Interview de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS, dans "Libération" du 1er mars 1999, sur les 21 propositions du PSE sur une plate-forme commune pour les élections européennes, le pacte européen pour l'emploi et la croissance et la campagne du PS pour les européennes.

Prononcé le 1er mars 1999

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Libération - Libération

Texte intégral

Q - « Les 21 propositions pour le XXIe siècle », qu'adoptent aujourd'hui à Milan les socialistes européens, échappent-elles à la « guimauve » qu'étaient d'ordinaire les manifestes du PSE ?

Ce texte représente une étape forte. La plate-forme d'il y a cinq ans était beaucoup plus langue de bois. Elle ne touchait rien d'important. Là, on avance un peu plus. Mais n'oublions pas que les partis sociaux-démocrates sont restés nationaux pendant cent cinquante ans. Leurs cultures sont encore très nationales. Il faut donc saluer Milan comme une nouvelle étape de confrontation de nos cultures avec la certitude que notre perspective est commune.

Q - Peut-on dire qu'il n'y a plus des socialistes européens mais un socialisme européen ?

Non, on est dans le biologique et le vivant, et tout ça évolue lentement. Il y a un problème absolument majeur sur cette planète : le monde peut-il être régulé sans puissance publique ? Oui, disent les libéraux, non, répond la social-démocratie. C'est notre base commune. Mais, cela étant, que la culture des sociaux-démocrates néerlandais – qui vivent principalement du commerce extérieur et n'ont d'espoir que dans une liberté des échanges absolue – ne soit pas absolument miscible avec celle des agriculteurs français, c'est normal. On a une communauté de vue, on est restaurateur de la puissance publique et c'est déjà une formidable convergence. Mais nos élections sont nationales, la souveraineté est nationale, nos comptes rendus de mandat le sont aussi, donc nous mettons beaucoup de temps à bâtir un socialisme européen.

Q - Les socialistes signent une plate-forme commune pour les européennes, mais leurs gouvernements se déchirent à propos de l'Agenda 2000. L'opinion va-t-elle s'y retrouver ?

En ce moment, nous sommes devant une crispation momentanée dans les rapports franco-allemands à propos du problème agricole. Les Allemands sont les contributeurs principaux du financement de l'Europe. Ils disent : c'est trop, surtout au regard de la contribution britannique. On ne peut pas ne pas les entendre. Les Français sont d'accord pour réduire les dépenses et proposent une dégressivité des aides aux agriculteurs. C'est une réponse intelligente, mais elle fait hurler les Allemands : l'aide agricole est un ferment de maintien de l'activité économique dans beaucoup de régions d'outre-Rhin, en particulier dans l'ancienne Allemagne de l'Est. On ne peut pas, comme ils le proposent, renationaliser en partie la politique agricole en laissant dire que ce sont les budgets nationaux qui compléteront le manque à gagner. Ce serait un accroc à la concurrence, car les aides ne seraient pas les mêmes de pays à pays. C'est donc principalement un problème intra-allemand.

Q - Mais les socialistes ne peuvent plus se défausser aujourd'hui en disant : « Ah, si l'Europe n'était pas libérale mais socialiste… »

C'est vrai. Et encore plus vrai à propos de la politique étrangère de l'Europe qui n'existe pas.

Q - Un bon « pacte européen pour l'emploi et la croissance », c'est quoi ?

Les outils législatifs qui traitent de l'emploi – la fiscalité, la parafiscalité, la protection sociale et le droit du travail – sont toujours nationaux. Le seul outil européen, c'est la politique macroéconomique globale. Donc, tout ce qu'on peut faire, c'est mieux la coordonner. Qu'on donne de la solennité à cet objectif, ce serait déjà pas mal. Tout sommet européen qui aura le chômage à son ordre du jour ne pourra plus être oiseux. Cette symbolique est entraînante et peut produire un échéancier de rapprochement des lois fiscales ou parafiscales ou de la durée du travail. On n'a pas de raisons de s'accommoder du fait qu'en moyenne notre durée du travail ne baisse pratiquement plus depuis 1982 en Europe.

Q - Quelle attitude les socialistes doivent-ils prôner par rapport à la Banque centrale européenne ?

J'espère qu'on ne sera pas idiots. Je ne comprends pas pourquoi tant de gens se sont mis à raisonner comme si les politiques économique et sociale se limitaient au seul champ du monétaire. Je ne comprends pas pourquoi on fait supporter à la monnaie de telles responsabilités. Il est maintenant démontré que, quand on a de l'inflation, ce sont les plus pauvres qui paient, et que, quand on a peu d'inflation, il est écrasant de contracter de la dette. Laisser monter une espèce de bagarre politico-économico-symbolique entre les gouvernements et la banque centrale n'est un service à rendre à personne. Je ne ferai pas un pari définitif sur l'imbécilité profonde des banquiers centraux. Même eux savent ce que sont le chômage et la récession.

Q - La social-démocratie européenne est-elle jospinienne ? Sa phrase « oui à l'économie de marché, non à la société de marché » résume-t-elle bien le manifeste des Quinze ?

C'est tout à fait nous tous. Et c'est une phrase comme ça qui fait aussi avaler l'économie de marché aux communistes en dépit de soixante-dix années d'imbécilité dans la croyance à un autre projet. Elle peut servir de base à une convergence politique avec des gens comme les démocrates-chrétiens, qui n'ont jamais été des zélateurs absolus de l'économie de marché.

Q - Repartir en campagne européenne vous rappelle-t-il de mauvais souvenirs ?

Non, c'est toujours amusant d'expliquer des choses. Moi, j'aime bien le contact avec le public. L'Europe est un sujet tellement maltraité et mal connu que j'aurai des choses à dire pendant la campagne.