Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à France-Inter le 23 juillet 1997, sur la fusion Boeing McDonnell, le plan Jospin de redressement des finances publiques et la mise en oeuvre de l'euro.

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Circonstance : Approbation de la fusion Boeing McDonnell Douglas par la Commission européenne le 22 juillet 1997, après la décision de Boeing de renoncer à ses contrats d'exclusivité avec des compagnies aériennes américaines

Média : France Inter

Texte intégral

P. Clark : Sky War ou guerre du ciel ? La Commission européenne se prononce tout à l’heure, à Bruxelles, sur la fusion Boeing-McDonnell. Schématiquement, c’est une fusion qui créerait un géant prêt à écraser Airbus. Dernière nouvelle du ciel, Boeing a fait une concession majeure, hier soir, en renonçant aux contrats d’exclusivité de vingt ans, passés avec trois compagnies américaines. Est-ce que la Commission européenne va apporter son veto à cette fusion tout à l’heure, à Bruxelles ?

P. Moscovici : Je n’ai pas de révélations sur ce que la Commission fera tout à l’heure. Je sais que jusqu’à présent son attitude était une attitude grande fermeté. De quoi s’agit-il ? C’est une fusion qui a des enjeux absolument considérables puisqu’elle créerait un nouveau groupe qui aurait un chiffre d’affaires de 50 milliards de dollars par an environ, c’est-à-dire cinq fois plus qu’Airbus. Il contrôlerait les trois-quarts du marché mondial, 84 % des flottes d’avions commerciaux en service dans le monde alors que c’est 60 % actuellement. Bref, cela créerait des entraves insupportables à la concurrence et c’est pour cela que la Commission s’est opposée, jusqu’à présent, à cela. Les Américains ont fait des concessions de dernière minute. Elles ne sont, à mon sens, pas complètes.

P. Clark : Cela peut suffire ou pas ?

P. Moscovici : Je ne le crois pas très honnêtement mais en même temps la Commission est un organe indépendant sur lequel on ne peut peser. Je suis certain que le gouvernement français soutient cette position de fermeté parce qu’encore une fois il y va de l’avenir de l’industrie aéronautique européenne, à la fois civile et militaire, parce qu’il y a aussi, là-dedans, tout une série d’enjeux militaires. Il n’y a pas que les fameux contrats d’exclusivité. Il y a aussi le soutien apporté par les États-Unis à ce groupe qui va investir dans l’aéronautique militaire et qui risque, du coup, de réduire l’aéronautique européenne à pas grand-chose.

P. Clark : Donc grande fermeté, comme J. Chirac. Est-ce que vous êtes prêt à la guerre commerciale avec éventuellement des sanctions américaines contre la France ?

P. Moscovici : Le but n’est pas de créer une guerre commerciale. On voit bien là à quoi ça sert l’Europe et c’est une première dans l’histoire car le but est de dire aux États-Unis que nous sommes en train de faire respecter nos intérêts propres, les intérêts européens. Il y a une concurrence, on ne peut pas créer d’abus de position dominante. Il y a des sanctions possibles, des amendes qui vont jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires, ce qui est tout à fait considérable. Nous ne sommes donc pas sensibles au discours d’intimidation. Le Président Clinton a pu utiliser ce discours de guerre mais en même temps, d’un autre côté, on montre la carotte en disant que l’on va retirer les contrats d’exclusivité. Je crois qu’après la décision de la Commission qui, je crois, sera ferme, on entrera dans une négociation où l’Europe aura fait valoir ses droits et positions avec fermeté.

P. Clark : Vous avez bien vu, en même temps, quelle peut être la manœuvre des Américains. Ils tentent de s’attaquer au maillon faible de l’Europe – les Anglais – puisque ces derniers ont des relations privilégiées, par le biais de British Airways et de Rolls-Royce, avec Boeing. Est-ce que ce ne sont pas les limites de l’Europe qui sont là ?

P. Moscovici : J’étais avec le président de la République à la Commission, la semaine dernière, et il avait souligné que la France partageait complètement l’attitude de fermeté de la Commission, qui n’a pas faibli, mais quelle voyait des risques dans l’attitude de tel ou tel État. Moi, j’observe que jusqu’à présent cela a tenu. Cela a tenu en Allemagne et M. Kinkel, le ministre des affaires étrangères allemand, a été lui aussi extrêmement ferme en disant qu’il s’agissait d’un problème existentiel pour l’industrie aéronautique européenne. La position des Anglais est plus compliquée mais ne les accusons pas systématiquement d’atlantisme. Il ne s’agit pas de cela, il s’agit d’intérêts industriels or j’observe que dans l’industrie européenne, tous ces intérêts sont imbriqués. Nous avons tous intérêt, Français, Allemands, Anglais, intérêt à ce qu’il y ait une industrie aéronautique forte. C’est un sujet qui est à la fois d’un intérêt économique majeur, d’un intérêt symbolique essentiel, et puis c’est un atout et un enjeu de souveraineté fondamentale. Quand on n’a plus d’aéronautique, on ne pèse pas dans le monde. Et moi je suis absolument persuadé que les Européens sauront tenir, qu’ils auront une position de base, pour une négociation extrêmement ferme, ce ne sera pas une guerre, mais ce sera en tous cas un bras de fer. Je souhaite que les Européens l’engagent unis.

P. Clark : Alors veto, pas veto, quel est votre sentiment ?

P. Moscovici : Je ne suis pas, honnêtement, là pour faire un concours de pronostic. Il me semble que la commission sera ferme. Je crois qu’elle le sera. Je ne vois pas ce qui, aujourd’hui, l’empêchera de le faire, mais en même temps il y a une concession américaine qui est un début de négociation. Mais je crois qu’il faut d’abord être ferme avant de négocier.

P. Clark : P. Moscovici, l’Europe, c’est aussi l’euro, vous rêvez au chiffre 3 la nuit ?

P. Moscovici : Non, pas du tout. Vous savez, le chiffre 3 n’est pas la raison essentielle pour laquelle le Gouvernement a pris les mesures qu’il a prises lundi.

P. Clark : On va rappeler, le chiffre 3…

P. Moscovici :  Le chiffre 3, c’est le chiffre du déficit public, qui est prévu par le traité de Maastricht pour se qualifier pour l’euro.

P. Clark : C’est trois tout rond d’ailleurs, ou ça peut être 3,2 ou 3,3 ?

P. Moscovici : Écoutez, je vais vous citer M. Juncker, le président de l’Europe, en exercice, Luxembourgeois, qui a déclaré hier : 3,0 n’est pas une condition sine qua non. Il a expliqué que le traité prévoyait effectivement ce chiffre, mais qu’en même temps c’était nuancé…

P. Clark : Tout le monde est d’accord sur ça, même les Allemands…

P. Moscovici : Ne recommençons pas ce débat sur les décimales à l’infini. Ce qui compte, c’est la tendance. C’est la convergence. Et, quand, en 1993-94, nous avions 6 % de déficit public, quand nous avions encore 4,8 en 95, quand nous avions 4,2 en 1996, quand on trouve dans l’audit qu’on est entre 3,5 et 3,7, quand on prend, comme le Gouvernement l’a pris, des mesures courageuses, des mesures en même temps de justice sociale – parce que j’insiste beaucoup – quand on s’engage à faire 3,0 en 1998, honnêtement, on manifeste que la France veut l’euro, et moi je vous le dis, l’euro se fera. La France veut l’euro, l’euro se fera.

P. Clark : Votre ami J. Dray critique le plan Jospin de réduction des déficits publics. Que lui dites-vous ?

P. Moscovici : Je lui dis que je ne savais pas jusqu’à présent qu’il était le soutien de la gauche patronale. C’est finalement assez original de trouver ceux qui se définissent comme la gauche socialiste en train de défendre les entreprises. On n’a pas taxé les entreprises par hasard : le choix qui a été fait par le Gouvernement est de dire que les entreprises ont bénéficié au fond d’une sorte de contre-choc monétaire : les taux d’intérêt ont baissé considérablement ; le dollar s’est apprécié. Ce sont elles aussi qui ont été les grandes gagnantes de la période, en tout cas les grandes entreprises. Ce sont elles qui veulent l’euro et qui profiteront de l’euro. On leur demande en quelque sorte d’avoir un prélèvement temporaire en plus, qui ne frappe que les entreprises de plus de 50 millions de francs. Voilà une mesure de justice sociale, une mesure équilibrée Je m’étonne que J. Dray se fasse tout à coup le défenseur du grand patronat.

P. Clark : Vous avez parlé avec lui directement ?

P. Moscovici : Je suis en train de le faire.

P. Clark : Le Canard Enchaîné prétend que le vrai prénom de D. Strauss-Kahn, c’est Gaston ?

P. Moscovici : Peut-être est-ce Dominique-Gaston ! Non, je crois que c’est vraiment Dominique.

P. Clark : Vous ne l’avez jamais appelé Gaston ?

P. Moscovici : Je ne l’ai jamais appelé Gaston, mais c’est un joli nom. C’est pour ça que je ne vois pas pourquoi il en aurait changé. GSK, c’est très bien, mais ça reste DSK. Je ne sais pas d’ailleurs où ils ont trouvé ça. C’est amusant. J’ai vu qu’il avait démenti. Je lui fais confiance.

P. Clark : Sondage BVA-Paris Match à paraître demain : vous êtes le moins populaire des ministres du Gouvernement. En même temps, personne n’est là depuis longtemps. Préparez-vous quelques opérations-séduction pour pallier ce déficit de popularité ?

P. Moscovici : Je ne connaissais pas ce sondage. Ce n’est pas une mauvaise nouvelle. Je suis aussi peut-être le plus jeune, ou un des plus jeunes du Gouvernement. Je dois être un des moins connus, ce qui est assez logique. Je ne prépare pas d’opération-séduction particulière. On n’est pas là, quand on est dans un Gouvernement, pour séduire personnellement : on est là pour travailler. Ce que je souhaite surtout, c’est que l’Europe soit populaire dans les deux sens du terme ; c’est-à-dire qu’elle convainque le peuple, que les gens s’y reconnaissent et qu’ils l’aiment.

P. Clark : Faites-nous rêver aussi avec l’Europe ! Parlez-nous de l’Europe culturelle : pourquoi est-ce toujours l’optique économique ?

P. Moscovici : C’est exactement ce qu’on va faire. Il faut maintenant expliquer positivement pourquoi on fait l’Europe, et l’expliquer partout sur le terrain. Je me rendrai dans les 22 régions de France pour aller expliquer aux gens à quoi ça sert. L’Europe, ce n’est pas seulement l’euro : c’est effectivement la culture, l’éducation, la recherche, et c’est aussi ce dont on parlait tout à l’heure, la capacité à peser face aux États-Unis. Sans l’Europe, nous n’existons pas dans le monde.

P. Clark : Connaissez-vous Miossec ? Dans son dernier album, « Baiser », un titre s’appelle « On était tellement de gauche » (extrait). « On laisse nos mains dans nos poches/Même plus envie d’avoir le poing tendu » : est-ce un peu votre histoire racontée par Miossec ?

P. Moscovici : Non. Je ne crois pas. Je pense que l’expérience qu’est en train de faire L. Jospin est très intéressante, pas seulement sur le plan de la politique économique, mais sur le plan de la démocratie. Voilà un gouvernement qui dit ce qu’il fait. Voilà un gouvernement où on débat. C’est très important parce qu’on ne prend pas des positions technocratiques par un seul homme. Voilà un gouvernement où chacun s’exprime et où chacun s’exprime librement. Voilà aussi un gouvernement qui est à l’écoute de ce que pensent les Français. Oui, on est vraiment de gauche, mais on est aussi vraiment démocrate. Dans un pays comme la France qui est resté très monarchiste, un peu conservateur, je crois que c’est une nouveauté. On a beaucoup parlé de politique autrement : je crois que nous sommes en train de le faire.