Texte intégral
À quoi joue donc l’ONU, et, de fait, à quoi jouent les Américains ? Nous sommes lundi 11 août au matin. Je suis à 3 500 kilomètres de Paris, loin de l’information en temps réel.
Le Monde paru samedi après-midi, daté dimanche 10-lundi 11 août, m’apporte deux nouvelles. Les combats ont repris à l’arme lourde à Brazzaville entre les factions armées du président en exercice Pascal Lissouba et de son prédécesseur Denis Sassou Nguesso. Et l’ONU vient de repousser le déploiement d’une force de paix au Congo.
Depuis quatre semaines, à Libreville au Gabon, sous l’impulsion du président Omar Bongo et la conduite effective du négociateur conjointement nommé par l’ONU et l’OUA, l’ambassadeur algérien Mohamed Sahnoun, des négociations intercongolaises piétinent. La reprise des combats était prévisible depuis longtemps, prévue même en fait, si une force internationale d’interposition ne venait l’empêcher, forçant ainsi la voie aux négociations.
Au début juillet, le président du Gabon, Omar Bongo, me sachant président de la commission du développement et de la coopération du Parlement européen, et se préparant à recevoir en novembre la conférence des chefs d’État et de gouvernement signataires de la Convention de Lomé au titre des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, me convie à Libreville dans l’intention de s’entretenir avec moi du renouvellement de cette convention.
Il faut à l’évidence « penser l’Afrique autrement », et c’en est la meilleure occasion. J’arrive à Libreville le vendredi 11 juillet au soir. Il n’est dans la ville bruit que de l’imminence d’un cessez-le-feu entre les factions voisines en guerre au Congo. Le président Bongo comme l’ambassadeur Sahnoun n’ont que ce sujet en tête, de même bien sûr que l’ambassadeur de France. On parlera relativement peu de la Convention de Lomé pendant ces deux jours.
La situation est d’une limpidité rare. Le cessez-le-feu n’est signé que sous la pression internationale. Lorsque arrivent, le samedi soir, sur le fax de l’ambassadeur de France puis sur la table du président Bongo, les signatures effectives des deux chefs congolais au bas de la déclaration de cessez-le-feu, elles sont assorties de commentaires qui illustrent clairement l’impossibilité de conclure la paix après l’armistice.
Tout le monde s’en doutait. Une force d’interposition était à l’évidence nécessaire. On y était prêt.
Deux solutions étaient possibles. La plus lourde était celle d’une force de paix de l’ONU. Sous casque bleu, payée par toutes les nations membres de l’organisation, commandée par un chef désigné par l’ONU, une telle force devait être composée de contingents de nations volontaires. La procédure était connue, elle appelait six semaines au moins de négociations, elle se heurtait à la crise financière de l’organisation, elle était improbable est trop lente. Car, manifestement, l’urgence était extrême.
L’autre solution possible était plus rapide et plus légère : une force internationale volontaire d’interposition. Chacun y pensait. La France le souhaitait, mais ne voulait pas en être. L’idée s’imposait d’une force interafricaine limitée à 700 hommes pour trois mois.
On avait consulté. Le président Bongo avait obtenu du président Diouf du Sénégal un contingent de 500 hommes et un commandant. La Namibie et le Botswana laissaient savoir qu’ils compléteraient ces effectifs.
Restait à financer une telle force, ce que l’Afrique ne pouvait faire. Seule l’Europe en était capable. Je comprends que le président Bongo me demande d’y mettre la main. La France avait fait savoir qu’elle financerait la logistique, puis seulement le transport. Ce n’était pas tout, mais c’était l’essentiel. Mais la France, ancienne puissance coloniale, ne voulait pas, à juste titre, être le facteur déclenchant de la décision. Elle ne voulait qu’accompagner. Cette décision était et demeure juste.
À peine rentré de Libreville, j’obtiens immédiatement, et je veux l’en remercier ici, un rendez-vous urgent du Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, président en exercice du conseil de l’Union européenne. J’obtiens également du Premier ministre belge, Jean-Luc Dehaene, l’accord de la Belgique pour contribuer au financement de cette force à hauteur d’un million de dollars (il en fallait douze, la part française annoncée tournait autour de trois ou quatre) et d’être la première à l’annoncer pour débloquer le tour de table quand il commencerait. J’obtiens la même chose des Pays-Bas via mon ami Jan Pronk, ministre de la coopération. La Commission européenne, sur ma demande, fait savoir qu’il lui reste quelques crédits de « politique extérieure et de sécurité ». L’affaire peut se boucler.
Le président Juncker conduit superbement le débat au conseil le mercredi 23 juillet. La décision de principe est prise, Jean-Claude Juncker balayant une hésitation anglaise, et renvoyée pour application au comité des représentants permanents. Mais la loi internationale est là : même volontaire et même seulement d’interposition, aucune force internationale ne peut agir sans un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies. Telle est la loi, et elle n’est pas critiquable.
Interrogés officieusement deux semaines auparavant, divers ambassadeurs membres de ce Conseil avaient laissé savoir qu’ils ne voyaient pas là de difficultés et que, si la force était définie, son mandat clair (interposition dans la seule ville de Brazzaville entre deux factions tenant des quartiers différents) et son financement assuré, le vote du mandat était l’affaire d’une journée. Telle était du moins l’idée que s’en étaient faite, après de multiples conversations, aussi bien le président Bongo que l’ambassadeur Sahnoun.
L’affaire est donc mûre pour venir au Conseil, mais on y apprend avec stupeur que certains ambassadeurs, l’Américain notamment, et sans doute sous leur influence, le secrétaire général Kofi Annan, se reposent la question d’une force de paix sous casque bleu.
On trouve d’autre part le Sénégal pas tout à fait prêt à décrire le détail de la manière dont il entendait s’y prendre… Il lui eût fallu sans doute quelques jours de plus, c’était bien normal. La solution euro-africaine pouvait être prête en huit jours. Au contraire, l’idée de la « force de paix », c’était le renvoi de l’arrivée des troupes à deux mois au moins. J’évite aux lecteurs le récit de quelques colères téléphoniques.
En tout cas, le Conseil, de manière surprenante et dangereuse, prend son temps… Alors que c’était le temps qui manquait. Et les combattants n’attendaient pour recommencer à en découdre que de savoir qu’ils n’auraient pas de force internationale sur le dos.
Le cessez-le-feu a tenu trois semaines et demi.
C’est presque miracle. La reprise des combats était certaine. Naturellement, les conditions de délivrance du mandat n’étaient pas discutables : que le cessez-le-feu soit respecté, que les négociations soient sérieusement engagées et que l’aéroport soit sous contrôle. Les deux premières ont été remplies plus de trois semaines, et la troisième pouvait assez aisément en découler. Le Conseil a pratiquement attendu la reprise des combats pour délibérer, et, quand il a délibéré, les conditions n’étaient plus remplies. Le perfectionnisme technico-juridique a tué une chance de paix.
Je n’ai qu’une lecture, qui hélas ! me rappelle des événements liés à la Bosnie. Il était aux yeux de certains – il faudra bien savoir vraiment lesquels – inacceptable que l’Europe se révèle capable d’agir efficacement, seule ou en coopération avec l’Afrique. On s’est servi du droit international et du Conseil de sécurité pour empêcher un sauvetage de la paix qui n’était pas sous leadership américain.
Je serais heureux qu’on puisse me démontrer le contraire.