Texte intégral
Le Nouvel observateur : Vous avez déclaré récemment que la droite risquait de rester longtemps dans l’opposition. Pourquoi ?
Édouard Balladur : Certains disent : ce sera comme en 1958 pour la gauche, cela va durer vingt-trois ans ! Je suis moins pessimiste. Aujourd’hui, tout va si vite : qui aurait dit en 1993 que la gauche reviendrait au pouvoir quatre ans après ? Mais cela risque quand même d’être long. Surtout si la droite ne sait pas éviter un certain nombre d’écueils : donner le sentiment qu’elle est découragée, qu’elle ne croît plus à son propre avenir, qu’elle n’a plus rien à dire. La droite se hâte de se rénover et de proposer aux Français un programme alternatif, raisonnable, fondé sur les idées de progrès et de liberté. Nous devons aussi être conscients que nous avons adopté un langage trop technique : les ratios, les pourcentages, ça compte, beaucoup même, mais les hommes ont besoin qu’on leur fasse sentir que derrière les chiffres il y a autre chose, des sentiments, des idéaux, de la solidarité, de la bonté. La vie est d’abord faite de tout cela. La gauche l’a mieux compris, elle sait mieux que nous en donner le sentiment.
Le Nouvel observateur : Autrement dit, vous avez laissé à la gauche le monopole du cœur !
Édouard Balladur : En tout cas, elle a privilégié ce langage plus que nous. Mais j’ajoute aussitôt que le problème dans la vie politique, comme dans la vie personnelle d’ailleurs, c’est d’avoir du cœur sans être irresponsable.
Le Nouvel observateur : Lionel Jospin a déclaré que la droite n’avait pas encore bien compris les raisons de sa défaite. Pour tous, cette sécheresse du cœur en est une importante ?
Édouard Balladur : Je dirai plutôt : l’absence d’expression publique du sentiment. Mais la raison dominante, c’est que la droite a mené une politique qui n’était pas suffisamment fidèle, dans le domaine économique et social, à ses idéaux de liberté. Elle a déçu son électorat.
Le Nouvel observateur : Une difficulté pour la droite, c’est la présence d’un Front national à [Illisible]. Certains, dont votre camp, envisagent aujourd’hui des alliances électorales. Cela vous paraît-il souhaitable ?
Édouard Balladur : Le vote FN est d’abord un vote protestataire de gens déçus, majoritairement par la droite mais aussi par la gauche. Il faut essayer de répondre à leurs diverses préoccupations : nationale, d’identité, de sécurité de conception de la société. Au lieu de multiplier les invectives, les anathèmes, les excommunications - cela ne sert à rien ! -, nous avons intérêt à traiter les problèmes qui expliquent la percée de l’extrême-droite. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille faire ce que demande le Front national. Ni qu’il soit souhaitable de bâtir une alliance électorale avec lui.
Le Nouvel observateur : Si certains gardent ou conquièrent des présidences de région au prix d’une alliance avec le FN, êtes-vous favorable à leur exclusion ?
Édouard Balladur : Je dis qu’il faut rester soi-même, se faire élire, puis gérer en appliquant son programme. Après, vote pour vous qui veut.
Le Nouvel observateur : Êtes-vous de ceux qui pensent que le FN s’est développé parce que la droite n’était plus assez à droite ?
Édouard Balladur : Sur certains sujets, sans doute. Disons qu’une partie de la droite est plus sociale-démocrate. Mais pour l’essentiel, c’est la gauche qui a favorisé l’essor du FN. La régularisation de 180 000 sans-papiers en 1981 a joué un rôle non négligeable dans son émergence. Cela a été conçu comme un piège pour nous. Tout comme la proportionnelle en 1986.
Le Nouvel observateur : Êtes-vous favorable à des listes uniques RPR-UDF aux régionales ?
Édouard Balladur : Oui. Nous ne représentons plus aujourd’hui que 35 % à 36 % de l’opinion. Alors mieux vaut être unis que divisés…
Le Nouvel observateur : … Mais vous êtes opposé au parti unique, à la fusion du RPR et de l’UDF…
Édouard Balladur : J’ai une position nuancée. Il paraît qu’il ne faut pas en politique ! Mais il n’est pas interdit d’avoir de la mémoire. En 1988, j’avais proposé une conférence RPR-UDF. On m’a alors beaucoup critiqué. Entre 1988 et 1993, il y a eu un comité de coordination qui ne s’est pas réuni ou presque pas, un intergroupe qui s’est très peu réuni, des états généraux qui ont bien marché, et un engagement solennel de soutenir un candidat unique à l’élection présidentielle qui n’a pas fonctionné. Je pense donc qu’une opération brutale n’est pas concevable. Même s’il est vrai que sur beaucoup de sujets, RPR et UDF se sont rapprochés et qu’aujourd’hui il y a moins de différence entre eux qu’entre tel ou tel courant du PS. Je pense qu’il faut commencer par faire la preuve qu’on est capable de défendre un point de vu commun, par exemple, pendant la discussion budgétaire, ce qui ne sera pas facile ! et d’imaginer un projet commun pour l’avenir de la France. La réunion que j’organise le 20 septembre, à Paris, avec Philippe Séguin et François Léotard, est une première étape. Pour la fusion, on verra plus tard. Ce n’est pas une priorité pour les Français.
Le Nouvel observateur : Philippe Séguin a proposé que le RPR change de nom. Êtes-vous d’accord ?
Édouard Balladur : Le nom du parti gaulliste a souvent varié. Il s’est appelé successivement RPF, UNR, UDR puis RPR. Alors, franchement, ça ne me paraît pas très important.
Le Nouvel observateur : Mais c’est hautement symbolique vis-à-vis de Jacques Chirac, le fondateur du RPR !
Édouard Balladur : Ça ne me paraît pas un problème majeur. En tout cas, je suis sensible à l’effort de rénovation et de rassemblement entrepris par Philippe Séguin. Depuis quelques mois, il tient un langage qui me convient, notamment sur l’euro et la politique économique.
Le Nouvel observateur : Aujourd’hui, selon vous, qui est le leader de la droite ?
Édouard Balladur : Je ne veux pas entrer dans ce débat. Les deux partis qui la composent, le RPR et l’UDF, doivent se remettre en ordre de marche. L’entreprise est engagée, mais elle est loin d’être achevée. Ensuite la droite aura à faire la preuve de sa cohérence et de son imagination. Il ne s’agit pas de rédiger un programme électoral dont il est peu probable qu’elle ait à se servir très rapidement, mais de profiter de cette période pour réfléchir aux besoins de la société. Vous me dites : qui doit être le chef ? Je vois bien où vous voulez en venir. Je répondrai que chacun doit jouer son rôle.
Le Nouvel observateur : Lorsqu’il y a cohabitation, le rôle principal est tenu par le président. Pourquoi ne répondez-vous pas : Chirac est le leader naturel de l’opposition ?
Édouard Balladur : Je ne pense pas que ce soit l’intérêt ou même le rôle du président. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il le souhaite. Ce serait contraire à l’esprit de la Ve République : le chef de l’État doit demeurer au-dessus du débat, pour ne pas dire de la mêlée.
Le Nouvel observateur : Quel rôle comptez-vous jouer personnellement ?
Édouard Balladur : Contribuer, à ma place, à la réflexion sur les problèmes les plus importants : l’emploi, l’avenir de l’Europe, la solidarité sociale, la mise en œuvre des réformes indispensables.
Le Nouvel observateur : D’où votre dernier livre sur l’exception française (1) …
Édouard Balladur : Il a été perçu ainsi, et je m’en félicite. Comment conserver notre identité, notre personnalité, notre rang, sans nous convaincre pour autant que nous n’avons aucune leçon à tirer de ce que font les autres. Nous n’avons pas raison contre le reste du monde. Remarquez bien que cette réflexion me met en décalage par rapport à certains secteurs de la droite comme de la gauche : les droits acquis, chers à M. Mitterrand, c’est l’exception française, le conservatisme au sens littéral, tout comme, dans l’autre camp, l’hostilité à l’Europe.
Le Nouvel observateur : La mise à l’écart des éléphants du PS a facilité la rénovation de la gauche. Les mammouths de la droite ne devraient-ils pas s’effacer eux aussi ?
Édouard Balladur : Un certain nombre au RPR et à l’UDF peuvent le penser. Regardez donc les films aujourd’hui, les mammouths sont à la mode. Cela étant, je ne me sens pas concerné ; je suis entré dans la vie publique il y a dix ans seulement.
(1) Caractère de la France : Pion