Interview de M. Charles Millon, ancien ministre de la défense, dans "Le Figaro" du 25 septembre 1997 et dans "Valeurs actuelles" du 27, sur la professionnalisation des armées, les restrictions budgétaires dans le domaine de l'équipement militaire et sur la poursuite des objectifs de la loi de programmation militaire.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro - Valeurs actuelles

Texte intégral

Le Figaro : 25 septembre 1997

Le Figaro : Pendant la cohabitation, la professionnalisation des armées continue. Au bon rythme ?

Charles Millon : Je constate avec satisfaction que le gouvernement déclare ne pas remettre en question la professionnalisation annoncée par le Président de la République en février 1996. J’apprécie que, dans leurs intentions, le Premier ministre et le ministre de la défense semblent confirmer cette professionnalisation des armées.

Le Figaro : Ce consensus vous satisfait-il ?

Charles Millon : J’en prends acte. Mais les nouveaux moyens affichés dans le projet de budget ne correspondent ni aux objectifs ni aux exigences de notre outil de défense. Je ne vois pas comment on pourra permettre une bonne marche de la professionnalisation avec la baisse annoncée de près de 9 milliards de francs du budget d’équipement.

Je crains que le gouvernement de Lionel Jospin ne retombe dans la vieille facilité qui consiste à considérer la défense nationale comme une simple variable d’ajustement budgétaire.

De plus, je tiens à ajouter que l’adoption, lundi dernier, de l’« amendement Quilès » même corrigé, est préoccupante. Outre le fait que son application crée une inégalité entre les jeunes, elle va provoquer une désorganisation dans le recrutement nécessaire à une bonne transition vers l’armée professionnelle.

Le Figaro : En quoi les coupes budgétaires annoncées par le gouvernement de Lionel Jospin sont-elles différentes des économies faites en 1995 ?

Charles Millon : La réforme des armées voulue par le Président de la République a permis, c’est vrai, de procéder à 20 milliards de francs d’économies par an pendant six ans. Elle s’inscrit dans une loi de programmation prévue pour durer jusqu’en 2002.

Cette réduction des dépenses publiques était vertueuse : elle s’accompagnait d’une redéfinition des missions des armées, de leurs effectifs, de leur mode de recrutement et de leurs équipements. C’est ce qu’on a appelé la construction d’un nouveau modèle d’armée, plus efficace et moins coûteux.

Les coupes budgétaires annoncées par le gouvernement sont aujourd’hui de nature radicalement différente : les missions des armées ne sont pas redéfinies, le gouvernement dit vouloir appliquer les orientations stratégiques, et il supprime les moyens d’y parvenir. C’est comme si, avant un long voyage à pied, vous achetiez une paire de chaussures une pointure en dessous de votre taille, sous prétexte de faire des économies.

Le Figaro : Vous considérez donc que ces décisions budgétaires déséquilibrent la loi de programmation qui est toujours en vigueur.

Charles Millon : Oui. Gravement. L’administration de la défense a fait durant les dernières années un effort remarquable de réorganisation et de réduction de ses besoins. Cet effort s’est inscrit dans le cadre d’une redéfinition de ses missions, de ces modes d’intervention et de son format. Or le gouvernement revient à une tradition condamnable : baisser le budget sans redéfinir les missions, les modes d’intervention et le format. Pour ainsi dire à l’aveuglette.

Je suis inquiet pour l’entretien programmé des équipements, pour l’industrie de la défense, dont on va devoir ralentir le rythme des commandes. La situation est d’ailleurs paradoxale : d’un côté, on débloque des crédits pour l’emploi des jeunes, et, de l’autre, on réduit des moyens, ce qui aura pour conséquences une réduction des effectifs : de vingt mille à trente mille emplois sont en jeu dans l’industrie de la défense.

Le Figaro : Jacques Chirac doit-il intervenir ?

Charles Millon : Le Président de la République s’est porté garant de l’application de la loi de programmation.

Le Figaro : Le chef de l’État estimerait, dit-on, que ce budget militaire pour 1998 n’est qu’une « encoche » dans la programmation, et qu’on y reviendra l’année prochaine…

Charles Millon : Il est donc naturel qu’il soit vigilant et exigeant.

Le Figaro : Quelle doit être l’attitude de l’opposition ?

Charles Millon : Ni polémiques, ni critiques stériles, ni querelles partisanes. Pour autant, il me paraît non seulement normal mais essentiel que tous, la représentation nationale et les élus, et donc l’opposition, s’impliquent dans la définition de la politique de défense du pays. Ce n’est que sur le socle de la loi de programmation qu’on pourra s’engager dans une politique européenne de défense, la seule qui nous permettra désormais d’envisager de nouvelles réductions des dépenses militaires.

Le Figaro : Il n’est pas habituel qu’en période de cohabitation un ancien ministre de la défense commente l’action du nouveau gouvernement en matière militaire…

Charles Millon : Mais je ne me départis pas de mon devoir de réserve. Si j’interviens c’est pour appuyer le ministère de la défense qui va subir ces réductions, beaucoup plus qu’il ne l’a voulu.


Valeurs actuelles : 27 septembre 1997

Q : Un ancien ministre de la défense qui intervient sur les dossiers de son successeur, ce n’est pas si fréquent…

R : Il ne s’agit ni de polémiquer ni de s’engager dans des critiques stériles. Une réforme historique de la défense a été engagée en 1996, sous l’autorité du Président de la République : elle comporte principalement la professionnalisation des armées et la modernisation des équipements. Le gouvernement actuel a confirmé son attachement à la poursuite de la professionnalisation. Pourtant je crains que ses choix budgétaires pour 1998 ne rendent difficile sa réalisation. En effet, la réduction des crédits d’équipement et d’entretien du matériel remet en question la loi de programmation et fragilise la professionnalisation. Je ne vois pas comment on peut former des professionnels sans leur donner les moyens de s’équiper et de s’entraîner. C’est pourquoi je considère qu’il est de mon devoir de prendre position. Personne n’aurait compris qu’après avoir assumé de hautes responsabilités dans le domaine de la défense j’approuve, par mon silence, ce que prépare le gouvernement.

Q : Vous pensez à la communauté militaire…

R : Je redoute que le gouvernement ne suscite une grande amertume au sein des années. Un contrat avait été passé avec la communauté de défense, qui a plus fait pour se réformer et réduire les déficits publics qu’aucune autre administration : le Président de la République et le gouvernement avaient garanti aux armées une stabilité budgétaire, en francs constants, en contrepartie de l’effort demandé et de la réduction des crédits. Le contrat aujourd’hui n’est plus respecté.

Q : Que reste-t-il de la réforme Chirac ? La professionnalisation peut-elle réussir ? La nouvelle armée sera-t-elle sur pied en 2002, terme fixé par la loi de programmation ?

R : Je le souhaite pour la France, mais je crains que cela ne soit difficile, non seulement à cause du non-respect de la loi de programmation mais aussi en raison de dispositions législatives improvisées, introduites au cours de la discussion parlementaire du projet de loi sur le service national.

En effet, l’amendement Quilès accroît les difficultés de la transition entre le système de conscription et l’armée professionnelle. Il ne faut rien précipiter dans ce domaine.

Les pays qui ont fait cette expérience avant nous, en précipitant la transition, subissent encore aujourd’hui une grave désorganisation de leur outil de défense. Je ne souhaite pas que la France se trouve dans cette situation. L’amendement Quilès me paraît dangereux car il peut désorganiser cette transition.

Q : Le gouvernement avait-il d’autres choix, contraint par la réduction des déficits publics et la nécessité de financer sa politique de l’emploi ?

R : Il est pour le moins paradoxal que l’on dégage des sommes importantes pour financer les « emplois Aubry » et que, parallèlement, l’on provoque la réduction des effectifs dans les industries de la défense du fait de la baisse des commandes, 8 à 9 milliards de francs de baisse de crédits d’équipement, c’est vingt mille à trente mille emplois en moins.

Q : Faudrait-il donc réviser, aujourd’hui, la loi de programmation ?

R : Non ? je ne le souhaite pas. Il faudrait plutôt renoncer à recourir aux crédits de la défense comme variable d’ajustement budgétaire. C’est une politique à courte vue, car l’étalement des programmes d’armement entraîne l’augmentation de leurs coûts. Cela nous fait retomber dans de mauvaises habitudes.

Q : Tous les gouvernements, de droite comme de gauche, ont fait la même chose…

R : Non, c’est faux ! Les budgets de 1996 et de 1997 ont respecté les engagements pris. Je crains que l’actuel ministre de la défense ne subisse les réductions de crédits, car jamais il n’a remis en question la loi de programmation.

Certes, il est possible de réduire le budget de la défense, mais à condition de redéfinir les missions des armées, de réviser leur format. C’est ce qui a été fait dans le cadre de la loi de programmation de 1996, à l’issue d’un travail de fond, en engageant une réduction de 20 milliards de francs par an pendant six ans. Aujourd’hui, on réduit les moyens financiers, mais on ne redéfinit pas les missions.

Q : Le gouvernement a-t-il encore une marge de manœuvre ?

R : Il est sans doute possible de faire des réductions de crédits. Mais à cette fin, il faut engager une vraie politique européenne de défense et construire une politique européenne de l’armement. Or nos partenaires ont posé leurs conditions : ils sont favorables à la constitution de pôles européens de l’aéronautique et de l’électronique, si les sociétés françaises, Thomson et Aerospatiale, sont privatisées. Malheureusement, on n’en prend pas le chemin.

Q : Vous intervenez au moment où Jacques Chirac vient de faire part de ses propres critiques sur le budget de la défense, lors du Conseil des ministres du 24 septembre. S’agit-il d’une offensive concertée ?

R : Jacques Chirac avait pris, en février 1996, des engagements très clairs vis-à-vis de nation et de la communauté militaire : se porter garant de l’application de la loi de programmation. Sa vigilance, dans le cadre de ses fonctions, est légitime. Il y a aujourd’hui manifestement divergence avec le gouvernement. J’espère que le Premier ministre tiendra compte des remarques faites par le Président de la République. Ce sera aux Français de juger.