plus grand nombre, pas en fonction du baromètre des profits d’une poignée de grands capitalistes. Ce n’est pas de l’utopie, c’est possible et nécessaire, à l’échelle d’un pays comme à l’échelle de l’Europe, car les travailleurs constituent une majorité et surtout ce sont eux qui produisent toutes les richesses et qui doivent en avoir le contrôle.
L’éditorial d’Arlette Laguiller du 26 mars
Le plan gouvernemental sur les retraites
Une agression contre tous les travailleurs
Le gouvernement devait présenter jeudi 25 mars aux confédérations ouvrières et patronales un rapport sur la réforme des retraites, rapport qui propose de porter de quarante à quarante-deux ans et demi la durée de cotisations nécessaire pour avoir droit à une retraite à taux plein.
Une telle mesure, alors qu’il existe dans le pays au moins trois millions de travailleurs réduits au chômage total, sans compter ceux qui sont au chômage partiel, paraît absolument aberrante. Ce n’est certes pas le fait de repousser l’âge de la retraite qui va créer des emplois, et à un moment où beaucoup de grandes entreprises veulent rajeunir leurs effectifs et poussent leurs salariés les plus âgés vers la sortie, en recourant aux préretraites, le seul résultat que cette mesure serait susceptible d’entraîner pour les travailleurs les plus âgés serait d’en obliger un plus grand nombre encore à s’inscrire à l’ANPE à la fin de leur vie professionnelle, avec la diminution de niveau de vie que cela impliquerait. Mais les conséquences que ces mesures pourraient avoir pour les travailleurs constituent le dernier souci du gouvernement.
Comme d’habitude, les hommes politiques qui préparent ce mauvais coup vont s’abriter derrière les recommandations de gens présentés comme des spécialistes de la science économique, en l’occurrence un polytechnicien qui a travaillé à l’INSEE… avant de faire carrière dans la Banque, à la BNP. Le rapport de cet économiste est donc censé prendre en compte tous les facteurs démographiques et économiques : l’augmentation de l’espérance de vie, le départ à la retraite à partir de 2005 de la génération du baby-boom qui avait suivi la fin de la guerre, la diminution du montant global des cotisations retraites, tout… sauf le montant record des bénéfices qu’engrangent régulièrement les grandes entreprises capitalistes.
Car tous les discours sur le prétendu trou de la Sécurité sociale, ou sur la faillite à venir du régime des retraites, ne peuvent faire oublier que si la situation économique est calamiteuse pour l’ensemble des salariés, elle est au contraire florissante pour le grand patronat.
Une illustration, parmi beaucoup d’autres, en est la lutte au couteau que se livrent les deux hommes qui sont, paraît-il, les plus riches du pays, François Pinault et Bernard Arnault, pour le contrôle du marché des produits de luxe. Cela prouve d’une part que les industries de luxe se portent bien, parce que malgré la crise et le chômage, il y a toute une classe sociale qui continue à s’enrichir de plus belle et qui a les moyens de dépenser. Et d’autre part que des gens comme Pinault et Arnault disposent de suffisamment d’argent pour jouer à cette espèce de monopoly grandeur nature, où on achète des entreprises entières avec le plus profond mépris pour l’avenir de ceux qui y travaillent.
Alors, tous les discours sur les prétendues raisons démographiques ou économiques qui devraient entraîner un recul de l’âge de la retraite ne sont qu’un rideau de fumée destiné à dissimuler la volonté du gouvernement d’appauvrir encore les travailleurs.
Depuis des années, le grand patronat, avec l’aide des différents gouvernements qui se sont succédé, a entrepris de généraliser, malgré le chômage, les heures supplémentaires, le travail du samedi, le travail en équipes quand les carnets de commandes sont pleins, sans débourser de majorations pour heures supplémentaires grâce à l’annualisation du temps de travail. Aujourd’hui, ce qu’envisage en fait le gouvernement, qui préfère utiliser les fonds dont il dispose pour faire des cadeaux au grand patronat, c’est de transformer en RMIstes des milliers de travailleurs âgés, plutôt que de leur verser une retraite décente.
Mais pour cela, encore faudrait-il que la classe ouvrière se laisse faire. Et Jospin ferait bien d’y réfléchir avant de se livrer à cette agression contre le monde du travail.