Texte intégral
La Tribune : Comment abordez-vous la restructuration des entreprises de l'armement ?
Pierre Joxe : Ces entreprises qui travaillent dans des secteurs très variés ont en commun une caractéristique : ce sont des industries de haute technologie. Leurs performances et leur position internationale reposent sur un effort intense et continu de recherche et de développement. L'accélération du progrès technologique impose que cet effort se poursuive pour préserver leur compétitivité et la crédibilité de notre outil de défense.
Mais ces entreprises ont profondément évolué. Elles ne sont plus dépendantes totalement du budget national de la défense. Elles ont en effet développé des activités civiles s'appuyant sur les compétences et les technologies acquises dans la réalisation des programmes d'armement. C'est vrai de l'Aérospatiale, c'est vrai de la Snecma. Et de bien d'autres.
La Tribune : Dans quel cadre s'inscriront ces restructurations ?
Pierre Joxe : Historiquement, c'est au ministère de la Défense que revenait, dans l'organisation administrative française, d'assurer la tutelle de l'industrie aéronautique. L'imbrication des activités civiles et militaires dans le secteur est si forte que cette organisation conserve tout son sens aujourd'hui. Je tiens à souligner également que les entreprises d'armement ont aussi développé leurs activités à l'exportation. Enfin, un nombre croissant de programmes d'armement étant réalisés en coopération, nos industriels ont appris à travailler avec d'autres industriels européens.
La Tribune : Jusqu'où iront les suppressions d'emplois ?
Pierre Joxe : Cette industrie est confrontée, comme partout dans le monde, à une limitation, sans doute durable, des budgets de défense et à une stagnation, peut-être plus conjoncturelle, de l'activité économique mondiale. Cette industrie doit faire face à de nombreux défis. Elle doit d'abord gérer de façon satisfaisante les problèmes sociaux posés par la contraction de l'activité. Au 1er janvier 1992, près de 240 000 personnes travaillaient dans l'industrie de défense. Jacques Mellick, secrétaire d'État à la Défense, et moi-même avons rappelé de nombreuses fois que le redimensionnement de ce secteur industriel était inévitable, même s'il est douloureux dans certains bassins d'emplois, dont l'activité était liée à la défense depuis plusieurs générations parfois.
La Tribune : Quel sera le contexte financier ?
Pierre Joxe : J'ai pu mesurer aux États-Unis l'ampleur du réajustement industriel dans une économie qui consacrait 5 % à 6 % de sa production à l'effort de défense. J'ai donc créé en août 1991, au sein du ministre de la Défense, une délégation aux restructurations, dotée de moyens financiers pour accompagner les restructurations à venir et j'ai rappelé aux responsables des entreprises travaillant pour la défense qu'il était de leur responsabilité d'élaborer les mesures d'accompagnement des réductions, tout en leur proposant de coordonner leurs actions avec la délégation aux restructurations. Déjà, cette dernière travaille avec Giat-lndustries, la SNPE, Sextant Avionique.
La Tribune : Que vont faire les pouvoirs publics pour préserver la capacité technologique des entreprises ?
Pierre Joxe : En premier lieu, chaque entreprise doit conduire une analyse stratégique fine pour identifier son noyau dur de compétences. Le maintien de cette capacité technologique exige l'affirmation claire de la priorité accordée à la recherche. J'ai pu vérifier aux États-Unis que le même choix était fait par le Department of Defense. Alors que ses budgets d'acquisition de matériels vont décroître, ses budgets de R et D vont croître.
Je suis donc attentif à la part faite aux crédits d'études « amont » dans le budget d'équipement de la défense. Hors nucléaire, ces crédits représentent aujourd'hui 6,8 milliards de francs.
La Tribune : Quelle est la place de la recherche dans le budget des armées ?
Pierre Joxe : Mon objectif est de maintenir au minimum à 6 % la part des crédits d'études « amont » dans le budget et d'être plus sélectif pour soutenir certains domaines prioritaires : l'espace, l'électronique, l'aéronautique...
Ces crédits d'études « amont » sont un outil essentiel de politique industrielle et il est nécessaire de les répartir de façon équilibrée entre industriels ensembliers – pour préparer les systèmes de demain – et équipementiers – pour préparer les technologies qui équiperont ces systèmes. Il faut que les industriels qui assurent la maîtrise d'œuvre des programmes aient le même souci de préserver la capacité des équipementiers français.
Je juge en outre indispensable de renforcer les liens entre recherche civile et de défense. Cela a été l'objet d'une communication récente en conseil des ministres, faite avec le ministre de la recherche et de l'espace, le professeur Hubert Curien. Cette communication a rappelé l'effet moteur de la recherche de défense sur la recherche civile, mais a aussi mis en évidence que, dans de nombreux domaines, les télécommunications, l'électronique par exemple, la recherche civile « tirait » la recherche de défense.
La Tribune : Mais y aura-t-il vraiment une loi de programmation militaire ?
Pierre Joxe : Nos entreprises développent des technologies en cinq ans, voire dix ans ; elles conçoivent des équipements à longue durée de vie. Elles ne peuvent pas travailler dans le court terme.
Compte tenu de la durée de constitution des équipes, de mise en place des capacités de production, l'adaptation de ces entreprises demande du temps et des stratégies reposant autant que possible sur des perspectives de moyen et long termes. L'industrie qui travaille pour la défense sait qu'elle doit évoluer, se redimensionner. Cette adaptation exige, du point de vue social et industriel, un cadre. C'est le rôle d'une loi de programmation. En l'absence de cette perspective, les entreprises sont contraintes à une gestion par à-coups, au rythme des procédures budgétaires. Comment gérer alors l'adaptation des effectifs à la charge de travail, les relations avec les sous-traitants – dont la continuité est un facteur de qualité et d'économie –, la mobilisation des équipes de recherche et de conception, sur des projets dont le déroulement serait erratique ?
La Tribune : Certains rêvaient de rapprocher Thomson et l'Aérospatiale. Êtes-vous favorable à de telles opérations ?
Pierre Joxe : J'ai lu cela dans la presse. Je ne pense pas que, dans ce domaine, il faille rêver. Lorsque la loi de programmation sera votée, je pourrai étudier avec les responsables des entreprises concernées les solutions à mettre en œuvre pour les consolider. Il faut réfléchir en la matière sans tabous, sans précipitation et en dépassant les vieilles rivalités. Au demeurant, cette industrie a déjà évolué. L'Aérospatiale travaille dans un faisceau d'accords internationaux, dont l'axe franco-allemand est un élément essentiel. Thomson-CSF, par une politique de croissance externe, est en point dans l'électronique professionnelle. La SNPE s'est transformée en vingt ans : elle est devenu une industrie diversifiée (matériaux, chimie fine) et ouverte sur la coopération internationale. Giat-Industries s'est engagé plus récemment dans cette voie de la coopération internationale mais participe déjà activement à la restructuration de l'industrie européenne de l'armement terrestre.
Ces évolutions peuvent emprunter des formes variées. Il faut, bien sûr, rechercher des rapprochements nationaux, sous forme d'accords de coopération ou d'accords capitalistiques, pour aborder dans de meilleures conditions le contexte international : la constitution d'un pôle en matière de propulsion de missiles tactiques, Celerg, filiale de l'Aérospatiale et la SNPE, est un bon exemple de cette démarche.
On doit aussi envisager des rapprochements européens. La constitution d'Eurocopter, rendue possible par le programme d'hélicoptère de combat Tigre, me paraît exemplaire. Ainsi est créée une entreprise leader sur le marché des hélicoptères, prête à jouer un rôle dans la formation d'une industrie européenne de l'hélicoptère, autour du programme NH 90. Dans le domaine spatial, la constitution de deux pôles, Matra Marconi Space et Aérospatiale Alcatel-Alenia, a déjà contribué au renforcement de l'industrie spatiale européenne.
La Tribune : La France ne compte-t-elle pas aujourd'hui trop de fabricants de missiles, avec Matra, Thomson et l'Aérospatiale ?
Pierre Joxe : Des rapprochements dans le domaine des missiles et des équipements sont incontestablement nécessaires. Ils doivent se faire autour des « métiers » et avoir pour objectif d'aboutir à une offre plus compétitive, à une croissance des parts de marché et au développement des coopérations.
Ces évolutions sont indispensables pour surmonter la période difficile qui s'annonce.
Il est clair qu'il n'y aura pas beaucoup de place pour des concurrences franco-françaises ou pour des programmes d'armement classique conduits dans un cadre strictement national. Si le concours d'idée en amont des programmes favorise incontestablement l'innovation, le développement et la réalisation de ces programmes nécessiteront, pour des raisons de coût, des accords entre entreprises. Je crois qu'il faut que les entreprises publiques et privées du secteur poursuivent, intensifient leur effort de réflexion pour préparer cet avenir. C'est la responsabilité de leurs dirigeants. Il faut que cette réflexion tienne compte de l'histoire, des spécificités de chaque entreprise, car une des richesses de ces entreprises de haute technologie tient dans la qualité des équipes et la formation des hommes. Ces évolutions peuvent impliquer des reconfigurations du capital des entreprises. Mais l'évolution du capital d'une entreprise n'est pas un objectif en soi, c'est un moyen au service d'une stratégie.
La Tribune : Prévoyez-vous une action particulière en faveur des PMI ?
Pierre Joxe : Il faut effectivement se rappeler que près de 5 000 PMI travaillent pour la défense. Elles reçoivent directement près de 400 millions de francs de crédits de recherche. Je compte organiser prochainement à l'attention de ces entreprises une journée « PMI et Défense ». Au cours de cette réunion, la DGA présentera de façon détaillée un ensemble de mesures les concernant, à savoir un dispositif de renforcement des fonds propres des PMI travaillant dans le domaine de la défense et des hautes technologies ; l'amélioration des relations entre les mains d'œuvre et ces entreprises ; l'ouverture des marchés d'armement aux PMI ; le resserrement des liens entre les écoles de la DGA et les PMI. Ces mesures participent à l'effort du gouvernement en faveur des PMI.
La Tribune : Quelles sont les chances de la France dans la compétition internationale ?
Pierre Joxe : L'industrie aéronautique comme l'industrie nucléaire et l'industrie des télécommunications sont reconnues comme de très belles réussites industrielles de la France. Sachons préserver cette place. Sachons que tous les concurrents redoutables du siècle prochain sont déjà tous présents, tous pressés, tous préparés à une bataille acharnée. L'exemple récent du contrat de l'avion de combat finlandais remporté par les Américains au prix d'un très important effort financier, voire politique, est là pour le démontrer. Mais j'ai confiance. Il y a en France les capacités nécessaires pour relever ces défis. Il suffit que les volontés soient à leur hauteur.