Texte intégral
France Inter – mardi 20 avril 1999
Jean-Luc Hess : Merci à François Bayrou qui a bien voulu partager, ce matin, son petit-déjeuner avec la rédaction et les auditeurs de France Inter. François Bayrou se retrouve au centre de l'actualité politique française, après la démission de Philippe Séguin de la présidence du RPR. Y aura-t-il donc liste séparée pour les européennes ? Y aura-t-il fusion à droite, malgré les conditions posées par François Bayrou ? Nous évoquerons tous les sujets sans oublier, bien sûr, la tragédie du Kosovo.
Un commentaire sur votre portrait par Philippe Meyer ?
François Bayrou : C'est une vision un peu souriante d'une réalité qui est assez simple. La crise de l'opposition vient de ce qu'on n'a pas parlé du fond. On a refusé de parler des idées, on s'est embarqués dans des problèmes d'appareils et de personnes. Et pour ma part, je ferai tout ce que je pourrais pour que la rénovation de l'opposition se fasse sur les idées et sur le fond. Voilà, c'est très simple. Parce que les problèmes de rapport de forces, de compétition électorale interne, ont, à mon avis, conduit l'opposition à une situation de crise profonde. À ne prendre en compte que les aspects électoraux des choses, on a fini par rencontrer des contradictions impossibles à surmonter. Et le souhait qui est le mien, c'est que, désormais, ce soit sur une démarche claire, transparente, où tout le monde comprendra qu'on puisse se rencontrer.
Jean-Luc Hess : Est-ce si confortable que ça « d'avoir la main », comme on dit au poker ? Je sais qu'on ne parle pas d'un jeu de cartes, on parle des élections européennes et de ce qui se passe en Europe en ce moment, ce n'est pas très, très gai. Mais, est-ce si confortable que ça, de se dire : je peux, finalement, faire capoter complètement l'opposition, le centre, la droite libérale, enfin, en tout cas la droite, à un moment justement où cette droite se cherche et où la gauche regarde avec beaucoup d'intérêt ?
François Bayrou : Si les questions sont des questions personnelles et de partis, ça n'a aucun intérêt.
Jean-Luc Hess : Vous avez la dent dure en parlant de ce qui se passe.
François Bayrou : Oui, ça n'a aucun intérêt parce que ça nous a menés où nous sommes ! Enfin, qui ne voit que la situation d'aujourd'hui est une situation insupportable pour tous ceux qui, en France, voudraient croire à l'opposition ? Qui ne le voit ? Qui ne mesure que les méthodes qu'on a adoptées jusqu'à maintenant nous ont conduit à cette situation de cacophonie marécageuse dans laquelle nous sommes ? Est-ce qu'on peut en sortir ?
Stéphane Paoli : Voyons si, dans l'espace de l'Europe on trouve une solution possible, une réponse possible. L'Europe, c'est le Kosovo aujourd'hui. Donc on mesure la gravité de la question. Avez-vous, puisque vous parliez de vision à l'instant, une vision compatible de l'Europe avec celles du RPR et de Démocratie libérale aujourd'hui ? Y a-t-il un point possible de jonction entre vous et eux ?
François Bayrou : C'est une question laquelle ils vont devoir répondre, eux. Ils ont des réunions de leurs instances, et pour ma part, c'est la réponse que j'attends. Ça n'est pas une affaire de personnes. C'est la famille politique à laquelle j'appartiens qui a formulé sa vision. Je vais essayer de la reprendre devant vous. Il y a un mois, cinquante jours, la question de l'Europe n'était dans aucun esprit. Les Français avaient le sentiment que, grosso modo, l'Europe était faite et que tout allait bien. Ils avaient participé, d'abord avec des doutes ensuite avec un esprit positif, à la mise en place de l'euro ou à la construction – au moins théorique, puisqu'il n'est pas dans leur poche – de l'euro. Et lorsque nous leur disions : « Attention, l'Europe n'est pas faite ! » Ils nous regardaient avec des yeux écarquillés. Et puis est arrivée, il y a vingt-sept jours, la décision de l'OTAN, de frapper la Serbie. Et tout d'un coup, tous les Français, même les moins avertis de ces choses, se sont rendus compte que l'Europe n'existait pas. Je veux dire que, même si les gouvernements européens essayaient de se mettre d'accord le plus possible, en réalité, une volonté européenne, une capacité européenne qui soit prise en compte et qui pèse dans le conflit, cela n'existait pas. Le conflit, l'OTAN, c'était l'Amérique, toute puissante, et l'Europe divisée, divisée et faible, faible par cette division. Et ils ont, tout d'un coup, avec stupéfaction pour beaucoup de Français, mesuré que, probablement, la manière de faire américaine ne ressemblait pas exactement à ce qu'une Europe puissante aurait fait ; que la possibilité d'accueillir et d'aider ces naufragés que sont les réfugiés, ça n'avait pas été préparé, anticipé ; que les moyens n'existaient pas et que, au bout du compte, tout ce qu'ils imaginaient de la puissance du continent et de l'Union à laquelle ils appartiennent, était en réalité pour l'instant, une absence.
Stéphane Paoli : Ça, c'est le constat entre l'Europe fédérale que vous préconisez et puis cette Europe des nations, voire cette Europe souverainiste que défendent les gaullistes. Est-ce qu'il y a une passerelle possible ? Est-ce que, compte tenu de ce que vous venez de dire, on est confrontés, en Europe, à une guerre et au risque de développement de cette guerre ? Y a-t-il entre vous et eux, encore une fois, un projet, une cohésion possibles ?
François Bayrou : C'est à eux de répondre à la question. Je vais essayer, tout au long de cette émission, de dire ce qu'est notre vision. J'entends parler de « liste unique », de « liste commune », « d'union de concurrence », etc. Il n'y a qu'une seule réponse : si sur l'Europe, qui est la question essentielle de notre avenir, nous sommes d'accord, et le RPR va le dire, alors nous ferons une liste ensemble. Si nous n'avons pas la même vision de l'avenir, nous aurons ces deux visions qui seront proposées aux Français.
Pierre Le Marc : Nicolas Sarkozy propose, comme base de contrat d'une liste, la politique européenne de Jacques Chirac. En quoi est-elle insuffisante ? Est-ce que votre objectif, c'est de faire accepter la ligne, la logique fédérale au parti du président et finalement au président ?
François Bayrou : On s'expliquera sur ce mot de « logique fédérale ». Moi, je soutiens la politique du président de la République, parce qu'il est en charge des affaires de la France.
Pierre Le Marc : En quoi est-elle insuffisante ?
François Bayrou : Je défends une vision. Le président de la République a probablement la sienne propre. Encore une fois, lui est en charge de ce qui se passe aujourd'hui, que je défends avec assiduité. Les mots qu'il utilise pour parler de l'Europe, sont des mots positifs. Est-ce que le parti qui le soutient, a la même vision que la nôtre de l'avenir ? C'est ça la question.
Pierre Le Marc : Mais lui n'a pas une vision fédéraliste, une vision fédérale de la construction de l'Europe ?
François Bayrou : Sur quoi vous appuyez-vous ?
Pierre Le Marc : Sur son intervention, sa communication au Parlement.
François Bayrou : Écoutez, qu'est-ce que ça veut dire « fédérale » ?
Pierre Le Marc : C'est à vous de le dire.
François Bayrou : L'Europe, dans mon esprit, est une fédération d'États. Pourquoi ? Ça n'est pas un État fédéral comme les États-Unis d'Amérique, mais ce n'est pas non plus une union d'États, indépendants, séparés les uns des autres et qui décident, chacun pour leur compte. L'Europe est une fédération d'États. C'est-à-dire que leur destin est commun et les décisions qu'ils vont prendre, ils doivent les prendre ensemble. Ils ont une monnaie commune. Ils ont une politique commune puisque la Commission est là pour réunir et exprimer l'intérêt général. Ils ont enfin, troisièmement, une vie politique commune. Cela, c'est une fédération dans laquelle les États gardent leur force et leur puissance.
Jean-Luc Hess : Tout de même, vous avez dit : « Les Français en ont marre d'être pris pour des billes ! », dimanche soir, à la télévision. Qui prend les Français pour des billes ? Ça s'adressait à qui le message exactement ?
François Bayrou : Écoutez, deux années pendant lesquelles on a vu se multiplier les réunions, qui étaient prétendument des réunions d'accord, d'alliance, et puis, au-dessous de ça, des manoeuvres et des pièges. Voilà ! Je ne dis pas autre chose.
Jean-Luc Hess : Le paysage a tellement changé ?
François Bayrou : C'est-à-dire que les Français, chaque fois que les dirigeants de l'opposition se réunissaient, avaient le sentiment que cette union était une union de façade. Je souhaite qu'on sorte de l'union de façade pour entrer dans, comment dirais-je, la vérité.
Jean-Luc Hess : La vérité plaît toujours aux Français en général.
François Bayrou : Non, mais mettez-vous à la place des gens qui croient...
Jean-Luc Hess : Mais je suis à la place des gens. Enfin, je suis à la place des Français quoi.
François Bayrou : Ça, c'est votre responsabilité. Ils ont le sentiment d'une opposition en miettes. Je souhaite reconstruire cette opposition. Et je souhaite la reconstruire à partir d'une vision de l'avenir qui fera que, eh bien, on saura clairement ce que veulent les uns et ce que veulent les autres.
Jean-Luc Hess : Nous avons évoqué le climat au sein de l'opposition à deux mois des européennes. Permettez-moi d'insister lourdement mais l'union est-elle possible et souhaitable entre vous, le RPR, et Alain Madelin ? Parce qu'après tout, qu'est-ce qu'il se passera en cas de liste unique ? Cela ferait peut-être les affaires de Charles Pasqua, de Monsieur de Villiers ?
François Bayrou : Je crois que vous avez raison et que le risque existe vraiment qu'une liste unique qui apparaîtrait comme peu cohérente perde des voix aux deux bouts. Et ce serait, à ce moment-là, pour l'opposition un très grave échec.
Jean-Luc Hess : Il va y avoir un bureau politique, ce matin, de l'UDF : c'est le genre de questions qu'on se pose ?
François Bayrou : C'est le genre de questions qu'on se pose et qu'on débat. Mais encore une fois, il y a deux questions. Première question : quelle est – et c'est la question centrale – la vision que nous avons de l'avenir de l'Europe ? Est-ce que cette vision est reconnue comme juste, fédératrice par le RPR et Démocratie libérale ? Deuxième question : est-ce qu'on est capable de rénover l'opposition ou pas ? Ou bien est-ce que l'opposition va aller de crise en crise, de démission en démission jusqu'à je ne sais quel échec inscrit à son horizon ? Pardon de le dire : l'UDF était en campagne électorale ; elle a un programme concret et cohérent. Elle le défend – et cela fait deux mois et demi que cela dure –, il y a une crise sur la liste RPR. Voilà, donc je souhaite que nos amis et alliés veuillent bien dire, oui ou non, clairement sur quelle ligne européenne ils sont. S'ils sont sur la même ligne européenne que la nôtre, eh bien...
Jean-Luc Hess : Il paraît que cela peut se faire sur un coin de table en trois minutes. C'est ce que disait Alain Madelin...
François Bayrou : Écoutez franchement, c'est une déclaration méprisante. Je veux dire que si on croit qu'une question aussi importante que celle-là, c'est en fait une magouille de plus qu'on fait sur un coin de table en quelques minutes, à ce moment-là, on donne de la politique l'idée la plus négative et la plus méprisante et méprisable...
Stéphane Paoli : Cela engage votre vision plus seulement de l'Europe, mais de la politique. On vient d'entendre dans le journal de 8 heures Nicolas Sarkozy dire : « au fond, aucun d'entre nous ne peut réussir seul ».
François Bayrou : C'est vrai.
Stéphane Paoli : Du coup, on se demande si vous êtes ou non condamné à l'union. Mais si vous n'étiez pas d'accord sur cette question de l'essentiel de la vision de l'Europe, est-ce que vous feriez, vous, François Bayrou, le choix du splendide isolement ?
François Bayrou : Si nous ne sommes pas d'accord sur la vision de l'Europe, il faut que chacun défende sa vision. Les électeurs ont bien le droit de choisir, d'être placés devant les problèmes comme ils se posent, d'être placés devant les projets de chacun et de dire : « voilà ! Nous Français, nous citoyens français, voilà notre choix européen », pour que les dirigeants en tiennent compte. Comme vous le savez c'est une élection où on ne perd pas de voix ; aucune voix n'est perdue : chaque fois que vous faites 1 % – pour simplifier –, vous faites un siège. Donc, il n'y a aucun risque de voir les voix qui se perdent Donc la question, c'est bien de savoir quelle est notre vision de l'Europe.
Stéphane Paoli : Est-ce que vous n'avez pas tout à l'heure entrouvert la porte parce que cela m'a frappé que vous disiez de la fédération des États. Une fédération des États, ce n'est pas si loin que cela, au fond, quand on y réfléchit un peu, de l'Europe des nations ?
François Bayrou : C'est difficile à expliquer.
Stéphane Paoli : C'est subtil !
François Bayrou : Je vais essayer de le faire de manière simple. L'Europe des nations, c'est l'idée que l'Europe n'est qu'une entente entre les États-nations qui se gouvernent eux-mêmes, quitte, à passer des accords, les uns avec les autres. C'est la vision de Charles Pasqua, par exemple, ou de Chevènement. C'est leur vision. C'est-à-dire que l'État est le décideur suprême et puis il décide de s'entendre avec ses voisins quand bon lui semble. On reste dans le cadre national. Notre vision est au contraire différente. Pourquoi ? Parce que nous considérons que le cadre national est désormais insuffisant ; parce que nous considérons que, dans le monde dans lequel nous sommes, qui est un monde de super puissance politique et financière – peut-être qu'on reviendra sur ce sujet –, dans le monde où les décisions se prennent ailleurs, aux États-Unis ou sur les marchés, il est indispensable de construire un ensemble politique intégré qui décide de son destin en commun et défend son avenir ensemble. Je prends un exemple : au lieu de construire des défenses nationales, tenons compte de la puissance américaine et des dangers du monde dans lequel nous sommes en construisant une défense européenne. Une défense européenne, c'est une défense intégrée, c'est-à-dire dans laquelle les décisions d'armement ne sont plus les décisions nationales, mais les décisions européennes.
Jean-Luc Hess : Dans ce sens-là, est-ce que la crise du Kosovo...
François Bayrou : Vous me permettez d'aller jusqu'au bout. Une puissance intégrée dans laquelle les décisions sont prises, non plus seulement en considération des éléments nationaux, mais en considération des éléments européens. Et naturellement, dès l'instant que l'on a cette vision de l'avenir, cette vision intégrée, il y a une deuxième question qui se pose, qui est de savoir qu'elle est la légitimité de celui qui décide. Qui décide ? Et quelle est la légitimité de celui qui décide ? Et notre réponse à nous, c'est que l'autorité qui décide – j'appelle cela pour imager, président de l'Union, mais il faudra bien un visage pour cette union –, cette autorité qui décide tire sa légitimité du peuple, des peuples européens.
Jean-Luc Hess : Vous avez un candidat Monsieur Bayrou ?
François Bayrou : Un candidat pour quoi ?
Jean-Luc Hess : Pour présider l'Union européenne.
François Bayrou : Pour l'instant, je trouve que l'homme qui a été choisi est un choix absolument remarquable. Je trouve et je pense que Romano Prodi est l'homme qu'il fallait l'Europe aujourd'hui, et j'ai confiance en lui. Non pas seulement parce que c'est un de mes amis, mais parce que je vois que l'Europe avait besoin d'une volonté et d'une conscience. Il est la fois volonté et conscience.
Pierre Le Marc : Est-ce que vous estimez qu'avec la dissidence de Charles Pasqua et de Philippe Séguin, le mouvement gaulliste est entré dans une crise profonde. La page du gaullisme est tournée et cela change le rapport de force au sein de l'opposition, notamment sur l'Europe ?
François Bayrou : Franchement, si devant des problèmes comme cela, je retombe dans cette ornière de politique intérieure, il me semble qu'on ne traite pas du sujet. Le RPR est un mouvement dont la vision se fonde sur l'État-nation. Et c'est tout à fait légitime et digne. Sur ce point, je suis vraiment, nous sommes, dans la tradition qui est la mienne, vraiment différents de lui. Je ne trouve pas cette différence honteuse, condamnable. Il me semble, au contraire, que tout est mieux quand chacun défend ses thèses sur d'autres sujets. Par exemple, sur le social : le RPR traditionnellement est plus proche de la vision qui est la nôtre. Il y a deux grands problèmes devant nous, deux questions pour l'avenir de la France. Je vais essayer de formuler clairement chacune des deux. Première question : est-ce qu'on se satisfait d'un monde dans lequel il y a une super puissance et une seule ? Ou est-ce qu'on cherche un monde équilibré entre puissance américaine et puissance européenne ? Première question. Mais si cela est puissance européenne, il y a tout à faire, sauf l'euro qui est fait. C'est formidable et je défendrai cette idée si on y revient. Mais tout est à faire en matière d'union politique de l'Europe. Il ne suffit pas de se contenter de ce qu'on a. Il y a une deuxième question pour l'avenir de la France : c'est de savoir quelle société nous souhaitons. Il y a trois réponses possibles. Socialiste : une société qui ne régule que par le sommet, je veux dire qui ne se régule, enfin qui n'est dirigée, que par un État centralisé, réglementant – réglementaire, les 35 heures – pour tout le monde, le même jour quelle que soit la pénibilité du métier que vous faites. Je crois que sur ce point cette réponse montrera ses limites. Elle est fausse. Il y a une deuxième vision qui est celle des ultralibéraux, qui est la vision d'un monde – ils sont de bonne foi – construit par les marchés où les décisions sont des financières d'abord. Et ce que nous venons de vivre dans les Pyrénées avec Elf-Aquitaine – une qui gagne beaucoup d'argent et qui annonce en même temps des licenciements nombreux –, c'est une image de cela. Les citoyens français, chaque fois qu'ils ouvrent leur journal et qu'ils voient des nouvelles de cet ordre, au fond d'eux-mêmes leur vient une angoisse qui est qu'ils ne peuvent plus, eux, citoyens, gouverner le monde comme il se fait. La démocratie n'est plus qu'un mot puisque c'est les marchés qui commandent. Eh bien, je récuse une vision et je récuse l'autre.
Jean-Luc Hess : Et alors la troisième ?
François Bayrou : Donc la vision, ce que beaucoup de femmes et d'hommes en Europe, et depuis un siècle, appellent une vision de troisième voie, c'est la vision qui permet à la fois de prendre le monde comme il est, d'accepter les compétitions qui sont les siennes et de choisir dans ce monde comme il l'est de construire une société qui ressemble à notre idéal ou à notre projet. C'est-à-dire qu'il y a une condition majeure pour faire cela, c'est de trouver une voie politique qui parle aussi fort que les marchés, qui soit capable d'être entendue des marchés. Et je n'en vois pas d'autres que l'Europe. Donc système de solidarité dans lequel nous devons vivre : l'idée qu'une société doit être fondée sur le travail parce que le travail est la principale condition de l'intégration. Multiplication du travail et récompenses du travail. Cette société-là ne se construira pas si on laisse faire. Elle se construira par la volonté et un ensemble politique assez puissant pour la faire entendre.
Jean-Luc Hess : Une question très cynique de ma part : est-ce qu'il y a un effet bénéfique du Kosovo pour l'avenir de l'Europe tel que vous l'envisagez ?
François Bayrou : Oh ! « Bénéfique » est un mot...
Jean-Luc Hess : Horrible.
François Bayrou : Impossible à accepter ici. C'est un drame et c'est un drame dont beaucoup d'entre nous mesurons les risques. Mais le Kosovo, l'affaire du Kosovo a un mérite : une prise de conscience, c'est que désormais nul ne peut plus prétendre que tout va bien, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Jean-Luc Hess : Est-ce que vous êtes à l'aise avec la stratégie déployée depuis vingt-sept jours maintenant par l'OTAN, tant est qu'on puisse être à l'aise avec des bombes, des avions et des civils en-dessous ?
François Bayrou : Beaucoup d'entre nous avons à l'esprit que si l'Europe avait existé, les choses se seraient passées sans doute de manière différente. Si l'Europe avait existé, les choses se seraient passées plus tôt ; on n'aurait pas attendu le pourrissement de la situation dans laquelle on était. Si l'Europe avait existé, elle aurait un projet pour cette zone, elle aurait pu organiser la pression. Et si l'Europe avait existé, sans doute aurait-on tenu compte davantage de l'histoire et des risques. Donc, de ce point de vue-là, pour moi, c'est une situation que je soutiens : nous sommes dans un moment où la solidarité nationale est indispensable, mais nous avons en même temps le regret que la construction de l'Union européenne n'ait pas été faite à temps pour éviter ce genre de drame.
Stéphane Paoli : Je vous ai vu réagir, tout à l'heure, en entendant un expert militaire, dans le journal, dire : « On bombarde maintenant ; on reconstruira après ». Est-ce que cela n'est pas la démonstration évidente de l'échec de la politique ?
François Bayrou : Ce sont des maladresses de langage. Je crois qu'il faut faire très attention à ce qu'on dit, à la manière dont on le dit. Il n'y a pas de guerre qui ne soit cruelle. Il n'y a pas de guerre à zéro mort, comme on l'a vu. Il n'y a pas de guerre sans bavure et, pour ma part, non, je ne reprendrai pas un langage comme celui-là.
Jean-Luc Hess : Nos auditeurs veulent vraiment vous faire changer de famille politique.
François Bayrou : Oh, c'est très simple : le projet qui est celui de la gauche n'est pas le mien. Je suis dans l'opposition avec la certitude que la gauche se trompe sur ses options. Je prends les 35 heures. Je suis sûr que c'est une erreur, parce que l'idée qu'on réglemente tout depuis le sommet, avec des lois qui s'appliquent comme des couperets à toutes les entreprises et à tous les travailleurs, quelles que soient la taille de l'entreprise et la pénibilité du travail, par exemple, quelle que soit la situation de concurrence dans laquelle on est placé, je suis persuadé – pardonnez-moi de le dire de manière aussi brutale – que cela fera non pas de l'emploi, mais du chômage. Ma conviction profonde, c'est que la société ne peut se changer qu'à partir du moment où on a la puissance de se faire respecter dans le reste du monde et par les forces économiques, financières qui la font. Je suis persuadé que de ce point de vue-là, la gauche se trompe. Je suis persuadé que la gauche se trompe en n'essayant pas d'imaginer une nouvelle étape qui donnerait du pouvoir à la base, au terrain, aux régions. En croyant tout régir du sommet, d'une certaine manière à mon avis, elle manque forcément son but. Et voilà pourquoi non seulement je ne suis pas de gauche, mais il me semble que c'est un changement politique profond qui est nécessaire pour que ces buts soient atteints.
Europe 1 – mercredi 21 avril 1999
Europe 1 : L'UDF aura donc sa propre liste et vous la conduirez. Cette fois, c'est fait ?
François Bayrou : Les Français méritent un débat européen... Est-ce que cette idée est acceptée par tous ? Je ne sais pas si vous vous rendez compte du moment qu'on est en train de vivre. Parce que, les histoires politiques sont une chose, le drame du Kosovo en est une autre.
Europe 1 : Vous voulez dire que la guerre au Kosovo a eu un effet sur votre décision ?
François Bayrou : Oui. Tous les Français voient aujourd'hui que la manière dont l'affaire du Kosovo s'est trouvée engagée, conduite, souffre terriblement du manque d'une Europe qui existerait vraiment. Sans doute, si l'Europe avait existé, le drame du Kosovo ne se serait pas déroulé de la même manière. Donc, cela pose crûment le problème du besoin d'Europe de la France. Et, il nous semble qu'il faut que, devant ce besoin d'Europe, les hommes politiques aient le courage de présenter clairement, franchement aux Français ce qu'est leur vision de l'avenir de l'Europe. C'est un débat.
Europe 1 : C'est-à-dire qu'une liste d'union n'aurait pas été assez claire pour la défense de l'Europe ?
François Bayrou : Sauf si elle avait des positions européennes extrêmement fortes.
Europe 1 : Ce qui n'est pas le cas ?
François Bayrou : Ce qui est difficilement le cas. On l'a compris dans les interventions des uns et des autres. Une liste d'union aurait ramené tous les problèmes sur la politique intérieure. Or, les élections européennes ne sont pas d'abord une élection des politiques intérieures. Les élections européennes sont faites pour qu'enfin les Français puissent se faire une idée et se prononcer sur l'Europe comme ils la veulent, comme ils la souhaitent. Et pour nous, l'Europe d'aujourd'hui, ça ne doit pas être l'Europe de demain. Il faut ouvrir une nouvelle étape de la construction européenne et c'est de cela dont nous voulons parler clairement et simplement avec les Français.
Europe 1 : Ça, c'est l'environnement, le poids de la guerre, etc. Vous n'avez prévu aucun rendez-vous avec le RPR ? C'est trop tard ?
François Bayrou : Encore une fois, se rencontrer...
Europe 1 : Mais répondons clairement.
François Bayrou : Nous avons, comme vous le savez, un conseil national, dimanche, qui arrêtera la position qui est la nôtre. Donc, c'est dimanche que les délibérations se feront.
Europe 1 : Sur la base de ce qui a été décidé hier par votre bureau politique de l'UDF ?
François Bayrou : Ce que proposera le bureau politique au conseil national, c'est de défendre un projet européen fort. Que tous ceux qui se reconnaissent dans ce projet européen souhaitent le défendre avec nous et ce sera très bien.
Europe 1 : Jusqu'à présent, pardon, vous ne me répondez pas. Vous pensez qu'ils vont se rallier à votre projet européen ?
François Bayrou : Apparemment, ça ne va pas dans ce sens.
Europe 1 : C'est-à-dire qu'il faut deux projets pour défendre et débattre de l'Europe ?
François Bayrou : Oui, il y en aura trois, avec celui de Charles Pasqua.
Europe 1 : Maintenant c'est clair. Mais vous n'avez pas peur de passer pour des diviseurs ?
François Bayrou : Division, c'est quand on se dispute. Division, c'est quand on s'accuse. Ça n'est pas quand on débat. Il y a la gauche, comme on dit « plurielle », un débat entre trois lignes politiques qui sont ensemble au gouvernement et ensemble dans la majorité. Ce dont l'opposition souffre terriblement, on l'a vu avec le départ de Philippe Séguin – à la vérité, c'est ça qu'on a vu –, c'est l'incapacité à défendre des lignes claires et à débattre entre nous. Moi, je n'ai pas de contentieux et je n'ai pas de dispute avec d'autres familles de l'opposition. Je n'ai pas de contentieux et je n'ai pas de dispute avec Charles Pasqua. Il a une ligne complètement différente de la mienne. Et je n'ai aucune intention d'avoir de contentieux et de dispute avec le RPR qui défendra sa propre ligne.
Europe 1 : Comme vous aimez être clair et de plus en plus maintenant, clair et ferme, vous disiez que l'UDF ne pouvait pas accepter Philippe Séguin, comme tête de liste. Il s'en va, l'obstacle est levé, vous refusez. Que s'est-il passé depuis deux mois ?
François Bayrou : Il s'est passé, depuis deux mois, la guerre du Kosovo. Il s'est passé, depuis deux mois, un changement, me semble-t-il, majeur de l'opinion publique française avec une inquiétude sur l'Europe. Et il s'est passé, depuis deux mois, le fait que nous sommes en campagne électorale, que nous avons bâti un projet et que, celui-ci, nous sentons qu'un nombre croissant de Français y adhère en disant : « Tiens ! Dans l'opposition, il y a enfin des gens qui disent quelque chose de clair sur l'Europe et avec un style, peut-être, qu'on n'était pas habitué à entendre. »
Europe 1 : Donc, on n'arrête pas la machine qui roule. L'UDF n'a fait hier aucune allusion à Jacques Chirac, comment ça se fait ?
François Bayrou : Le soutien au président de la République, c'est un soutien de tous les jours. Le président de la République a en charge des problèmes qui sont très lourds. Et d'ailleurs, il me semble qu'on ne doit pas le ramener dans le débat politicien.
Europe 1 : Est-ce que je peux vous faire remarquer qu'en juillet 1998, vous affirmiez, je vous cite : « les choix européens du président de la République sont justes. Tous ceux qui le soutiennent doivent se retrouver sur la même liste. » Et hier, dans une radio, vous disiez : « je défends une vision de l'Europe ; le président de la République a probablement la sienne. » Donc aujourd'hui, il y en a deux : Bayrou-Chirac.
François Bayrou : Non. On confond deux plans : 1. le soutien au président : le président de la République mène la politique de la France. Pardonnez-moi de le dire, le Premier ministre aussi soutient l'action du président, ce n'est pas pour autant...
Europe 1 : Est-ce qu'ils le font bien ensemble dans la guerre du Kosovo ?
François Bayrou : Oui, vraiment, je le crois et c'est bien.
Europe 1 : Est-ce qu'ils ne cèdent pas comme les autres Européens, aux Américains ?
François Bayrou : Voulez-vous me laisser finir mon idée ? Le président de la République est en charge de l'action de la France. Nous le soutenons comme une grande partie du pays, de gauche et de droite. Ce n'est pas pour autant, parce que le Premier ministre soutient le président de la République, qu'ils vont se retrouver sur la même ligne. Ils ont une vision de l'avenir. Nous, nous avons une vision de la nouvelle étape qu'il faut pour l'Europe. Nous avons l'intention de défendre cette vision. Les Français, devant l'Europe, sont depuis des années dans une situation où ils ne peuvent ni réfléchir, ni s'exprimer.
Europe 1 : D'accord, on l'a dit. En quoi le projet européen de François Bayrou est-il différent de celui du RPR ? Donnez-moi deux, trois exemples.
François Bayrou : Je vous donne une vision très simple. Nous pensons qu'il faut ouvrir une nouvelle étape de la construction de l'Europe. Nous avons lu le projet du RPR : cette nouvelle étape, le moins qu'on en puisse dire, c'est qu'elle n'y est pas. Quelle est cette nouvelle étape ? Nous voulons que l'Europe se dote d'une défense européenne, d'une politique étrangère européenne, le tout sous l'autorité d'une union politique de l'Europe, c'est-à-dire, sous l'autorité d'un président qui soit un élu.
Europe 1 : Un élu de quoi ? Le président de la République de l'Europe ?
François Bayrou : Non, vous allez trop vite.
Europe 1 : C'est un de vos collaborateurs qui l'a dit.
François Bayrou : Le président de l'Union européenne. Nous proposons dans un premier temps qu'il soit l'élu du Parlement européen et des parlements nationaux. C'est-à-dire qu'au lieu de dépendre des gouvernements, d'être nommé dans des décisions de couloirs dont les citoyens ne seraient pas responsables, nous voulons que le futur responsable de l'Europe, soit élu par des élus du peuple.
Europe 1 : Vous avez dit : il y a un projet UDF-Bayrou pour l'Europe. Y a-t-il aussi un projet Bayrou-UDF pour la France ?
François Bayrou : La construction de l'Europe entraînera nécessairement des changements en France. Et le changement le plus important qui devra se produire pour la France, c'est un transfert du pouvoir de l'État vers le terrain.
Europe 1 : Le bureau politique du RPR se réunit à 14 h 30. Que lui dites-vous ?
François Bayrou : Je lui dis : nous formons ensemble une opposition qui sera une majorité de demain.
Europe 1 : Côte à côte ?
François Bayrou : Ensemble ! C'est-à-dire chacun son projet, chacun sa vision, pour autant, on est obligés ni de se disputer, ni de se battre, ni d'échanger des injures ou des mises en cause. On peut imaginer et construire la droite plurielle dont la France a besoin, l'opposition plurielle dont la France a besoin, celle qui permet le débat et l'entente.
Europe 1 : Ce soir, il y aura une liste Sarkozy-Madelin. Elle suivra son chemin. Vous lui dites : « bonne chance » ?
François Bayrou : Non, on se dit qu'on va avoir un débat et que ce débat est bon pour la France, et qu'ensemble nous soutenons l'action du président de la République, et qu'ensemble nous construisons l'avenir de la France. Les Français vont pouvoir, de cette manière, enfin être intéressés au fond et pas seulement aux querelles de personnes et pas seulement aux compétions de partis.
Europe 1 : Impeccable, bravo ! Mais à quoi l'opposition va-t-elle ou doit-elle ressembler à partir du 14 juin ?
François Bayrou : Je vous l'ai dit : cette opposition doit être plurielle. C'est-à-dire qu'elle doit admettre, en son sein, un débat et une entente. Elle doit enfin faire en sorte que les différences de pensée ne soient pas des divisions. Regardez à gauche : ils ont des débats et des différences autrement plus importantes que les nôtres. On dit : ils sont pluriels. À droite, chaque fois qu'il y a une nuance, ça veut dire division et opposition. Nous avons à apprendre à être différents, mais ensemble.
Europe 1 : La logique de vos actes d'aujourd'hui, c'est que l'UDF ait vocation à défendre ses couleurs et ses idées dans toutes les élections à venir ?
François Bayrou : Non, vous confondez les plans. Là, nous avons une élection sur l'Europe à la proportionnelle. La proportionnelle, c'est, je vous le rappelle : aucune voix n'est perdue. Chaque point fait un siège. Et donc, ça permet de regrouper les forces, une fois qu'elles se sont exprimées, parce que chacune aura pu défendre ses couleurs et ses idées.
Europe 1 : Édouard Balladur, ancien Premier ministre, disait : « c'est un mauvais coup pour l'opposition et pour la France qu'il y ait deux listes. »
François Bayrou : C'est un mauvais coup, quoi ?
Europe 1 : Qu'il y ait deux listes.
François Bayrou : Nous sommes en campagne depuis trois mois...
Europe 1 : Ce n'est pas un mauvais coup pour l'opposition et pour la France ?
François Bayrou : Non, c'est un bon coup. C'est une mutation juste et profonde pour la France que l'opposition accepte enfin qu'il y ait, en son sein, plusieurs familles qui se respectent, qui travaillent ensemble et qui acceptent de dire : « oui, nous avons des différences, mais ces différences, nous les rassemblerons pour construire un projet commun. »
Europe 1 : Vous vous êtes comme libéré des fantômes, des vampires du père Fouettard Qu'est-ce qui vous donne ce mordant ? Et qu'est-ce que vous ressentez à être comme ça, indépendant ?
François Bayrou : Le plus important, c'est qu'on porte un projet et une vision. Le plus important, c'est qu'on soit libre au service d'une définition de l'avenir. Et le plus important, en effet, c'est qu'on cesse d'avoir peur. Il y a des moments en politique – et ça a été trop souvent le cas depuis vingt ans – où la peur est mortelle.
Europe 1 : On ne fait plus peur à Bayrou ?
François Bayrou : Non, mais encore une fois, on a le droit de défendre ses idées.
RTL – lundi 26 avril 1999
RTL : Depuis quelques jours vous apparaissez comme sûr de vous, comme libéré. Quel élément a provoqué ce déclic ?
François Bayrou : C'est que nous défendons nos idées. Il y avait un immense besoin, dans l'opposition, de sincérité. Enfin, lorsque des responsables politiques s'expriment, des mouvements politiques s'expriment, on a le sentiment qu'il y a une cohérence, que ce qu'ils croient, ils le disent et que ce qu'ils proposent, ils essayeront de le faire. Ce que nous avons vécu, ces dernières semaines, est très important. Les Français ont découvert tous que, dans une situation critique, l'absence de l'Europe se faisait cruellement sentir. Ils ont découvert tous que, dans le drame du Kosovo, on avait besoin d'une proposition et d'une présence plus forte de l'Europe et ils ont découvert qu'on avait besoin de construire une défense européenne. Tous ont vu cela et, à partir de cela, leur sentiment, je crois, ou le sentiment d'un grand nombre d'entre eux, c'est que s'il le faut, eh bien, il faut qu'on s'y mette et que donc on commence à faire le pas, on commence à construire la réflexion qui permettra d'ouvrir une nouvelle étape de la construction de l'Europe.
RTL : La démission de Philippe Séguin vous a permis aussi de démontrer que ce n'était pas une querelle de personnes ?
François Bayrou : Ce n'est pas une querelle de personnes. D'abord, il faut prendre ces choses avec sérieux d'un côté et en voyant le côté positif. Ce que Philippe Séguin a fait, montrait, à mon avis, que l'on ne peut pas longtemps défendre des idées qui sont le contraire de ce que l'on pense. C'est cette contradiction entre ce qu'il pensait et ce qu'il défendait dans laquelle Philippe Séguin s'est trouvé pris. Et donc, nous, nous avons décidé de défendre ce que nous pensions.
RTL : Alors dans « Le Journal du Dimanche », vous avez parlé des hypocrisies passées de la droite. Mais vous avez participé à ces hypocrisies !
François Bayrou : Très peu, et je n'ai pas du tout le sentiment de n'avoir jamais dit le contraire de ce que je croyais. Simplement, nous avons découvert, avec le temps, que chaque fois qu'on racontait aux Français qu'on s'était mis d'accord, que cela y était, qu'on était vraiment sur la même ligne et qu'on faisait des photos avec de grands sourires pour le montrer, quinze jours, trois semaines, deux mois après, on découvrait que cette union n'avait été qu'une union d'un instant ou l'union de façade. Moi, ce qui m'intéresse, c'est que les Français comparent les projets et les équipes et s'ils les comparent vraiment, s'il y a un véritable débat sur le fond, à ce moment-là, il y aura une entente. Regardez, j'ai, avec Pasqua, des différences très importantes. Cela ne nous empêche pas...
RTL : Il dit du bien de vous. Vous dites du bien de lui !
François Bayrou : Parce qu'il est cohérent. Bien sûr, ce n'est pas le même projet et la même vision de l'Europe, mais au moins on sait ce qu'on achète, on sait quel est le choix. D'un côté, il y a quelqu'un qui veut faire l'Europe des nations ; de l'autre, il y a quelqu'un qui veut faire une nouvelle étape de la construction de l'Europe. Alors, c'est l'Europe communautaire. D'un côté, il y a celui qui pense que ce qu'il faut mettre en avant d'abord, c'est la réalité nationale et celui qui pense que, dans le siècle où nous allons, c'est l'Europe qui résoudra les problèmes et donc on sait où on en est.
RTL : Face à cela, il y a ceux qui vous diront : attendez ! Là, vous n'êtes pas en train d'essayer de démontrer que le RPR et Démocratie libérale ne savent pas à grand-chose parce que vous les coincez sous le feu croisé de vos arguments : les vôtres et ceux de Charles Pasqua ?
François Bayrou : C'est leurs affaires. Vous m'avez entendu : je n'ai aucune intention de participer à aucune polémique que ce soit. Que chacun se présente, que chacun montre ce qu'il est, et je suis sûr que les Français y gagneront. Ils attendent depuis si longtemps, non pas qu'on fasse semblant, mais que nous défendions nos projets, qu'ils s'expriment sur ces projets, c'est-à-dire que eux votent. Ce sont les Français, les citoyens qui, en démocratie, ont le bulletin de vote, ont la clé de l'avenir. Et puis que nous nous entendions. S'entendre quand on a des projets clairement affirmés, ce n'est pas la même chose que se ranger tous derrière une seule bannière et gommer les différences. D'un côté, c'est une uniformité, elle perd du terrain. De l'autre, c'est un pluralisme, il en gagne.
RTL : Vous dites que la droite fait sa mue comme la gauche en 1993. Mais c'est là qu'est apparu Lionel Jospin. À droite, c'est François Bayrou qui apparaît dans la mutation ?
François Bayrou : Ce n'est pas une affaire de personne.
RTL : Attendez, pas d'hypocrisie ! Ou alors il ne vous arrive jamais de penser aux présidentielles ? Jamais ?
François Bayrou : Non !
RTL : Jamais ?
François Bayrou : Ce n'est pas le problème. À gauche, qu'est-ce qui est arrivé ? Les différences entre les partis de la majorité – PCF, PS et Verts – sont plus importantes, plus graves – songez au Kosovo ! – que les différences qu'il y a entre les partis de l'opposition. Or à gauche, on dit qu'ils sont pluriels ; à droite, on dit qu'ils sont divisés. Pourquoi ? Parce qu'on n'a jamais appris à débattre, à être ensemble, j'allais dire cool, tranquille, serein, autour des idées qui sont les nôtres, à montrer clairement ce qu'on veut et chacun à s'assumer. Moi, je ne trouve pas anormal que les Français aient besoin de comparer.
RTL : Pendant cette campagne électorale, il est important pour vous que le président de la République vous reçoive ou ce n'est pas important ?
François Bayrou : Non, je trouve important qu'on ne mêle pas le président de la République à la campagne électorale.
RTL : Il est important qu'il vous reçoive ou pas ?
François Bayrou : J'ai trouvé que peut-être on l'y mêlait trop. Quant à son agenda, c'est lui qui en est maître.
RTL : Et s'il ne vous reçoit plus ?
François Bayrou : C'est le président de la République qui est maître de son agenda.
RTL : Vous vous en enfichez ?
François Bayrou : Le fond, c'est que derrière tout cela, il y a des gens qui essaient de faire des petites manoeuvres. Cela n'a aucune importance. Ce qu'il faut, c'est que les Français entendent que, sur le grand sujet européen, il y ait des gens qui proposent quelque chose.
RTL : Alors sur l'Europe, on dit : « François Bayrou, c'est bien. Il parle beaucoup de l'Europe, mais il ne parle plus de la France ! »
François Bayrou : D'abord, c'est que l'on n'a pas écouté les différentes interventions que j'ai faites. Et vous dites vous-même cela avec le sourire. La seule chance de la France au XXIe siècle, dans ce monde où, vous le voyez, seules les grandes puissances pèsent, la seule chance de la France, c'est d'être protégée dans un ensemble capable de s'exprimer et de parler aussi fort que les plus grands. C'est ce qui protégera la langue française que j'aime de toute mon âme, la culture française que j'aime de toutes mes forces et la puissance ou l'importance de la voix de la France. Si on veut la France isolée, ou si on veut la France à part, ou si on veut, en Europe, le chacun pour soi, alors c'est la puissance américaine qui triomphera.
RTL : Justement après le Sommet de l'OTAN et quand on voit la démonstration de force de l'armada américaine sur le continent européen, il faut vraiment être gonflé d'optimisme pour croire qu'il y aura une défense européenne un jour ?
François Bayrou : Vous avez tout dit. La défense européenne, si on continue à ce rythme, il faudra trois cents ans pour la faire, parce que cela n'avance pas. Ce sont des idées, des mots qu'on prononce, mais cela n'avance pas. Pour faire une défense européenne, il faut être capable de bâtir une force de projection, d'intervention, comme les Américains en ont une, pour régler les problèmes.
RTL : Cela coûte ?
François Bayrou : Oui, cela coûte ; évidemment cela coûte. Mais cela coûte moins si on le fait ensemble que si on le fait chacun pour son compte. Le problème, c'est que pour l'instant on dépense beaucoup d'argent – chaque État européen – et chacun fait son avion, et chacun fait son blindé, et chacun est en concurrence avec l'autre. On dépense des fortunes pour bâtir un appareil de défense qui ne pèse pas à côté de l'armada américaine, comme vous avez dit. Alors est-ce qu'on est capable de dire : écoutez, oui, enfin, nous allons faire le pilier européen de l'Alliance atlantique ; oui, enfin, nous allons une véritable politique européenne de défense avec de véritables moyens européens de défense, une communauté de défense ? Est-ce qu'on est capable de le dire ? Cela ne se fera pas comme cela. Pour l'instant, en effet, rien n'a été fait ou presque rien de ce point de vue. Si nous sommes capables de le faire. Il faut les satellites qui permettent les renseignements et il faut les transports qui permettent une intervention. Il faut surtout répondre à la question quand cela existe : qui commandera ? Si on a une armée, si on a une puissance militaire européenne, qui commandera ? C'est cette question-là qui est la véritable question de la nouvelle étape de la construction européenne qu'il faut mettre en place.